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Vers un axe ordonné, tendu entre deux pôles idéaux

3.1 Deux idéaux qui renouvellent la réflexion

Dans ce chapitre, « l’idéalité » des deux pôles « temps réel » et « temps différé » n’est pas à considérer dans son acception commune de perfection, mais dans celle d’abstraction, c’est-à-dire en tant qu’elle échappe à un certain niveau concret de la réalité. Nous intro-duisons ce caractère d’idéalité pour pouvoir formaliser et proposer un nouveau modèle, visant in fine à dépasser la taxonomie binaire traditionnelle temps réel / temps différé et à stimuler l’élaboration d’une taxonomie plus riche. Le trait pourra paraître un peu forcé sur ce caractère idéal, mais il ne s’agit que de montrer la possibilité d’un tel point de vue, qui sera ensuite enchassé dans un travail de formalisation axiale plus large.

3.1.1 Le temps réel comme idéal

Nous proposons que la notion de temps réel accède au statut d’idéal, au triple titre d’idéal technique, pratique et musical.

La latence nulle : un idéal technique

Nous avons vu dès le début de ce mémoire (section 1.1 page 8) que les technologies informatiques restent dépendantes de la vitesse de l’électricité dans les métaux conduc-teurs, comme première limite, et au mieux de la vitesse de la lumière comme seconde limite (assez proche de la précédente d’ailleurs). En réalité, la puissance des ordinateurs connaît déjà d’autres limites en amont, et elle se déduit habituellement à partir du nombre de transistors par puce et de la fréquence d’horloge de l’unité centrale.

Parmi tous les facteurs qui entrent en ligne de compte pour évaluer les aptitudes d’un système audionumérique au temps réel technique, le facteur de la durée d’un cycle d’horloge reste le plus petit intervalle temporel. Or, cette durée ne pouvant être nulle, l’instantanéité absolue du point de vue technique est nécessairement inaccessible, tout en constituant un objectif technologique de « latence nulle » – nous dirons alors que le temps réel technique est un idéal technique.

L’instantanéité : un idéal pratique

La latence, dans sa dimension technologique pratique, constitue un point de sépara-tion factuel entre temps réel et temps différé : la caractéristique interactive s’évanouit aussitôt que le temps de latence devient perceptible. Autrement dit, le temps réel signe une condition nécessaire d’un territoire pratique, ou praticable. Ainsi, du point de vue des pratiques instrumentales comme de celui des pratiques compositionnelles, le temps réel semble faire consensus depuis longtemps :

S’il s’agit d’opposer synthèses en temps réel et en temps différé, je préfère comme tout le monde, le temps réel – dans la mesure du possible. [Murail, 1992, p. 28]

L’incise « dans la mesure du possible » ne laisse ici aucun doute sur le caractère idéal du temps réel pratique.

3.1. Deux idéaux qui renouvellent la réflexion

La richessse de la rétroaction : un idéal musical

De surcroît, nous avons montré précédemment le glissement de la notion de temps réel vers la fonction musicale (section 1.3 page 29). Depuis ce glissement, c’est-à-dire depuis que des compositeurs et des musiciens envisagent musicalement une idée du temps réel (parfois même qualifié de « pur »1), la notion de temps réel a glissé vers un idéal musical, esthétique ou esthétisant.

Quoi qu’il en soit, les désavantages de la synthèse logicielle différée sont évidents. On perd du temps à attendre que les échantillons soient calculés. Le son est décon-necté des gestes humains en temps réel – nous ne pouvons pas modeler le son tout en l’entendant se transformer. Le style guindé de certaines musiques informatiques provient de cette situation fâcheuse. L’avantage de la programmabilité devient un désavantage lorsque nous devons coder des phrases musicales simples avec autant d’efforts que les plus compliquées. Même une enveloppe banale peut demander de précalculer et d’entrer des douzaines de nombres. La synthèse logicielle différée est un « chemin difficile » vers la musique. [Roads, 1998, p. 72]

Cette citation montre à nouveau combien le temps réel a été perçu comme un idéal à atteindre, à la fois freiné par les limites de la puissance de calcul, et libérant, à travers la rétroaction, les possibilités expressives de la création musicale et de la musique elle-même.

3.1.2 Le temps différé comme idéal

À l’instar de la notion de temps réel, la notion de temps différé recèle plusieurs points de fuite susceptibles de la faire basculer du statut de catégorie à un statut d’idéal, dans les trois champs, technique, pratique et musical.

La latence infinie : une représentation technique idéale

Une réflexion semble indiquer pertinemment une idéalité du temps différé technique, à partir de l’opposition logique avec le temps réel technique idéal, défini précédemment comme une latence nulle. En effet, par symétrie, le temps différé technique idéal devient alors une « latence infinie ». . . Si ce concept peut paraître saugrenu de prime abord, il fait cependant sens du point de vue de l’ingénierie informatique.

Typiquement, les critères d’évaluation de la vitesse d’un algorithme employés dans la programmation par contraintes projettent les temps de calcul « trop » importants (par exemple issus des méthodes de recherche exhaustives) sur une représentation ou un sym-bole unique, comme la mention « > 1h » du tableau 3.1 page suivante2. Or, cette

re-1. « Ainsi, au terme de sa “déduction” [de la notion de temps réel à partir d’une analyse de la notation musicale dans ses rapports avec l’interprétation], Manoury dégage, pour la composition, un concept

musi-cal du temps réel pur. [...] C’est toutefois, pour Manoury, au suivi de partitions qu’il convient de réserver

le qualificatif de temps réel, dans son acception compositionnelle la plus pure. » [Szendy, 1998, c’est l’auteur qui souligne]

2. Ce tableau est reproduit d’après l’article CAO et contraintes [Truchet et al., 2001, p. 90]. Il compare les temps de calcul de la recherche adaptative avec ceux de la méthode traditionnelle par backtracking

Chapitre 3. Vers un axe ordonné, tendu entre deux pôles idéaux. . .

présentation, de par son unicité, révèle une idéalité : celle d’un temps considéré comme infiniment long – une « latence infinie ».

Backtracking Adaptative

Nombre de voix Temps Itérations Temps

3 > 1h 350 12 s

4 > 1h 463 22 s

5 > 1h 923 58 s

6 > 1h 1208 108 s

Tab. 3.1 – Temps de calcul comparés pour un quasi-canon rythmique contraint

Le retour perpétuel : une idéalité de la pratique

Sur le plan pratique, plusieurs réflexions peuvent conduire à considérer un aspect idéal dans la notion de temps différé. Le fait que l’interaction ait aujourd’hui largement investi les pratiques du temps différé, introduisant en quelque sorte du temps réel dans le temps différé systématiquement, tend à montrer qu’il n’existe plus de temps différé « pur » qu’à le considérer comme idéal.

Mais au niveau du processus de création, on peut se demander ce que deviendrait la possibilité de retour qui caractérise le temps différé (cf. section1.3.4page34) si on imagine un temps différé « absolu » ? Elle deviendrait probablement quelque chose de comparable au mythe de Sisyphe, où le compositeur reviendrait indéfiniment sur la même tâche (dans les deux sens du terme, travail et trace). Or pour qu’il y ait œuvre, même dans le cas d’une pensée de type work in progress, il faut nécessairement sortir du retour perpétuel pour entrer à un moment donné dans la présentation, qu’elle soit diffusée, interprétée, copiée ou gravée.

Pouvoir prendre le temps : un idéal musical

En réaction à l’engouement pour le temps réel, certains auteurs n’ont pas hésité à brocarder ses lacunes ou ses limites. Ainsi, comme le préconise Luc Rondeleux, « dans l’absolu, il faut pouvoir prendre le temps » :

Les progrès des composants électroniques plus performants – accroissement de la vitesse de calcul, diminution du dégagement thermique, de l’encombrement. . . – sont à l’origine d’une évolution marquante du matériau musical et de la standardisation des instruments de synthèse : c’est l’apport principal du temps réel. La technique passe de l’enregistrement à la musique mixte puis des systèmes de synthèse hybride aux systèmes temps réel. Au fur et à mesure, l’exigence de souplesse et de rapidité se traduit surtout par une impatience devant l’instrument de production. Car le temps réel se révèle être un leurre : en limitant le traitement du matériau au contrôle de quelques paramètres, il limite la marge de manœuvre du musicien. Le processus de synthèse demeure immuable et il ne permet pas d’orienter les formalismes.

(le « retour arrière »), sur un problème de rythmes sans simultanéité dans un quasi-canon rythmique, problème posé par le compositeur Mauro Lanza.