Dans la continuité des deux premières études axées sur le passage d’une écriture phonogra- phique à une écriture lexicale des mots, l’objectif principal de ce chapitre était d’évaluer la consistance empirique de l’élève pour transcrire la même rime phonologique dans deux pseu- domots (PM). L’utilisation de PM, marqueurs de la capacité à « construire » des représenta- tions phonologiques (Caravolas, 2006b), devait donc diminuer l’impact des contraintes lexi- cales, notamment la fréquence, et permettre de mieux cerner l’influence facilitatrice de la con- sistance orthographique de la rime (marqueur infralexical) sur l’apprentissage de l’écrit
Les modalités pratiques de dictées de PM à des élèves du CP au CM2 sont assez proches de celles qu’on utilisées Bosse et al. (2003) pour montrer l’utilisation précoce des analogies sans amorçage, dans l’écriture de PM voisins de mots à la fin non habituelle (e.g., /daby/ déri- vé de début) : dictée des PM puis des mots, une semaine plus tard, pour vérifier que les élèves savaient écrire la rime-cible. Toutefois, dans ce travail, les épreuves ont été également propo- sées à des élèves plus âgés (5ème, 3ème) et à des adultes, et les objectifs, centrés sur la consis- tance empirique de l’élève pour transcrire des rimes consistantes ou non sont différents.
Le premier constat est que, confirmant la première hypothèse, comme pour l’écriture de mots, l’indice de consistance empirique (CE) est plus élevé pour transcrire des PM aux rimes consistantes que des PM aux rimes inconsistantes. Pour les pseudomots, ce n’est pas au CP que l’indice de consistance empirique est élevé, mais plus tardivement aux CE2-CM1 (cf. figure 8-1, p. 148). Or, ces niveaux sont traditionnellement caractérisés, au contraire, par une diversification des orthographes liée au contact des élèves avec l’écrit (Fayol et al,
1996 ; Lamarche, 1986 ; Pacton et al., 2005 ; Pothier & Pothier, 2003). Dans ce travail, la phase de diminution transitoire de la CE pour écrire la même rime dans des PM est observée plus tardivement, entre le CM2 et les classes de cinquième et troisième. A cette période du développement, il était, au contraire légitime de s’attendre à une stabilisation des transcrip- tions pour écrire des PM, basée sur une bonne assimilation des contraintes graphotactiques de la langue (Pacton et al., 2005) et/ou des capacités de transfert à un matériel inconnu des con- naissances acquises sur les mots (Pacton et al., 2001), c’est-à-dire par analogie.
Cette trajectoire de la CE est expliquée par l’évolution inverse du nombre de graphies dif- férentes utilisées par les élèves (cf. figure 8-3, p. 152). Ainsi, les élèves de cinquième ont uti- lisé en moyenne neuf transcripteurs phonologiquement plausibles pour écrire les PM inconsis- tants et jusqu’à quinze transcripteurs différents pour transcrire la rime /èl/ (el, elh, elle, êlle, aile, eaille etc.), soit trois fois plus que le nombre d’orthographes légales de la rime (el, elle, êle, èle, aile) dans les bases Novlex ou Brulex. Leur imagination apparaît sans bornes pour exprimer la versatilité de transcription de certains sons du français. Ainsi la transcription pôckque (/pok/) rassemble une bonne partie des graphèmes possibles pour le phonème /k/. Cette écriture caricaturale exprime bien la perplexité des élèves confrontés à l’inconsistance orthographique de certains sons et qui va s’étendre à des rimes consistantes (e.g., /fyn/ fühn). Par ailleurs, l’évolution en miroir de la CE et du nombre de transcripteurs indique que les élèves n’utilisent pas leurs inventions pour les deux PM d’une paire (e.g., rime /am/ bamhm/nam : CE = 0). Quantitativement, ces orthographes phonologiquement plausibles in- ventées (PPNL) ne diminuent pas avec le niveau scolaire, se maintenant à environ 20% jusque chez les adultes. Parallèlement les orthographes inventées pour les mots passent de 17% (CP) à 2% (adultes), mais, là encore, sans effet significatif de la consistance des rimes.
Sur le plan développemental, la période CE2-CM1 apparaît bien comme un tournant dans l’acquisition des compétences, « climax phonologique » pour Rativeau et al. (1997). Ensuite (CM2-3ème), il semble que les élèves jouent avec l’inconsistance de leur langue sans pour au- tant transgresser les règles de plausibilité phonologique comme en témoigne le plafonnement attendu de cette mesure au-delà du CE2. Ce plafonnement de la plausibilité phonologique, basée ici sur l’utilisation d’orthographes simples ou complexes, légales ou non, confirme que les élèves utilisent simultanément plusieurs stratégies pour écrire des mots nouveaux (Ehri, 1997, 2006 ; Jaffré & Fayol, 2006 ; Kwong & Varnhagen, 2005). La comparaison, dans la figure 8-10 ci-dessous, de l’évolution de l’indice CE pour écrire des PM (cette étude) et des mots [étude I : rimes consistantes (C3) et rimes pseudo-consistantes (C2)], illustre les straté- gies de traitement utilisées pour les deux types d’items :
Chapitre 8 : Evolution développementale de la consistance emirique (pseudomots) 0.0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 0.6 0.7 0.8 0.9 1.0 CP CE1 CE2 CM1 CM2 5e 3e Ad Ni ve au scol ai re C E (0 -1 ) PM : G1 Consistant Mots : C3 Consistant (I) PM : G2 Inconsistant Mots : C2 Pseudo-Const (I)
Figure 8-10 : Evolution comparée de la consistance empirique (CE : 0-1) de paires de pseu- domots (symboles pleins) et de paires de mots (symboles vides) en fonction du niveau sco- laire, par groupe de consistance des rimes (consistantes () et inconsistantes ( )
- Similarité des processus, entre le CP et les CE2-CM1, pour traiter mots et PM et entre rimes consistantes et inconsistantes ; la principale différence porte sur le niveau de la consis- tance empirique plus élevée, dès le CP, pour écrire les mots à la rime consistante. Ceci est cohérent avec un traitement majoritairement alphabétique pour traiter pseudomots et mots.
- Différence des processus à partir des CE2-CM1 avec une évolution de l’indice CE vers 1 pour les mots, indice d’une écriture semblable pour les rimes des mots, conforme à la construc- tion des paires (voisins orthographiques), et au contraire diminution de la CE, indice d’une écri- ture différente pour les deux pseudomots, voisins phonologiques, qui persiste chez les adultes pour les rimes inconsistantes alors que l’indice remonte pour les rimes consistantes. Ceci semble indiquer que ces élèves n’écrivent pas ici les PM selon une représentation de la rime mais plutôt qu’ils les écrivent selon des combinaisons phonologie-orthographe inventées pour ces mots nouveaux, conformément à Ehri (1997) pour qui les mots non familiers sont lus/écrits par analogie ou par invention.
Le deuxième constat est donc que les pseudomots sont traités différemment des mots, in- dice d’un effet de lexicalité. Cet effet est généralement apprécié chez des adultes, par une meilleure lecture des mots que des pseudomots de même rime phonologique (Ziegler et al., 2003) et par une meilleure lecture des pseudomots (TOBE) que des non-mots (TPB F E) (Grainger, Bouttevin, Truc, Bastien, & Ziegler, 2003). Ziegler et al. (2001) ont ainsi montré que l’effet de lexicalité était d’autant plus important que la langue était inconsistante (anglais > français > allemand). En effet, alors que les langues consistantes peuvent traiter mots et
pseudomots au niveau le plus bas, la lettre ou le graphème, pour les langues inconsistantes, les mots doivent être traités à un niveau de correspondance plus large, notamment la rime (Zie- gler & Goswami, 2005). Les mesures chez l’enfant d’âge scolaire ont souvent échoué à mon- tré un effet de lexicalité en lecture chez les plus jeunes (Grainger et al., 2003 ; Sprenger- Charolles et al., 1998). De surcroît, il est plus tardif en écriture qu’en lecture (Sprenger- Charolles et al., 1997, 1998, 2003). Confirmant l’hypothèse de lexicalité, ce travail met en évidence un meilleur traitement des mots que des PM, manifesté par un nombre plus raison- nable d’orthographes différentes, une plus faible proportion de transcriptions non phonologi- quement plausibles et une plus faible proportion de transcriptions phonologiquement plau- sibles mais non légales en français. De plus, ces effets sont significatifs, même pour les rimes consistantes, et ceci dès le CP (mars), témoignant d’un effet lexical précoce. Ils sont cepen- dant maximaux entre le CM2 et la troisième avec une production élevée d’orthographes bi- zarres pour les pseudomots et au contraire une bonne convergence vers l’orthographe exacte des mots, c'est-à-dire une seule transcription possible. La différence de traitement se retrouve encore chez les adultes. Ceci confirme donc que, quel que soit le niveau scolaire, et jusque chez les adultes (Valdois, Carbonnel, Juphard, Baciu, Ans, Peyrin, & Segebarth, 2006 ; Zie- gler & Montant 2005), rime des mots et rime des pseudomots sont bien traités différemment. Ceci va à l’encontre des théories postulant un traitement des pseudomots par analogie avec les mots réels.
En effet, le troisième constat est que, pour les transcriptions légales de rimes inconsis- tantes, aucun effet d’analogie n’est clairement mis en évidence. Bien que l’étude n’ait pas été construite dans ce but, ce qui en limite à l’évidence les déductions, il semblait intéressant d’explorer ces possibilités classiquement rapportées pour rendre compte de l’influence des représentations lexicales sur le traitement des pseudomots, c'est-à-dire pour comprendre comment l’enfant transfère ses connaissances explicites/implicites sur des mots à des nou- veaux mots (Fayol, 2003 ; Fayol & Jaffré, 1999). De fait, si, aujourd’hui, « presque tout le
monde s’accorde pour reconnaître que les analogies sont utilisées dans l’apprentissage de la
lecture-écriture », « la controverse concerne le moment de cette utilisation » (Gombert et al., 1997, p. 331). Ainsi que rapporté dans le chapitre 1 (§ 2.1, p. 9), les premiers travaux de Goswami (1986, 1988a, b, 1990 ; Goswami & Bryant, 1990 ; Goswami et al., 1998) montrant une utilisation précoce (6-8 ans) de l’analogie sur la rime pour lire/écrire de nouveaux mots anglais, ont été contestés. La principale critique est que les enfants étaient incités implicite- ment/explicitement à utiliser l’analogie, ce qui, pour Savage (2001), jette un « doute significa- tif » sur les conclusions à tirer de ces études. Pour d’autres, l’effet facilitateur de la fréquence
Chapitre 8 : Evolution développementale de la consistance emirique (pseudomots)
de la rime, ou voisinage orthographique, serait plus tardif puisqu’il implique que les enfants aient acquis un certain nombre de connaissances lexicales (Bowey et al., 1998 ; Campbell, 1985 ; Duncan et al., 1997 ; Nation & Hulme, 1998 ; Nation et al., 2001 ; Rittle-Johnson & Siegler, 1999). Toutefois, Martinet et al. (2004) ont rapporté que les élèves de CP, utilisaient les « traces orthographiques » acquises sur les mots (galop) pour écrire des mots nou- veaux (PM : dalop). De leur côté, Bosse et al. (2003, expérimentation 3) ont observé un effet de l’analogie chez des élèves de CP qui avaient reçu un « apprentissage accentué » des mots de référence quelques semaines auparavant. Ceci confirme pour elles que la connaissance de l’orthographe du mot-source est un élément critique déterminant dans la production d’analogie et que celle-ci est reliée au niveau lexical, non aux habiletés alphabétiques. Selon Leybaert et al. (2004) ou Gombert (1992, 2003b ; Gombert & Colé, 2000 ; Gombert et al., 1997), l’ensemble de ces résultats ne serait pas contradictoire mais montrerait l’évolution du processus d’analogie. Les premières utilisations seraient implicites (épilinguistiques), l’utilisation consciente, explicite (métalinguistique) de l’analogie étant plus tardive.
Les résultats de ce travail ne permettent pas de trancher, en particulier parce qu’ils ne montrent pas d’effet net du niveau scolaire sur le mode d’utilisation des différents transcrip- teurs légaux des rimes inconsistantes pour écrire les PM. La plus faible utilisation du trans- cripteur le plus fréquent de la rime pour écrire les PM que les mots n’est pas significative et évolue peu avec le niveau scolaire. La tendance à utiliser l’orthographe la plus consistante, c'est-à-dire celle correspondant au plus grand nombre de voisins orthographiques, les « amis » (Fayol & Jaffré, 1999 ; Gombert et al., 1997) en fin de primaire, n’est pas significative. Elle va néanmoins dans le sens du rôle facilitateur du voisinage orthographique et/ou de la consis- tance orthographique de la rime rapporté par Nation (1997) pour lire-écrire mots et PM an- glais chez des élèves de 8-9 ans. Toutefois, contrairement aux observations de Treiman et al. (1995), elle n’est pas observée ici chez les élèves de CP. Pour ceux-ci, malgré ses limites et son manque de puissance, l’analyse montre qu’ils utilisent significativement plus que les autres élèves le transcripteur le plus simple phonographiquement (Alegria & Mousty, 1996 ; Mousty & Leybaert, 1999) pour écrire les PM. Dans les autres nivaux scolaires, une préfé- rence pour le transcripteur légal le plus simple par rapport à son utilisation pour écrire les mots se dessine mais n’est pas significative. Ceci indique cependant que les élèves différen- cient bien écriture (lexicale) des mots et écriture alphabétique (sous-lexicale) des pseudomots.
En conséquence, le quatrième constat est que l’influence de la consistance de la rime appa- rait plus discrète pour transcrire des PM que des mots. Cette influence se manifeste surtout par un nombre de transcripteurs significativement plus réduit pour écrire les PM consistants que
pour écrire les PM inconsistants, significativement corrélé au nombre de compétiteurs des rimes. Parallèlement, aucun effet facilitateur de la consistance n’est observé sur le nombre de transcripteurs phonologiquement plausibles ou sur l’utilisation des transcripteurs légaux. Ceci est cohérent avec une écriture des PM par procédure alphabétique, même chez les adultes (Per- ry, Ziegler, & Coltheart, 2002a, b). L’effet facilitateur de la consistance orthographique est ce- pendant manifesté par une meilleure consistance des élèves (CE) pour transcrire deux rimes consistantes que deux rimes inconsistantes, aussi bien pour les mots, lorsqu’ils appartiennent au même voisinage orthographique, que pour les pseudomots (cf. figure 8-10, p. 169). L’ensemble de ces résultats confirme donc l’influence facilitatrice de la consistance sur l’apprentissage de l’écrit, même pour les pseudomots, montrant, selon Caravolas (2006b) le lien entre conscience phonologique et acquisition orthographique conventionnelle.
Perspectives
Bien que les modalités d’organisation des rimes soient différentes, cette étude sur l’écriture de pseudomots confirme l’effet facilitateur de la consistance théorique de la rime observé précédemment sur le développement orthographique des mots (chapitre 7). L’inconsistance orthographique du français apparaissait alors comme l’obstacle majeur à l’apprentissage de l’écrit, puisque la seule utilisation des C-PG conduit à une faute d’orthographe pour la moitié des mots (Fayol, 2003 ; Fayol et al., 1996 ; Pacton, Foulin, & Fayol, 2005). Cette étude montre que la consistance empirique de l’élève, contrairement aux attentes, est plus élevée pour transcrire des mots que des PM, alors même que pour ces der- niers les difficultés liées à l’inconsistance orthographique de la langue, ne devraient pas jouer selon les modèles classiques (Frith, 1985). Il semble donc que la meilleure fidélité observée pour transcrire les mots consistants que les mots inconsistants repose plus sur leur représenta- tion lexicale que sur, simplement, l’utilisation correcte des C-PG, auquel cas les résultats sur mots et pseudomots consistants auraient du être confondus. Il est alors permis de supposer que la consistance de l’élève sera plus élevée pour transcrire deux fois la rime d’un mot (CE intra-mot : reine/reine) que pour transcrire la même rime portée par deux mots aux représen- tations lexicales différentes (CE inter-mots : reine/peine) et ceci même pour les rimes consis- tantes (CE dune/dune > CE dune/lune). Ceci est développé dans le chapitre suivant.