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III.1.a.1Les paysages géomorphologiques proxy des effets de filtre édaphiques ? L’hypothèse la plus intuitive qui a amené certains écologues à supposer l’existence d’une relation entre géomorphologie et biodiversité (e.g. [132-135]), se rattache aux effets de niches (Figure 11b). Elle suppose que la forme des reliefs déterminent dans une large mesure l’organisation de la couverture pédologique [136], et que de fait la géomorphologie doit être appréciée comme un proxy efficace des effets de filtres édaphiques [137]. C’est ensuite en Afrique que les approches dites géomorpho- pédologiques visant à étudier les relations entre formes de reliefs et organisation des sols, ont été pour la première fois développées sur des milieux tropicaux [138] puis mises en relation avec les formations végétales observées (e.g. [139]).

Ces approches ont été largement reprises en Guyane, dans plusieurs études de cas effectuées dans la région de Sinnamary [88,111,140]. Ces études mettent essentiellement en avant l’influence structurante de quatre niveaux de cuirassement d’âge et de nature différentes : des cuirasses bauxitiques >10Ma entre 300 et 200m d’altitude relative; des cuirasses ferrugineuses de 5 à 10 Ma à 100m d’altitude relative ; des cuirasses ferrugineuses démantelées plus récentes à 50m d’altitude [141]. Ces cuirasses anciennes déterminent aujourd’hui différentes surfaces d’aplanissement correspondant à des types de modelés (reliefs tabulaires plus ou moins massifs, reliefs résiduels sous forme de collines plus ou moins hautes, etc) ainsi que des séquences de sols caractéristiques en fonction des positions sur les topo-séquences : sols superficiels et cuirassés sur les sommets tabulaires, sols profonds sur les versants peu accusés, sols amincis sur les versants accentués sujet à l’érosion, etc. Ces variations de profondeur des sols conditionnent la structure forestière [88]. L’apparition de la saprolite en surface sur les versants les plus érodés modifie localement le cortège floristique en place [88]. En dehors de ces reliefs résiduels protégés par les cuirasses, sur les collines les plus rabaissées, c’est principalement la pente, l’exposition et la position topographique qui détermine la variabilité des sols et de leur fonctionnement hydrique [142]. Les pentes douces présentent un drainage libre et profond alors que sur les versants les plus abrupts modelés par l’érosion régressive le drainage devient superficiel. A l’opposé sur les sommets totalement aplatis le drainage se dégrade également avec des phénomènes d’hydromorphie de surface (accentué parfois par la présence d’une cuirasse à faible profondeur). L’enfoncement local du réseau hydrographique qui est le moteur de l’érosion transforme peu à peu la couverture pédologique et l’équilibre entre ces différents types de drainage [143]. L’élévation maximale du modelé constituerait alors un indicateur efficace des différents stades d’érosion, d’évolution de la couverture pédologique et de la qualité du drainage qui exerce une influence

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significative sur la composition floristique des forêts guyanaises [102]. La forme et l’amplitude des reliefs seraient des indicateurs de sols en place. C’est donc un effet de filtre édaphique que la géomorphologie exprimerait indirectement sur la composition floristique.

III.1.a.2Les paysages géomorphologiques marqueurs du turn-over forestier ? Outre sa relation avec les propriétés des sols en place, la géomorphologie peut aussi être le marqueur d’une dynamique générale de l’écosystème qui contrôlerait la composition des communautés d’arbres forestiers en influençant les régimes de perturbations sur le court terme et les rythmes de spéciation sur le long terme. Cette hypothèse d’un « contrôle géomorphique » de la dynamique forestière a été proposée par Hammond [144] qui décrit deux types de systèmes opposés (Figure 13).

FIGURE 13 (TIREE DE [144]): SCHEMA REPRESENTATIF DES DIVERGENCES DE DYNAMIQUE ENTRE LES ECOSYSTEMES AMORTIS (DAMPENING SYSTEM) ET ECOSYSTEMES AGRESSIFS (RAMPING SYSTEM) ET LEUR PRINCIPALES CARACTERISTIQUES BIOTIQUES ET ABIOTIQUES

Les systèmes amortis ou « dampening systems » correspondent aux contextes géomorphologiques stables. Les forces morphogénétiques, dynamiques érosives et mouvements tectoniques, sont faibles. Sous un climat tropical humide, cette stabilité implique le développement de reliefs émoussés, peu incisés, couverts de sols vieillis et approfondis par l’altération qui est favorisée par l’humidité et la chaleur permanente. Ces conditions favoriseraient l’établissement d’un certain équilibre entre sol et végétation et une évolution graduelle de la dynamique forestière vers des cycles longs favorables aux espèces de fins de succession à forte densité de bois et aux graines lourdes. Les populations de ces espèces pourraient alors peu à peu s’imposer au-delà de leur niche habituelle et saturer les communautés par des effets de masse (Figure 11c). Dans le cas opposé, les systèmes aggressifs « ramping systems » correspondent à une morphogénèse énergique provoquée par

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d’importantes transformations géologiques (diastrophisme), une baisse importante du niveau marin ou tout autre évènement favorisant une érosion active. Les formes du relief sont alors profondément entaillées, incisées, et les sols fortement rajeunis par ablation des horizons superficiels ou par la mise en place de substrats jeunes. Ces modifications rapides de l’écosystème imposent à la végétation forestière de fortes perturbations favorables aux espèces colonisatrices à croissance rapide et à graines légères (Figure 11a) et une accélération du turn-over au détriment des stades sylvigénétiques les plus matures. Dans le même temps, ces modifications profondes de l’environnement peuvent être un puissant moteur de divergence entre sous-population et d’évolution des espèces forcées de s’adapter à de nouvelles niches.

Ces deux pôles théoriques décrivent particulièrement bien l’opposition entre les jeunes forêts amazoniennes du piedmont andin et les vieilles forêts du bouclier précambrien des Guyanes[50]. Entre ces deux extrêmes et au-delà de cette vision à l’échelle continentale, des états de transition peuvent théoriquement se rencontrer en fonction de l’intensité des dynamiques d’érosion (pôle ramping) ou d’altération chimique (pôle dampening). La géomorphologie, résultante de la dynamique morphogénétique récente exercerait donc un effet direct sur la dynamique sylvigénétique et sur la dynamique génétique et phylogénétique des taxa qui composent les communautés forestières.

III.1.a.3Les paysages géomorphologiques intégrateurs de l’histoire de la dispersion ?

Une dernière hypothèse peut aussi être avancée au regard des mécanismes en jeu au sein des méta-communautés. Les paysages géomorphologiques seraient les indicateurs de trajectoires environnementales locales et d’une histoire écologique partagée avec les communautés ; histoire ayant peu à peu façonné les reliefs comme elle a façonné les forêts d’aujourd’hui sous l’effet des mécanismes de dispersion limité (Figure 11d).

En effet, les processus à l’origine de la morphogénèse, tels les modifications du niveau des océans, les évènements tectoniques majeurs, les changements climatiques globaux et régionaux [145,146] sont aussi des facteurs biogéographiques importants impliqués dans la dispersion des espèces[147]. Au cours des transgressions marines majeures du pré-Pléistocène, la montée du niveau océanique comprise entre 100 et 150m a effectivement isolé les nombreux massifs du Nord Guyanais [148], formant un archipel favorable à une spéciation allopatrique [20] et à un enrichissement floristique du Nord de la Guyane au cours de la mise en contact des nouvelles populations lors de la régression marine qui lui a succédée. Les plus récentes régressions marines à l’origine de la plaine côtière guyanaise actuelle délimitent quant à elle un milieu qui n’a pu être que très récemment

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colonisé par la forêt tropicale humide sur des sols foncièrement différents de ceux couvrant le reste du massif, ce qui a probablement limité la diversité du cortège floristique colonisateur. Enfin, les phases climatiques les plus sèches induites par les changements globaux du Tertiaire (à l’origine des différentes surfaces cuirassées décrites précédemment) et celles relatives aux oscillations climatiques du Quaternaire ont aussi été à l’origine d’une dégradation voire d’une fragmentation du couvert forestier remplacé par la savane dans certaines régions, ce qui a fortement modifié les conditions de dispersion des espèces forestières [149,150]. Des traces évidentes de ces changements de végétation au cours du dernier maximum glaciaire ont été relevées en Afrique et en Amazonie Centrale [151,152] mais il est fort probable que seule une partie de la Guyane ait réellement subit une telle dégradation forestière. Le Nord du territoire semble en effet avoir été épargné, aucun indice net de « savanisation » marquée des paysages n’ayant été jusqu’à présent détecté dans les analyses de δC13 de la matière organique du sol ou les

analyses polliniques [153]. Le passage d’une forêt tropicale humide dense vers une forêt claire parsemée de savane n’est évidemment pas sans conséquence sur la dispersion des espèces mais aussi sur la dynamique érosive (plus rapide en l’absence du manteau forestier protecteur [154]) et sur l’évolution des sols (remontée de nappe, ralentissement de l’altération, etc…).