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Idéalisation, abstraction et théorie idéale

Dans le document Autonomie et reconnaissance (Page 92-97)

Nous avons constaté au deuxième chapitre que la conception rationaliste de l’autonomie pose un problème théorique sérieux. En prenant pour exemple le libéralisme politique de John Rawls, j’ai montré que le fait de concevoir l’autonomie personnelle en se fondant uniquement sur les compétences de la raison individuelle posait un problème au niveau de l’interprétation des motivations à l’action. En effet, bien qu’on puisse imaginer que des individus puissent adhérer rationnellement à des principes de justice tels que ceux qu’énonce Rawls, on voit mal ce qui les pousserait, dans le monde non idéal dans lequel nous sommes, à effectivement agir selon ces principes. On se retrouve ainsi face à un dilemme classique de la motivation à l’action. Bien que la raison puisse jouer un rôle motivationnel, elle n’est pas l’unique instigatrice des actes. Certains pourraient penser qu’une telle affirmation revient à rejeter la théorie idéale au profit d’une théorie non idéale qui tiendrait uniquement compte de données empiriques. Toutefois, affirmer que la raison n’est pas la seule source de motivation, ce n’est pas pour autant écarter la nécessité d’élaborer des théories idéales du genre de celle que Rawls propose. Il nous faut donc voir en quoi notre proposition de modification du concept d’autonomie n’est pas un rejet des théories idéales en tant que tel, mais plutôt une prise de position par rapport à la façon dont ces théories

doivent être construites pour ensuite instruire la théorie non idéale ou le design institutionnel.

En employant la distinction rawlsienne entre théorie idéale et théorie non idéale, je ne cherche pas ici à critiquer ni, d’une part, la distinction entre les deux types de théorie, ni, d’autre part, la pertinence de leur coexistence pacifique. La question que je souhaite poser est plutôt la suivante : dans le cadre d’une théorie idéale, jusqu’où doit aller l’idéalisation et à quel concept doit-elle s’appliquer ? Ou plutôt, de quelle nature doit être cette idéalisation et quel procédé employer pour créer des concepts idéaux qui puissent avoir une réelle résonance normative sur la théorie non idéale ? En évaluant une théorie idéale telle que celle de Rawls, le premier problème qui nous frappe par rapport à la problématique qui nous intéresse est que ce n’est pas seulement le concept de justice qui est idéalisé, mais bien aussi celui des agents qui, par leur rationalité, le fondent. Par conséquent, certains éléments jugés impertinents sont écartés de la conception idéale de l’agent. Or, à quoi correspond une telle conception de la justice si elle ne provient pas d’une prise en compte de l’ensemble des caractéristiques humaines fondamentales, mais uniquement d’une caractéristique jugée suffisante, la raison ? Il me semble qu’on ne peut concevoir la justice que de manière idéalisée si elle n’est théoriquement élaborée qu’à l’aide de conceptions idéalisées de l’individu. Ce que je souhaite remettre en cause ici, c’est donc l’idée qu’une conception de la justice basée sur la raison est suffisante. La justice est, à mon avis, un concept qui doit embrasser un pan plus large de l’expérience humaine.

La question plus large que je perçois dans ce problème relève du rôle assigné à une telle théorie idéale. Selon John Simmons, dans la théorie de Rawls, « tandis que la théorie idéale dicte l’objectif, la théorie non idéale dicte la route vers cet objectif 111 ». Je n’ai aucune

objection face à une telle description. Toutefois, pour dicter un objectif, il faut bien se baser sur une certaine conception de la réalité, un certain diagnostic de la situation où l’on se trouve. Cet impératif relève en fait du problème général du fondement de la normativité. Le discours normatif, tout orienté vers l’avenir idéal qu’il soit, n’en demeure pas moins un discours émanant d’une réalité spécifique. Pour avoir un contenu qui légitime sa normativité, c’est-à-dire pour qu’il y ait un lien entre la situation présente et la norme visée, il doit s’ancrer dans une analyse au moins minimale de la situation de départ. Bien sûr, cette analyse, pour

donner lieu à un projet normatif telle que l’est une théorie idéale, doit être faite à l’aide d’outils conceptuels qui permettent la possibilité même de l’activité intellectuelle. Il serait utopique d’imaginer que l’on puisse trouver des concepts qui rendent parfaitement la réalité. L’activité intellectuelle sera toujours en ce sens décalée de la réalité. Cependant, dans l’élaboration des concepts, comme l’a si bien vu Onora O’Neill (et comme nous l’avons brièvement vu précédemment), il y a deux processus possible : l’idéalisation et l’abstraction112. O’Neill emploie elle-même cette distinction lorsqu’elle discute du libéralisme

politique de Rawls113. Selon son analyse, les conditions qu’impose Rawls à sa conception du

citoyen et de la société ne sont pas simplement une abstraction mais bien une idéalisation. Si l’idéalisation est utile dans la construction théorique, il faut l’utiliser avec parcimonie, nous dit-elle, surtout dans le cas du raisonnement pratique (dans lequel toute philosophie politique se situe), puisque la normativité inhérente aux concepts philosophiques rend l’épreuve de validation des concepts beaucoup moins évidente114.

L’emploi de concepts idéalisés peut être dénoncé par une explicitation du rôle de la philosophie politique et du rapport entre théorie idéale et théorie non idéale. Si toute une tradition philosophique, parmi laquelle Kant et Rawls se retrouvent, a tenté d’élaborer ses théories indépendamment des considérations empiriques auxquelles finalement celles-ci s’appliqueraient, c’est pour s’assurer que ses théories soient, d’abord, les plus impartiales possibles, ensuite, qu’elles s’inscrivent dans la raison que chaque individu a à la fois en lui et en commun avec le reste de l’humanité et, enfin, pour éviter tout type de relativisme quant aux notions morales ou politiques fondamentales (telle que la justice). De ces soucis et de la confiance en la raison est né le constructivisme moral et, éventuellement, le constructivisme politique. Les objectifs poursuivis par un tel courant de pensée sont certes nobles et on ne peut s’y opposer sans avoir de sérieuses raisons de le faire. Toutefois, comme nous l’avons vu, il existe une autre tradition de pensée avec pour chef de file Hegel, qui est moins bien représentée aujourd’hui dans l’élaboration des théories politiques. Cette quasi absence de la pensée hégélienne dans la philosophie politique contemporaine a plusieurs raisons, probablement entre autres à cause de la difficulté d’interprétation des textes hégéliens et des dérives politiques qu’ils ont pu inspirer (dont la dérive totalitaire du marxisme orthodoxe). Il

112 Cf. O'Neill, «Abstraction, Idealization and Ideology in Ethics».

113 O'Neill, «Political Liberalism and Public Reason: A Critical Notice of John Rawls, Political Liberalism». 114 Ibid., p. 419.

y a cependant au cœur du projet politique de Hegel une méthodologie qu’il vaudrait la peine de remettre au goût du jour, ne serait-ce que parce qu’elle nous permettrait de jeter un regard nouveau sur des problématiques complexes. C’est du moins ce que soutient Axel Honneth115. Plus encore, je crois que cette méthodologie hégélienne est peut-être plus

appropriée que le constructivisme d’inspiration kantienne au rôle que doit jouer la philosophie politique contemporaine. Honneth emploie l’expression « reconstruction normative » pour désigner cette approche typiquement hégélienne. Il la décrit comme suit : « les rapports modernes de vie sont reconstruits […] d’une manière normative qui soit telle qu’elle permette de mettre au jour les cadres d’interaction qui peuvent valoir comme des conditions indispensables à la réalisation de la liberté individuelle de tous les membres de la société116 ». Il s’agit donc d’abord d’enquêter sur les interactions sociales pour dégager leur

structure et ainsi être capable de repérer les failles. Cette méthode repose sur la dialectique hégélienne selon laquelle les erreurs, les anomalies, les incohérences et la souffrance historiquement vécue déterminent l’orientation normative de l’Histoire. Sans adopter le point de vue métaphysique de Hegel sur la marche de l’Histoire, il est possible de reconnaître que le diagnostic d’une souffrance vécue (que ce soit la souffrance de l’ouvrier chez Marx ou le déni de reconnaissance chez Honneth) peut mener à l’identification des solutions possibles à cette souffrance. Selon cette logique, la définition de la justice se trouvera dans l’appréhension de l’injustice telle qu’elle est vécue par les individus.

Alors que le constructivisme d’inspiration kantienne se fonde sur une expérience de pensée pour établir des normes, l’approche hégélienne repose donc sur un diagnostic de la réalité. Dans le cadre du rôle que tient la philosophie politique contemporaine, je soutiens qu’une approche à tendance plus hégélienne est plus riche de possibilités. Non seulement le fait de se fonder sur une description la plus précise possible de la réalité rend-il plus adéquats les concepts que nous employons, mais il assure que la théorie idéale, aussi abstraite soit-elle, puisse éventuellement informer une théorie non idéale plus efficace. Selon l’interprétation de Simmons, Rawls cherche lui aussi, par la création d’une théorie idéale, à rester tout de même proche des possibilités réelles d’application de la théorie :

115 Honneth, Les pathologies de la liberté: Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel. 116 Ibid., p. 97.

Rawls comprend la théorie idéale de la justice comme représentant ce qu’il appelle une « utopie réaliste », soit le mieux que l’on peut réalistement espérer, « prenant les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles pourraient être » (dans les mots de Rousseau ; Law of Peoples, p. 7). Nous nous demandons ce qui peut advenir comme résultat de nos choix, étant donné les limites posées par notre nature morale et psychologique, dans le cadre des institutions sociales telles qu’elles sont et d’après la façon dont les humains peuvent vivre sous elles. La théorie idéale, donc, « sonde les limites de la possibilité politique pratique » (Justice as Fairness, pp. 4, 13)117.

Si tel est le cas, si Rawls considère en effet que la théorie idéale doit être limitée par ce que l’on connaît de la « nature humaine », alors il me semble clair qu’il est nécessaire pour faire une théorie idéale qui ne soit pas déconnectée de la « possibilité politique pratique », de tenir compte de nos limitations et de nos spécificités.

Le but d’une théorie idéale est donc d’élaborer les concepts les plus proches possibles de la réalité et d’en tirer des normes qui, elles, tendent nécessairement vers un idéal. Il faut d’ailleurs voir que ce qu’élabore Honneth est tout autant une théorie idéale que celle de Rawls. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains lui reprochent son caractère perfectionniste ou téléologique. Toutefois, Honneth part d’une description des individus pour en tirer des conséquences normatives alors que Rawls assume certains traits de rationalité partagés par tous et tente d’édifier son libéralisme politique à partir de cette description minimale de l’être humain. Dans Théorie de Justice, il partait même d’une conception de l’individu tirée de la théorie des choix rationnels, conception qui ne peut être validée dans aucune autre science sociale qu’en économie. Il apparaît dès lors que le choix de repenser le concept d’autonomie de façon relationnelle, si l’on accepte la pertinence générale d’une telle description de l’individu et de son rapport à la fois à soi-même et aux autres d’après les faits et arguments que j’ai présentés au chapitre précédent, ne va pas du tout à l’encontre des arguments en faveur de l’élaboration d’une théorie idéale, au contraire, il semble même mieux répondre aux objectifs d’une telle théorie.

117Simmons, «Ideal and Nonideal Theory», p. 7. : « Rawls understands this ideal theory of justice as giving an

account of what he comes to call a “realistic utopia,” that is, the best we can realistically hope for, “taking men as they are and laws as they might be” (in Rousseau’s words; LOP, p. 7). We ask what could come into existence as a result of our choices, given the limits set by our moral and psychological natures and by facts about social institutions and how humans can live under them. Ideal theory, then, “probes the limits of practicable political possibility” ( JAF, pp. 4, 13). » Les ouvrages de Rawls cités par Simmons sont, dans l’ordre où ils sont mentionnés : J. Rawls, The Law of Peoples Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1999. Et J. Rawls, Justice as Fairness : a Briefer Restatement, Cambridge, Mass., Harvard University, 1990. Je souligne.

4.2 Un concept d’autonomie relationnelle sans surdétermination: une impossibilité?

Dans le document Autonomie et reconnaissance (Page 92-97)