Chapitre 1 : Modèles classiques de l’acquisition de l’orthographe
2. Modèles : « Comment » le lexique orthographique se met-il en place ?
2.2. Hypothèse de l’auto-apprentissage (« self teaching » : Share, 1995)
Dans son étude princeps, Share (1999), a d’abord demandé à des élèves hébreux de deuxième primaire de lire dix textes brefs contenant chacun six fois un mot nouveau (e.g., akunia), puis les a soumis à un questionnaire de compréhension sur le texte. Trois jours plus tard, il leur a proposé trois épreuves évaluant l’apprentissage de l’orthographe de ces mots. Dans la pre- mière épreuve, les élèves devaient reconnaître le mot cible parmi quatre pseudomots dont certains étaient homophones avec le pseudomot ciblé. Dans la deuxième tâche, la facilité de lecture du mot-cible était comparée à celle d’un autre pseudomot homophone. La troisième tâche consistait en une dictée de mots isolés. Les trois épreuves ont révélé un apprentissage orthographique des pseudomots insérés dans les textes. De plus, les performances moyennes en déchiffrage étaient positivement et significativement corrélées aux résultats orthogra- phiques. Cette importance du recodage phonologique était étayée par de moins bonnes per- formances chez les moins bons lecteurs. Share (1995, 1999) propose alors une hypothèse se- lon laquelle le lexique orthographique se constituerait de façon incidente, au cours du déchif- frage à haute voix, c'est-à-dire par auto-apprentissage sur la base du recodage phonologique, chaque rencontre renforçant les précédentes. Toutefois, la reproduction de ces épreuves chez des élèves anglophones de 1ère année (Cunningham, 2006), 2ème année (Cunningham, Perry, Stanovich, & Share, 2002), 2ème et 3ème année (Nation, Angell, & Castles, 2007) et 5ème année (Kyte & Johnson, 2006), présentent quelques différences avec les résultats de Share (1999).
Chapitre 1 : Modèles classiques de l’acquisition de l’orthographe
(1) La corrélation entre les performances de décodage et d’orthographe est plus faible (r = 0.52) dans l’étude de Cunningham et al. (2002), suggérant que la phonologie ne suffit pas. (2) Les effets de délai et fréquence sont plus marqués. (3) La différence entre les épreuves de reconnaissance et de dictée est plus grande. Ceci indiquerait, selon Nation et al. (2007), que la version « forte » de l’hypothèse de Share doit être nuancée pour l’anglais et que d’autres fac- teurs sont impliqués, en particulier des connaissances infralexicales sur les irrégularités de la langue (Castles & Nation, 2006, 2008 ; Nation et al., 2007 ; Share, 2004a). Des études ré- centes en français, utilisant également le paradigme de Share (Bosses & Chaves, 2008 ; Bosse & Valdois, soumis ; Fayol, 2008) confirment chez des élèves de CE2 que le développement des connaissances orthographiques lexicales ne dépend pas uniquement du décodage phono- logique. Malgré ces limites pour les langues plus inconsistantes que l’hébreu, l’auto- apprentissage, qui donne un rôle central au décodage phonologique est actuellement, selon Castles et Nation (2006), le modèle le mieux élaboré, basé sur les items et non sur des stades comme dans les modèles classiques.
En résumé de ce chapitre, il existe de nombreux modèles de l’acquisition de l’écrit, plus orientés vers la lecture que vers l’orthographe. Tous s’attachent à décrire comment l’enfant apprend les particularités orthographiques de sa langue, avec une évolution depuis les années 80 d’une conception sérielle à une conception interactive des différents processus. Cependant, la plupart des études qui ont servi à élaborer ces modèles reposent sur l’apprentissage de l’anglais, notamment les modèles par stades. Selon Frost (1994), « cet état de choses est en partie dû à la croyance sous-jacente que les procédures de lecture, comme d’autres procé- dures cognitives, sont universelles ; par conséquent les études en anglais suffisent » (p. 116). « Or cette croyance est loin d’être totalement fondée en particulier pour ce qui concerne
l’apprentissage de la lecture/écriture, dans la mesure où la trajectoire développementale
semble dépendre de principes généraux communs à toutes les langues mais également de va- riations liées aux spécificités de chaque langue » (Sprenger-Charolles, Siegel, & Béchennec, 1997, p. 359). De plus, ces modèles se réfèrent généralement à un apprentissage explicite, attentionnel de l’écrit. Or, selon certains modèles (Gombert et al., 1997 ; Share, 1995), l’apprentissage dépend également, surtout pour les langues inconsistantes, de l’exposition à l’écrit, avec une acquisition implicite des régularités de la langue à laquelle l’enfant est con- fronté pendant ses lectures, par la simple rencontre répétée des mêmes chaines phonogra- phiques dans des mots différents. L’apprentissage implicite de l’orthographe est développé dans le chapitre suivant.
C hapitre 2
Apprentissage implicite de l’orthographe
Certains modèles développementaux de l’écrit ont mis en évidence que l’apprentissage for- mel, centré sur les relations phonèmes-graphèmes, ne suffit pas pour expliquer l’acquisition des irrégularités de la langue comme le doublement des consonnes (e.g., carotte carrote ? carrotte ?) ou la fréquence de certaines associations de lettres (e.g., poteau poto ? pauto ?). En effet, outre que les seules correspondances phonèmes-graphèmes (C-PG) ne permettent d’écrire correctement que la moitié des mots du français (Véronis, 1988), de nombreuses irré- gularités ne font l’objet d’aucun enseignement explicite alors même que certaines correspon- dent à des règles (e.g., jamais de consonnes doublées en début ou fin de mot : Pacton, Perru- chet, Fayol, & Cleeremans, 2001). Néanmoins très tôt, dès le CP pour la place légale du dou- blement des consonnes (Pacton & Perruchet, 2006), ces régularités du français sont utilisées par l’apprenti-scripteur. Comment sont-elles acquises ? Il existe aujourd’hui un consensus pour un apprentissage implicite, incident, de ces connaissances, par simple exposition à l’écrit (Deacon, Conrad, & Pacton, 2008 ; Ellis, 2002 ; Fayol & Jaffré, 2008 ; Gombert, 2009 ; Pac- ton, 2008), qui commencerait chez le prélecteur (Gombert, 2003a ; Rieben et al., 2005).
Au sens général, « l’apprentissage implicite désigne un mode adaptatif dans lequel le
comportement d’un sujet devient sensible à la structure d’une situation, sans que cette adap- tation soit imputable à l’exploitation intentionnelle de la connaissance explicite de la struc-
ture » (Pacton, Fayol, & Perruchet, 1999, p. 27). Ce mode d’apprentissage serait essentiel dans les premières étapes du développement cognitif, notamment pour le développement des comportements sociaux et du langage oral. L’apprentissage de la langue maternelle est d’ailleurs le prototype de cette acquisition implicite de connaissances complexes, apparem- ment sans efforts sans prise de conscience de ces règles et sans pouvoir verbaliser ce qui est appris (Pacton & Perruchet, 2006 ; Perruchet, 2005, 2008). En revanche, l’apprentissage ex- plicite des règles grammaticales et leur mise en œuvre orthographique seront laborieux, coû- teux et longs, d’une durée d’au moins cinq ans en français.
Sur le plan de l’écrit, quelle est la nature exacte de ces connaissances : s’agit-il de règles ? Du stockage de formes lexicales ? D’une sensibilité à la fréquence de régularités de la langue écrite ? En fait, la réponse à ces questions a beaucoup varié depuis les premières études, avec l’évolution de la conception de l’apprentissage implicite.
Chapitre 2 : Apprentissage implicite de l’orthographe