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CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE

1.5 T HÉORIES DE L ’ IDENTITÉ ET DE LA SOCIALISATION

1.5.1 Identité collective

Pour plusieurs auteurs (Colgan et Ledwith, 2002; Sainsaulieu, 1977; Tilly, 2005; Touraine, 1973), le partage d’une identité commune serait l’élément déclencheur de l’action collective, un « bouclier » intangible et spontané face à l’exploitation du travail (O’Sullivan et Turner, 2013). Un groupe aspirant à agir collectivement semblerait devoir unifier ses membres en mobilisant l’identité qui les unit. Le partage d’une identité commune permettrait à un collectif de canaliser ses forces vers un projet commun. Tout mouvement social sous-entend l’agrégation d’intérêts, parfois concurrents ou divergents25. Pour Touraine (1973), le conflit

naissant de la mise en relation d’intérêts divers serait créateur d’identité. À travers l’exercice des rapports sociaux, l’acteur constitue et définit son identité. En conséquence, le principe d’identité ne pourrait être détaché des principes d’opposition (représentation de l’altérité) et de totalité (projet collectif symbolique).

Le conflit est tout aussi fondateur dans la théorie identitaire de Sainsaulieu (1977) qui soutient que celle-ci doit être le fruit d’une conquête. L’identité n’est pas seulement la conscience de l’acteur de son existence, mais aussi la manifestation de sa vision du monde et de sa lutte pour la primauté subjective de ses intérêts. Pour Sainsaulieu (1977), « l’identité exprime cette quête

25 La solidarité aurait justement été mise de l’avant dès les balbutiements du mouvement syndical pour faire face à la diversité des intérêts du collectif ouvrier (Dufour et Hege, 2009; Hyman, 1997a).

de force que l’on trouve dans les ressources sociales du pouvoir pour arriver à la possibilité de se faire reconnaître comme détenteur d’un désir propre » (p. 333). La conquête de l’identité demanderait à l’acteur de se livrer à une « lutte stratégique » pour l’appropriation de son identité et de son désir propre, autrement dit sa « capacité d’autonomie ».

À ces auteurs classiques s’ajoutent des écrits récents qui actualisent le concept d’identité. Tilly (2005) transforme la notion de conflit en une relation d’interdépendance entre nous et eux, vous et moi. La théorie identitaire de Tilly (2005) est relationnelle26. Pour cet auteur, l’identité

est une négociation sociale (social arrangement) qui permet à l’acteur de définir ses relations avec les autres acteurs et l’histoire de ces mêmes relations. Le contexte dans lequel les frontières sont tracées aurait ensuite une influence sur la possibilité de les déplacer ou de les traverser. Elles évolueraient au fil des relations et des confrontations des identités de chacun avec celles des autres (Tilly, 2005). Par un processus dynamique « à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif » (Dubar, 1991), l’identité se positionnerait sur trois questions, reprises par Hyman (2002):

1. Qui englobe-t-elle? 2. Au nom de quels intérêts?

3. Comment ces intérêts sont-ils défendus?

À l’heure actuelle, on constaterait des problématiques chez les jeunes travailleurs susceptibles d’affecter le développement d’une identité collective, voire de causer une perte d’identité. La précarité en emploi, de même que la promotion d’un certain rapport à l’employeur seraient en cause.

La précarité en emploi ferait en sorte que l’identité des précaires, souvent des jeunes, serait en continuelle reconstruction d’un milieu de travail à l’autre et empêcherait une forte

26 Quatre composantes principales forment l’identité selon Tilly (2005) : 1) la frontière qui trace la ligne entre ceux qui appartiennent au groupe identitaire donné (nous) et ceux qui en sont exclus (eux); 2) les relations qu’entretiennent les individus d’appartenance commune; 3) les relations qu’entretiennent les individus d’appartenances différentes; et 4) l’historique des relations de part et d’autre de la frontière identitaire (Tilly, 2005).

identification envers leur syndicat (Tailby et Pollert, 2011). La précarité façonnerait même l’identité plus significativement que l’âge en tant que tel (Lévesque et al., 2005). Cette constante mobilité entraînerait une perte d’identité des suites de la lutte stratégique qui s’opèrerait entre les acteurs, entre les travailleurs centraux et ceux de la périphérie. En guise de solution, un syndicat tourné vers les mouvements sociaux et l’organisation des travailleurs (Ross, 2008) pourrait être en mesure d’influencer l’identité des jeunes de manière à ce que la conscience syndicale, orientée sur de nouvelles bases, transcende les limites actuelles de l’établissement. Les stratégies de life-cycle correspondent à ces initiatives où le travailleur pourrait maintenir son adhésion syndicale en dépit de son statut de travailleur ou du maintien de son lien d’emploi (Bailey et al., 2010; Budd, 2010). Des écrits ont d’ailleurs démontré que près de la moitié des jeunes américains de moins de 25 ans avaient occupé au moins un emploi syndiqué au cours de leur courte expérience de travail (Budd, 2010). Beaucoup plus de jeunes entreraient donc en contact avec un syndicat à un moment donné de leur vie professionnelle active que les taux de syndicalisation ne nous le laissent croire. Les syndicats seraient ainsi appelés à susciter la participation au syndicalisme pour des motifs plus larges que l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle ou à la classe ouvrière (Gagnon, 1998), tout en élargissant la portée de l’action syndicale au-delà de la redistribution des richesses générées par le système capitaliste, l’apanage du syndicalisme d’affaires (Kumar et Murray, 2006).

Le rapport à l’employeur ébranlerait aussi les référents identitaires syndicaux traditionnels imprégnés de l’image « antagonique », de la lutte ouvrière entre employeurs et syndicats (Gagnon, 1998). Par la même occasion, on noterait une distanciation identitaire des travailleurs vis-à-vis de la fonction de production du travail, qui était autrefois centrale (Touraine, 1965), au profit d’une adhésion identitaire vers la société de consommation (Hyman, 1994)27. La compréhension de l’altérité devient plus abstraite quand la figure de

l’employeur s’efface derrière celle de la firme, où coopèrent travailleurs, syndicats et gestionnaires (Gagnon, 1998).

27 Par exemple, concernant l’identification à la consommation plutôt qu’à la production, des chercheurs font désormais état de la construction du lien d’appartenance à un style vestimentaire et le besoin parallèle de s’en différencier par les choix vestimentaires (Chan, Berger et Van Boven, 2012).

Par la mise en place de pratiques de gestion des ressources humaines progressistes28, on

arriverait à promouvoir un « patriotisme d’entreprise » (Gagnon, 1998: 16). À ce propos, certains travaux suggèrent que cette gestion sophistiquée irait jusqu’à substituer le besoin pour la syndicalisation (Gomez et al., 2002). L’employeur serait donc en mesure de proposer une symbolique à laquelle les travailleurs s’identifieraient plus facilement que celle proposée par le syndicat. Il en serait d’autant plus vrai chez les jeunes travailleurs, toujours à même de construire leurs attentes à l’égard du travail (Gomez et al., 2002; Visser, 2002).

Ce nouveau rapport au travail et à la firme ne serait pas forcément contradictoire à l’identité potentiellement générée par le syndicat. En fait, les identités d’un individu peuvent être multiples, hiérarchisées et parallèles : il est possible de partager plusieurs identités à la fois (Peetz, 2010). Inévitablement, la vie en société sous-tend cette multiplicité d’identités, d’autant plus que les jeunes seraient appelés à occuper plusieurs emplois, parfois en simultanée ou au cours de leur vie active et sembleraient devoir composer avec des identités en continuelle reconstruction, d’une occupation à l’autre (Sainsaulieu, 1977). Il est suggéré dans les écrits que la construction d’une identité durable nécessite un travail quotidien de la part des syndicats et un investissement de leur part afin de mettre de l’avant une variété d’expériences vécues syndicalement (Brown Johnson et Jarley, 2005).

L’identité nous offre donc une première ligne d’analyse permettant d’apprécier les facteurs influençant la participation des jeunes à l’intérieur des structures syndicales. En somme, les théories sur l’identité soulignent qu’un sentiment d’appartenance fort des jeunes vis-à-vis de leur syndicat serait susceptible d’influencer positivement leur participation, en dépit des obstacles que la thèse exogène décrits à l’instar de la mobilité en emploi. Toutefois, l’identité seule ne pourrait être suffisante pour expliquer complètement notre objet de recherche. Elle ne constitue que la première moitié d’une offre représentative stimulante. Les activités de représentation et les interactions entre le syndicat et ses membres, par la socialisation, en représenteraient une deuxième ligne d’analyse. Plus encore, elle influencerait

28 Gomez et al. (2002) définissent les pratiques de gestion progressistes comme toutes pratiques cherchant à favoriser l’implication des employés à l’entreprise (ex. : équipes de travail semi-autonomes, stratégies d’amélioration continue, cercles de qualité, etc.).

la participation des jeunes membres. L’aborder nous permettra de peaufiner la compréhension de notre objet.

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