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4.3.1 Théorie des niches

Des études récentes (Bolnick et al. 2003; Araujo et al. 2011) suggèrent que la variation au sein des espèces et des populations de la niche alimentaire est commune chez les vertébrés. Toutefois, on connait encore assez mal quel mécanisme, de la variation interindividuelle (spécialisation) ou la variation intra-individuelle

(généralisation), détermine la variation de la niche au sein des populations (Figure 0.2). La théorie de la variation des niches (NVH; Van Valen 1965) stipule que la variation au sein des populations est causée par la spécialisation individuelle (voir Bolnick et al. 2007). Toutefois, cette hypothèse a rarement été démontrée chez les carnivores terrestres (Meiri et al. 2005). Au chapitre I, nos résultats indiquent que la diversification de la niche alimentaire des loups et carcajous était révélée par une augmentation des distances isotopiques moyennes entre les individus (Table 1.4, Figure 1.2), ce qui tend à supporter la NVH. Toutefois, nos données ne permettent pas de mesurer la composante de variation intra-individuelle qui nécessite une

réplication de l‟échantillonnage individuel (voir Newsome et al. 2012). La

spécialisation individuelle peut avoir d‟importantes implications sur l‟écologie des populations et des communautés, sur l‟évolution des espèces, et pour la conservation des espèces en général (Bolnick et al. 2011). Nous abordons la première et troisième implication dans les deux sections qui suivent.

4.3.2 Écologie des populations et des communautés

Plusieurs études ont démontré que les ressources allochtones peuvent agir comme subsides pour les consommateurs lorsqu‟ils permettent à ces derniers de maintenir des densités plus élevées que ce que permet le milieu (l‟hypothèse des subsides; Polis & Hurd 1996, voir aussi Rose & Polis 1998; Legagneux et al. 2012). Au chapitre I, nos résultats indiquent que les carcajous et les loups pouvaient utiliser les ressources allochtones en provenance de l‟écosystème marin (principalement des phoques vivants ou sous forme de restes) et d‟écosystèmes tempérés (oiseaux migrateurs). Selon l‟hypothèse des subsides, il est probable que l‟utilisation de ces ressources contribuait à maintenir des densités plus élevées de prédateurs (surtout de carcajous), en particulier dans le nord de notre aire d‟étude où le caribou est le plus rare. Ceci est d‟autant plus plausible que l‟utilisation des ressources allochtones par les prédateurs était plus importante à l‟hiver et à l‟été, les deux périodes les plus exigeantes

énergétiquement. L‟utilisation de ces ressources peut contribuer à augmenter la survie (à l‟hiver) et la reproduction (à l‟été) des individus (Persson 2005; Giroux et al. 2012). Pour tester ces prédictions émanant de l‟hypothèse des subsides, nous recommandons de quantifier la survie et la reproduction d‟individus et de comparer ces paramètres selon la niche alimentaire de ces individus. Par exemple, des individus utilisateurs de ressources marines pourraient être comparés à d‟autres qui n‟utilisent que des ressources terrestres. Les densités de populations allopatriques ayant des niches différentes pourraient aussi être comparées.

L‟utilisation de subsides allochtones par les organismes de haut niveau trophique peut avoir des conséquences importantes sur l‟ensemble des écosystèmes, à cause de cascades trophiques (Leroux & Loreau 2008). Dans le système que nous avons étudié, de plus hautes densités de grands carnivores pourraient influencer la nature et la force des interactions prédateurs-proies terrestres (Bety et al. 2002; Legagneux et al. 2014). Dans le nord de notre aire d‟étude où la productivité primaire et les densités de grands herbivores sont les plus faibles, de plus hautes densités de prédateurs pourraient même changer la contribution relative des forces de régulation ascendantes et descendantes (Legagneux et al. 2014). De plus, nos résultats indiquent que certains individus peuvent se spécialiser sur les ressources terrestres comme le caribou ou sur les ressources marines, ce qui peut limiter la connectivité entre les écosystèmes (Quevedo et al. 2009; Matich, Heithaus & Layman 2011b). Pour approfondir ces questions, il serait important de comparer les interactions trophiques entre les grands carnivores et leurs proies terrestres dans des contextes où les ressources marines sont utilisées et dans des contextes où elles ne le sont pas.

4.3.3 Gestion et conservation des grands carnivores

Conservation de la diversité des niches alimentaires

La conservation est communément basée sur la niche alimentaire de l‟espèce et ne tient pas compte de la variation au sein de l‟espèce ou de la population, ni de la spécialisation individuelle (Bolnick et al. 2003). Au chapitre I, nos résultats démontrent que la niche alimentaire des grands carnivores de la toundra arctique peut-être très variable dans le temps et l‟espace, même chez le loup pour lequel les mesures de conservation sont typiquement basées sur la prémisse d‟une utilisation presque exclusive des grands herbivores (Peterson & Ciucci 2003; Adams et al. 2010). Historiquement (mais encore de nos jours, voir Boertje, Valkenburg & Mcnay 1996; Hayes & Harestad 2000), les campagnes d‟abattage et d‟empoisonnement des loups et d‟autres prédateurs reposaient sur la conception d‟une niche alimentaire

unique et d‟un impact nuisible des prédateurs sur les populations de grands herbivores. Nos résultats révèlent que ces mesures peuvent à tort décimer des

individus dont la niche alimentaire dévie considérablement de celle de la population, avec le risque de réduire la diversité naturelle (phénotypique et génétique) des niches alimentaires. Ces mesures tendent aussi à sous-estimer l‟utilisation (et donc la

protection) des ressources alternatives telles que les ressources allochtones, qui peuvent jouer un rôle important dans la dynamique des populations et des

écosystèmes (Rose & Polis 1998; Darimont & Reimchen 2002; Mech 2007; Adams et al. 2010; Dalerum et al. 2017). Conséquemment, nous recommandons plus de

recherche sur la variation des niches alimentaires chez les grands carnivores

arctiques, afin de développer des mesures de conservation de la diversité des niches alimentaires. Les recherches devraient aussi s‟intéresser aux effets de la dégradation et de la perte d‟habitats fauniques causés par exemple par le développement ou les changements climatiques(Johnson et al. 2005; Post et al. 2009; Vors & Boyce 2009) sur les communautés de proies, surtout les grands herbivores.

Chasse de subsistance et pratiques durables

Au chapitre III, nous avons vu que la condition corporelle, les réserves de gras, les comportements, et la structure sociale des loups étaient négativement influencés par la pression de chasse dans une zone située à proximité de la communauté de

Qamani‟tuaq et des activités industrielles. Ces résultats ont des implications

importantes pour la conservation de l‟espèce et de l‟activité de chasse de subsistance de la communauté. Les perceptions locales sur l‟état des populations de loups et la nécessité d‟agir pour les préserver étaient très hétéroclites au sein même de la

communauté de Qamani‟tuaq. Les aînés étaient d‟avis qu‟il est inutile de protéger les loups puisqu‟ils peuvent ajuster leur reproduction en réponse à la pression de chasse. Toutefois, les chasseurs étaient beaucoup plus inquiets et craignaient qu‟une pression de chasse excessive puisse affecter les populations de loups. De manière très

qui ont des idées contrastées sur la chasse et la capacité d‟adaptation des loups (Haber 1996; Orians 1997). Selon Haber (1996), une majorité de biologistes considère que les loups nordiques peuvent subir des taux de récolte annuels de 25 à 50% sans diminution de la taille des populations. Cependant, le même auteur met en garde contre cette idée, car elle ne tient pas compte des conséquences à long terme de la chasse sur la structure et la génétique des populations (voir aussi Sidorovich et al. 2007; Rutledge et al. 2010; Moura et al. 2014). Ainsi, plus de recherche quantitative à long terme serait nécessaire afin de mieux comprendre l‟impact de la chasse sur les structures et la génétique des populations de loups arctiques (Moura et al. 2014). Dans le cas spécifique de Qamani‟tuaq cependant, nos résultats suggèrent une surchasse selon la définition de Haber (1996). Afin d‟atténuer ce problème, nous recommandons l‟instauration d‟un programme de conservation mené par la

communauté (voir aussi Hackel 1999; Gutierrez et al. 2011 dans d‟autres systèmes socioécologiques). Ce programme, par opposition à un système de quotas, aurait l‟avantage de prendre en compte les priorités socio-économiques et culturelles de la communauté, de promouvoir le leadership local, d‟augmenter la capacité de

surveillance des populations de loups et de manière importante, d‟augmenter le respect par les chasseurs des règles de récolte définies par la communauté.

4.3.4 Importance des connaissances locales et éthique de recherche

Bien que l‟utilisation des connaissances locales dans les études écologiques soit reconnue et promue (Huntington 2011; Diaz et al. 2015), les exemples d‟études intégrant les connaissances locales aux données scientifiques écologiques sont encore rares (Brook & McLachlan 2008). Au chapitre III, l‟analyse combinée des

connaissances locales et de données biologiques nous a permis de mieux répondre à nos objectifs de recherche. Spécifiquement, nous avons évalué un plus grand éventail de questions que ce qui aurait été possible en n‟utilisant que des données biologiques, puisque les données biologiques ne permettaient de répondre qu‟à deux prédictions

sur quatre. De plus, les connaissances locales nous ont dans certains cas apporté des réponses plus détaillées. La convergence des résultats provenant des deux approches, comme ce fut le cas pour la condition corporelle des loups, a également permis de renforcer la validité de nos interprétations (Polfus et al. 2014). De plus, la prise en compte des perceptions des chasseurs et aînés sur les facteurs influençant la pression de chasse nous a également permis d‟explorer les liens entre les facteurs

environnementaux, les communautés humaines et la faune, qui sont très difficile à documenter avec des approches de recherche plus traditionnelles. Bien que les perceptions des chasseurs et aînés ne sont pas des observations, mais plutôt des prédictions et des associations basées sur des observations et des connaissances, elles sont pourtant très utiles pour identifier les priorités locales et des pistes de recherche et de conservation. Notre étude souligne donc la complémentarité entre la

connaissance scientifique et le savoir local et l‟importance d‟utiliser ces types de savoir simultanément (voir aussi Huntington et al. 2004; Gagnon & Berteaux 2009).

De manière importante, notre éthique de recherche reposait d‟abord sur une relation de confiance entre moi-même, chercheur non autochtone, et les chasseurs de la communauté. Cette relation s‟est progressivement installée au fil d‟expériences et d‟une intégration culturelle vécue lors de séjours prolongés dans la communauté au sein de familles inuit. La qualité de ma relation avec la communauté a grandement facilité la profondeur des discussions lors des entrevues, la participation d‟acteurs locaux dans le processus de recherche, de même que la validation des résultats. Nous soulignons que la mise en place d‟une telle approche est nécessaire pour favoriser le partage de connaissances entre chercheurs et acteurs locaux et assurer que les priorités locales sont bien représentées dans les recherches.

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