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5. LORSQUE L’HORAIRE NE CONCORDE PAS AVEC LE RYTHME ENDOGÈNE :

5.2. Problématique du travail de nuit

5.2.2. Impact du travail de nuit sur le sommeil et le fonctionnement à l’éveil

Les problèmes chroniques de sommeil constituent un aspect saillant des plaintes liées au travail de nuit. Effectivement, lorsqu’interrogés, la grande majorité (jusqu’à 85 %) des travailleurs de nuit rapporte des problèmes de sommeil [240-242]. Typiquement, ce sommeil de jour est fragmenté (entrecoupé d’éveils) et peu consolidé (i.e., difficulté à maintenir le sommeil) [243-245]. D’ailleurs, lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur leur sommeil, les travailleurs de nuit rapportent dormir moins bien que les individus travaillant exclusivement de jour, et 30 % d’entre eux rapportent n’avoir que quelques « bonnes » nuits de sommeil par mois [246-251]. Aussi, certains travailleurs continueraient à souffrir de problèmes de sommeil et de somnolence pendant des mois voire années suivant la fin du travail de nuit [244,252-254]. Selon la National Sleep Foundation, plus du tiers des travailleurs de nuit estiment dormir moins de six heures par nuit [255]. Par ailleurs, il a été rapporté que l’architecture du sommeil de jour est différente de celle du sommeil de nuit, avec une

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réduction du sommeil à ondes lentes (SWS; slow wave sleep) léger et du sommeil à mouvements oculaires rapides (REM; rapid-eye movement) [256]. Le sommeil REM se manifestant avant tout vers la fin de la période de sommeil, c’est vraisemblablement la courte durée de sommeil (i.e., le fait que le sommeil soit tronqué) qui expliquerait cette diminution de sommeil REM [256].

Le travail sur les quarts affecte également le fonctionnement durant l’éveil, et ce au regard de plusieurs dimensions neurobéhaviorales. La plainte la plus commune des travailleurs de nuit demeure la somnolence chronique, vécue particulièrement durant les quarts de nuit. Selon une étude d’Akerstedt (1995), cette somnolence serait associée à des endormissements involontaires chez environ 20 % des individus travaillant sur les quarts de nuit [232]. Qui plus est, la somnolence fluctuerait pendant le quart de nuit; les études utilisant des mesures objectives comme l’électroencéphalogramme de même que celles évaluant la fluctuation de la somnolence à l’aide d’échelles auto-administrées rapportent la même conclusion, à savoir que la somnolence augmente progressivement pour atteindre un niveau élevé à la fin du quart de nuit [232,252,256-261]. Ces études démontrent également que la vigilance et l’attention soutenue diminuent en cours de nuit [262]. La somnolence et la vigilance sont reconnues pour leur étroite relation avec la performance; ainsi, le travail de nuit impacte négativement la performance au travail (de façon particulièrement marquée en fin de nuit) et augmente le nombre d’erreurs durant les tâches simples et complexes [255,263-267].

Il est possible d’expliquer en grande partie l’effet du travail de nuit sur le sommeil et l’éveil en utilisant le modèle dit « à deux processus » (Two-Process Model) [258,268]. Ce dernier stipule que la régulation du cycle veille-sommeil dépend de l’interaction entre un processus C et un processus S (voir Figure 12). Le processus C, pour « circadien », est illustré par une courbe sinusoïdale dont le pic et le creux représentent la propension à l’éveil, laquelle est élevée durant le jour (pic à l’asymptote supérieure) et faible durant la nuit (creux à l’asymptote inférieure). Le processus S, pour « sommeil », représente pour sa part la pression homéostatique du sommeil, i.e., la propension à s’endormir. La pression homéostatique de sommeil commence à s’accumuler dès l’éveil et s’intensifie durant la journée; cette pression homéostatique décroît durant l’épisode de sommeil jusqu’à atteindre, dans des conditions

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idéales, son minimum au lever. Le moment du coucher correspond donc à un moment charnière où la propension circadienne à l’éveil décroît alors que la pression homéostatique est élevée, et vice-versa pour l’heure du lever. On considère que c’est l’interaction entre ces deux processus qui permet à l’humain de pouvoir bénéficier d’un long épisode de sommeil consolidé [269,270].

Figure 12. Représentation du modèle dit « à deux processus » (Two-Process Model, Borbély, 1982) [268] sur une ligne du temps de 48 heures. Les sections hachurées représentent les périodes de sommeil. Le processus

S représente la pression homéostatique de sommeil, augmentant avec l’éveil et diminuant durant le sommeil.

Le processus C représente la propension circadienne à l’éveil et au sommeil.

Les difficultés rencontrées par les travailleurs de nuit à dormir le jour s’expliquent par la position inappropriée de la période de sommeil par rapport au rythme circadien endogène. Après un quart de nuit, la pression homéostatique à s’endormir (processus S) et la propension circadienne (processus C) à l’éveil augmentent tous deux. D’un point de vue circadien, le matin peut être considéré comme le moins bon moment physiologique pour initier le sommeil puisque tous les processus physiologiques régis par le système circadien favorisent l’éveil. Le sommeil ne réussit donc pas à prendre place dans un environnement physiologique optimal.

Parallèlement, l’une des causes évidentes de la somnolence de ces travailleurs est la pression homéostatique de sommeil anormalement élevée, consécutive à une période de sommeil diurne de courte durée et de piètre qualité, elle-même causée par un mésalignement par

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rapport au rythme circadien endogène. La difficulté à dormir suffisamment longtemps pour dissiper la pression homéostatique aura un effet cumulatif jour après jour pour donner lieu ultimement à la présence d’une somnolence chronique à l’éveil, une problématique générée par le système homéostatique mais causée initialement par une dysfonction circadienne.

À cette pression homéostatique anormalement élevée s’ajoutera les conséquences délétères consécutives à la position inappropriée de la période d’éveil par rapport au rythme circadien endogène. De la même manière que l’initiation du sommeil est défavorisée par le mésalignement circadien, le maintien de l’éveil durant la nuit est aussi compromis par la fluctuation à la baisse du rythme circadien de la vigilance [271]. Durant le quart de nuit, la courbe de la vigilance est en pente descendante pour atteindre un creux en fin de nuit. Ce minimum circadien de vigilance coïncide en fait avec le Tmin (voir Figure 13), survenant donc aux alentours de cinq heures du matin [272]. Ceci signifie que durant le quart de nuit, le travailleur se trouve à passer au travers des quatre heures du cycle circadien les plus éprouvantes en termes de faible vigilance, et ce sans compter une pression homéostatique élevée due à sa dette de sommeil (à son plus niveau le plus élevé en fin de quart de nuit).

Cette somnolence élevée, accompagnée d’une de privation de sommeil significative, augmente de manière notoire le risque d’incidents et d’accidents du travail. Les travailleurs conduisant un véhicule motorisé durant leur quart de nuit sont par exemple plus à risque d’accidents de la route [273-275], et ce, particulièrement en fin de nuit. Il est d’ailleurs connu que les accidents de véhicules se produisent plus fréquemment la nuit, et ce malgré une concentration moindre de véhicules sur les routes. Les accidents de véhicule impliquant un décès sont également plus fréquents la nuit [276].

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Figure 13. Rythme circadien (A) de la température corporelle centrale endogène, (B) de la somnolence subjective (telle que mesurée par l’échelle de somnolence Karolinska Sleepiness Scale) et (C). de la vigilance / attention soutenue (telle que mesurée par le Psychomotor Vigilance Test) en situation d’éveil prolongé. L’axe des x représente le temps relatif au début de l’éveil (i.e., 08:00 h). La zone ombragée de couleur verte représente la période située autour du minimum circadien de la température corporelle centrale endogène (Tmin). On peut constater que la zone avoisinant le Tmin (A) est située près du minimum de vigilance (C) et du maximum de somnolence (B). Ces courbes représentent bien la hausse de somnolence et la baisse de vigilance atteints en fin de nuit suivant le premier quart de nuit chez des travailleurs n’ayant pas dormi lors de la journée précédente.

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Après quelques jours de travail de nuit, les courbes représentées en (B) et (C) conserveront le même patron caractérisé par un pic maximal en fin de nuit. Ce pic sera moins élevé après quelques jours de travail de nuit, puisque la pression homéostatique ne se rendra pas à un niveau aussi élevé que dans le contexte où le travailleur demeure éveillé 24 heures consécutives. Figure adaptée de Cajochen, et al., 1999 [277].

Dans le cadre du travail rotatif, il est intéressant de noter que le quart de nuit est généralement considéré comme le plus dommageable pour le sommeil. Pourtant, il est probable que tous les épisodes de sommeil soient affectés et pas uniquement ceux suivant les quarts de nuit. En effet, la dette de sommeil accumulée durant les quarts de nuit se répercute négativement sur les autres quarts ou les jours de repos [278]. De plus, les quarts de jour commencent souvent très tôt en contexte de travail rotatif; le quart de jour pourrait donc se situer trop tôt par rapport au rythme circadien endogène; ainsi, le mésalignement circadien se retrouve aussi durant les quarts de jour, bien qu’à moindre échelle [239,279]. Il est d’ailleurs rapporté que le sommeil durant le quart de jour est tout aussi affecté que le sommeil durant les quarts de nuit, avec une réduction de SWS léger et de sommeil REM [232,243]. Corollairement, le fonctionnement à l’éveil durant le quart de jour pourrait être affecté [280]. Ajoutons aussi que la littérature indique que les niveaux de somnolence et de fatigue sont plus élevés chez les travailleurs rotatifs que chez ceux qui travaillent exclusivement sur des quarts de jour et que le niveau de somnolence est maintenu durant les jours de congé [281].