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Aux racines socio-économiques d’une crise politique

IV. LES INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES SELON LE SEXE ET L’ORIGINE ETHNIQUE

Les analyses de ce chapitre nous conduisent enfin aux inégalités économiques entre les Blancs et les Noirs, mais aussi, de façon générale, entre les différentes caté-gories de la population américaine selon des critères de sexe ou d’origine ethnique.

Ce sera le dernier stade de notre analyse des disparités socio-économiques depuis le New Deal, et un stade important. En effet, si l’on ne connaissait rien d’autre sur les trois décennies d’après-guerre, et si l’on ignorait la ségrégation de fait qui prit suite à la déségrégation institutionnelle, la réduction relative des inégalités de revenu et de richesse pourrait donner à voir un âge d’or de paix sociale. Or, c’était une époque de conflits sociaux très violents, conflits qui opposaient non seulement les classes, mais aussi les personnes d’origine ethnique ou de sexe différents. Reagan a beau parler au nom du peuple américain dans son ensemble — « cette race appelée les Améri-cains » —, les rapports de classe, de « race » et de sexe étaient loin d’être harmo-nieux à l’époque, et certaines catégories de la population étaient plus susceptibles de s’unir dans une coalition derrière les politiques de Reagan que d’autres. Quelles étaient donc les inégalités économiques qui sous-tendaient ces conflits ?

1.LE BABY BOOM ET LE FACTEUR GÉNÉRATIONEL

Les États-Unis connurent des transformations démographiques très significatives entre le New Deal et les années 1970. Si le nombre de chômeurs chuta de manière importante pendant la Seconde Guerre mondiale, ce n’était pas seulement parce que la croissance était de retour et que l’économie de guerre créait de nombreux em-plois ; c’était aussi parce que près de quatre millions de personnes avaient quitté la population active en étant mobilisées pour la guerre, une guerre qui coûta la vie à plus de 400 000 Américains et à près de 60 millions d’êtres humains dans le monde.

Une façon bien macabre de réduire le taux de chômage. Au retour des soldats du front, il y eut une saturation momentanée du marché de l’emploi, mais, comme nous l’avons vu, le taux de chômage resta relativement bas pendant plusieurs décennies, et

South, Princeton, Princton University Press, 2006 ; et Lisa McGirr, Suburban Warriors : The Origins of the American New Right, Princeton, Princeton University Press, 2001.

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Figure 3.16 : La population américaine, par statut d’adulte et statut d’activité, 1940-1980 Source : Figure établie par l’auteur à partir de : US Census Bureau « Historical National Population Estimates, 1990 to 1999 », op. cit. ; US Bureau of Labor Statitics, « Employment Status of the Civilian Noninstitutional Population, 1940 to date », op. cit.

la croissance relativement forte. C’est dans ces conditions que, entre 1946 et 1964, les États-Unis connurent une forte augmentation de la natalité (baby boom) (voir Figure 3.16) : les soldats qui rentraient de la guerre souhaitaient fonder une famille, et les conditions économiques restaient favorables à une expansion de la population pendant deux décennies. Or, à mesure que les premiers baby boomers commençaient à atteindre la majorité civile dans les années 1960 et qu’ils entraient sur le marché du travail, ce marché devenait de plus en plus saturé. Ce fut surtout le cas des an-nées 1970 (voir Figure 3.16). Ainsi, la hausse relative du taux de chômage fut aussi liée au phénomène démographique de l’arrivée massive des baby boomers dans la vie active au cours de cette décennie, précisément au moment où la conjoncture se dégradait1.

1. Ces faits semblent appuyer la théorie de Marx sur le rapport entre la croissance économique, la croissance démographique et le chômage en régime capitaliste : « [L’]accroissement des moyens de production implique l’augmentation de la population ouvrière[,] la création d’une population d’ouvriers qui corresponde à ce surplus de capital et même qui, en gros, déborde sans cesse ses be-soins ; il implique donc une surpopulation ouvrière. Un excédent momentané du capital par rapport à la population ouvrière qu’il fait travailler aurait un double effet. D’une part, la hausse de salaire qui s’ensuivrait entraînant un adoucissement des conditions qui déciment, voire anéantissent la progéni-ture des ouvriers et facilitant les mariages, ferait s’accroître peu à peu la population ouvrière [ ;]

d’autre part, l’emploi des méthodes créatrices de plus-value relative (introduction et perfectionnement des machines) créerait bien plus rapidement encore de manière artificielle une surpopulation relative […]. De la nature du procès d’accumulation capitaliste […] il résulte tout naturellement que la masse accrue de moyens de production destinés à être convertis en capital a toujours sous la main une popu-lation ouvrière exploitable dont l’accroissement correspond au sien et même le dépasse. » (K. Marx, Le capital, l. 3, t. I, op. cit., p. 232.)

1940  1945  1950  1955  1960  1965  1970  1975  1980 

Population civile 

Il est essentiel de prendre en compte cette dimension générationnelle dans la me-sure où les baby boomers n’avaient pas du tout grandi dans les mêmes conditions que leurs parents, qui avaient connu la Grande Dépression et la guerre. La société améri-caine d’après-guerre, très réglementée afin de maintenir une stabilité qui était d’autant plus précieuse pour la génération des parents qu’ils avaient fait l’expérience de la précarité et de la détresse, pouvait paraître rigide, aliénante et autoritaire pour des baby boomers de la classe moyenne qui n’avaient connu que la prospérité rela-tive d’après-guerre. Le décalage générationnel devenait assez conflictuel dans les années 1960, comme nous le verrons mieux au chapitre suivant, mais les deux géné-rations pouvaient-elles éventuellement se rejoindre sur les politiques de Reagan en 1980 ? C’était possible à condition de préciser qu’ils ne s’y reconnaîtraient proba-blement pas pour les mêmes raisons : certains membres de la génération qui avait soutenu le New Deal et les démocrates pouvaient migrer vers le camp des républi-cains conservateurs à partir du moment où ils estimaient que les démocrates se ser-vaient désormais de l’intervention fédérale de manière à déstabiliser l’ordre social et moral qui avait fonctionné en leur faveur et qui les avait protégés contre les dangers extérieurs. La génération des baby boomers, en revanche, présentait un cas différent : même si le conservatisme de Reagan pouvait éventuellement en attirer certains, c’était surtout le discours sur la liberté individuelle qui pouvait séduire cette généra-tion qui avait grandi dans l’optimisme de l’après-guerre et avec l’idée que tout était possible, même marcher sur la lune. Si les baby boomers voyaient en l’État fédéral un pouvoir rigide et autoritaire qui freinait l’énergie, la créativité et la liberté d’entreprendre des individus, ils pouvaient se reconnaître dans le slogan : « le pro-blème, c’est l’État ».

2.LES INÉGALITÉS HOMMES FEMMES

Un des phénomènes qui pouvaient être interprétés comme une menace à l’ordre social établi selon les uns ou comme une affirmation de la liberté individuelle selon les autres était la montée du taux de participation des femmes à la population active.

Les femmes avaient été appelées à travailler pendant la Seconde Guerre mondiale afin de combler le manque de main-d’œuvre qui résulta du départ des hommes au front. Au retour des soldats en 1945-1946, en revanche, les hommes furent à nouveau privilégiés pour les postes, et les femmes furent « invitées » à quitter la population

Aux racines socio-économiques d’une crise politique 197 active — et dans certains cas contraintes de le faire — pour devenir femmes au foyer1. En effet, dans la famille modèle d’après-guerre, l’homme menait une vie pro-fessionnelle pour subvenir aux besoins de sa famille, tandis que la femme s’occupait de la maison et des enfants. Cette division des tâches était considérée comme la con-dition d’une vie familiale stable et harmonieuse. Or, s’agissant d’un modèle, c’était aussi une source potentielle d’aliénation dans la mesure où ces rôles étaient imposés par les autres et où ce n’étaient pas des rôles entre égaux, mais entre un homme fi-nancièrement indépendant et pouvant choisir son activité professionnelle, et une femme dépendante de son mari et enfermée dans un rôle domestique. Cela ne signifie pas que tous les hommes et toutes les femmes étaient effectivement aliénés par ces rôles ; certains étaient même heureux de les incarner ; simplement, la défense de ces rôles par les uns limitait le champ des possibles des autres. Betty Friedan décrit le sort des femmes au foyer de l’époque (les suburban housewives) en soulignant les effets pervers de leur rôle subalterne, dans un livre qui fit date, The Feminine Mys-tique, souvent crédité d’avoir lancé le mouvement féministe2. Nous avons là les bases d’un conflit entre, d’une part, les défenseurs du « rôle traditionnel de la femme » au nom de la stabilité familiale et, d’autre part, les défenseurs de la libéra-tion des femmes pour qu’elles puissent choisir librement leur mode de vie profes-sionnel et familial.

De fait, malgré la tendance à maintenir les femmes dans un rôle domestique, leur taux de participation à la population active ne cessa d’augmenter à partir de la fin de la guerre : de 32 % en 1948, il passa à 52 % en 1980, tandis que le taux de participa-tion des hommes baissa de 87 % à 77 % (voir Figure 3.17). Comme plus de femmes qui entraient dans la vie active que d’hommes n’en sortaient, le taux de participation de la population dans son ensemble augmenta dans les années 1970. On pouvait tirer de cette évolution des conclusions opposées : le travail des femmes pouvait être vu comme un pas vers l’émancipation féminine, la liberté individuelle et l’égalité hommes – femmes, mais on pouvait aussi le voir comme une menace pour la stabilité

1. « The unemployment rate remained low because many women left the labor force. The labor force participation rate of women fell from 37 percent in April 1945 to 30 percent in April 1947 […].

Some women voluntarily left the labor force and returned to the home, perhaps, to start families.

Many others, laid off from well-paying jobs in the war industries and unable to find equivalent work elsewhere, stopped seeking work and left the labor force. » (S. Rosenberg, American Economic De-velopment since 1945, op. cit., p. 52.)

2. Betty Friedan, The Feminine Mystique, New York, Norton, 1963.

Figure 3.17 : Taux de participation à la population active, hommes et femmes, 1948-1980 Source : Figure établie par l’auteur à partir de : US Bureau of Labor, « Civilian Labor Force Participation Rate : Total, Men, Women, 1948-2014 », Federal Reserve Economic Data (FRED), op. cit

familiale et l’ordre établi1. Dans une conjoncture économique caractérisée par la hausse du chômage, les hommes pouvaient se sentir menacés par la concurrence des femmes.

La discrimination contre les femmes sur ce plan peut se voir dans le fait que le taux de chômage des femmes était systématiquement plus élevé que celui des hommes (voir Figure 3.18). Pire : l’écart se creusa dans les années 1960 et 1970.

Cela signifie que, à mesure que les femmes de la génération des baby boomers attei-gnaient l’âge adulte et qu’elles souhaitaient participer à la population active, afin de se réaliser dans une activité professionnelle et d’obtenir une indépendance financière

— l’indépendance étant par ailleurs, comme nous l’avons vu, une mesure de distinc-tion et de reconnaissance sociale, mais une distincdistinc-tion accaparée par les hommes —, elles se heurtaient à la discrimination des entreprises qui, étant dirigées très majori-tairement par des hommes, avaient le pouvoir de renforcer les préjugés sur les rôles sociaux de l’époque en accordant la priorité à l’embauche des hommes sur celle des femmes.

Quant à celles qui trouvaient un emploi, la plupart occupaient encore des postes

« féminins » — secrétaires, institutrices, infirmières, etc., soit essentiellement des postes subalternes dans le secteur des services. Une petite minorité commençait à percer dans les professions libérales et les postes de responsabilité réservés aux hommes, mais la majorité se heurtait à un « plafond de verre » (glass ceiling) qui les

1. Nous reviendrons sur ce point au chapitre V.

30,0% 

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1948  1950  1952  1954  1956  1958  1960  1962  1964  1966  1968  1970  1972  1974  1976  1978  1980 

Hommes  Femmes  Total 

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Figure 3.18 : Taux de chômage, hommes et femmes, 1948-1980

Source : Figure établie par l’auteur à partir de : US Bureau of Labor, « Unemployment Rate : Men and Women, 1948-2014 », Federal Reserve Economic Data (FRED), op. cit.

Figure 3.19 : Salaire annuel moyen (1947-1980) et taux de pauvreté (1966-1980), hommes et femmes

Source : Figure établie par l’auteur à partir de : US Census Bureau, « Table P-3. Race and Hispanic Origin of People by Mean Income and Sex : 1947-2014 », Historical Income Tables : People,

https://www.census.gov/hhes/www/income/data/historical/people/ (consulté le 25 sept. 2015) ; et « Table 7.

Poverty of Pople, by sex, 1966-2013 », Historical Poverty Tables, op. cit.

Figure 3.20 : Taux de pauvreté, par situation familiale, 1959-1980

Source : Figure établie par l’auteur à partir de : US Census Bureau, « Table 2. Poverty Status, by Family Rela-tionship, Race, and Hispanic Origin », Historical Poverty Tables, op. cit.

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1948  1952  1956  1960  1964  1968  1972  1976  1980 

Hommes 

1947  1951  1955  1959  1963  1967  1971  1975  1979 

Dollarconstants d2013