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Depuis sa mort, le 4 décembre 1642, la vie et les actions du cardinal de Richelieu n’ont cessé de retenir l’attention des historiens : un nombre difficilement calculable de biographies, dithyrambiques ou critiques, ont été mises sous presse1 ;

des travaux sur l’homme politique2 et sur l’homme d’Église3 ont été produits ; ses

écrits ont été réédités4 ; des études ont été faites sur la réception de Richelieu et sur la

légende qui l’entoure5 ; puis, récemment, un Dictionnaire Richelieu a vu le jour6. De

son vivant, de nombreuses plumes, anonymes ou non, se sont élevées pour dénoncer ses entreprises et ses décisions politiques, notamment en ce qui concerne la centralisation de la monarchie et l’alliance avec les protestants allemands contre l’Espagne catholique dans la guerre de Trente Ans7. Des auteurs, tels que François

Garasse et surtout Mathieu de Morgues, ont produit quantité d’écrits critiquant les

1 Entre l’ouvrage d’Antoine Aubery, Mémoire pour l’histoire du Cardinal duc de Richelieu. Recueillis

par le sieur Aubery, advocat au Parlement & aux Conseils du roy, Paris, Antoine Bertier, 1660, 2

volumes, et la biographie de Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion, 2004, plusieurs auteurs ont écrit la vie du cardinal. On note entre autres : Philippe Erlanger, Richelieu, Paris, Perrin, 1967, 3 volumes ; Michel Carmona, Richelieu. L’ambition et le pouvoir, Paris, Fayard, 1983 ; Joseph Bergin, Richelieu and his Age, Oxford, Clarendon Press, 1992 ; Roland Mousnier, L’Homme rouge ou

la Vie du cardinal de Richelieu, Paris, Robert Lafont, 1992 ; François Bluche, Richelieu, Paris, Perrin,

2003.

2 Voir notamment Orest Ranum, Les créatures de Richelieu, Paris, A. Pedone, 1966 ; Françoise

Hildesheimer, Richelieu. Une certaine idée de l’État, Paris, Publisud, 1985 ; Arnaud Teyssier,

Richelieu, la puissance de gouverner, Paris, Michalon, 2007 ; Hélène Fernandez-Lacôte, Les procès du cardinal de Richelieu : droit, grâce et politique sous Louis le Juste, Seyssel, Champs Vallon, 2010.

3 Voir entre autres Jean Joncheray, « L’Instruction du chrétien de Richelieu. Prône ou catéchisme ? »,

Pierre Colin et al. (dir.), Aux origines du catéchisme, Paris, Desclée, 1989, p. 229-246 ; Monique Cottret, « Raison d’État et politique chrétienne entre Richelieu et Bossuet », Bulletin de la Société de

l’Histoire du protestantisme français, no 138 (1992), p. 515-536 ; Françoise Hildesheimer, « Au cœur

religieux du ministériat. La place de Dieu dans le Testament politique de Richelieu », Revue d’histoire

de l’Église de France, t. 84, no 212 (1998), p. 21-38 ; Pierre Blet, Richelieu et l’Église, Versailles,

éditions Via Romana, 2007 ; Benoist Pierre, op. cit., 2013.

4 Françoise Hildesheimer a édité le Testament politique, Paris, Honoré Champion, 2002 ; avec

Stéphane-Marie Morgain les Œuvres théologiques, t. I et t. II, Paris, Honoré Champion, 2002-2005 ; Arnaud Teyssier a réédité le Testament politique, Paris, Perrin, 2011.

5 Voir notamment les travaux de Laurent Avezou, « Le tombeau littéraire de Richelieu. Genèse d’une

héroïsation », [En ligne] Hypothèses, vol. 5, no 1 (2002), http://www.cairn.info/revue-hypotheses-2002-

1-page-181.htm, consulté le 5 décembre 2015 et « La légende de Richelieu : fortune posthume d’un rôle historique, du dix-septième au vingtième siècle », Thèse de doctorat, Paris, Université Panthéon- Sorbonne, 2002, 578 p. ; Roland Mousnier, « Histoire et mythe », Antoine Adam et al., Richelieu, Paris, Hachette, 1972, p. 239-252 ; Christian Jouhaud, La main de Richelieu ou le pouvoir du cardinal, Paris, Gallimard, 1991 ; Giuliano Ferretti, « Élites et peuple à Paris, 1642-1650. La naissance de l’historiographie sur Richelieu », Nouvelles de la république des Lettres, no 1 (1997), p. 103-130. 6 Françoise Hildesheimer et Dénes Harai (dir.), Paris, Honoré Champion, 2015.

7 Sur l’alliance avec les protestants, voir Françoise Hildesheimer, op. cit., 2004, p. 138 sq et Cécile

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politiques cardinalistes8. De son côté, le principal ministre a réagi en constituant un

groupe d’hommes de lettres chargé de répondre par la plume à ces critiques : on y compte entre autres François Langlois sieur de Fancan, Guillaume Bautru, et Paul Hay du Chastelet, qui, avec le Père Joseph, produisent des textes dénonçant les adversaires et défendant les actions de leur protecteur9.

Parmi les plumes au service du cardinal, certaines ne produisent pas de libelles, mais plutôt des éloges. Autour de Richelieu, évoluent en effet plusieurs auteurs qui célèbrent l’homme de pouvoir, en lui dédiant des textes ou en produisant des écrits épidictiques. Devenu un des premiers mécènes du royaume, il attire plusieurs auteurs en quête de protection10. Parmi les hommes de lettres gravitant

autour du principal ministre, certains ont obtenu de lui une charge rétribuée, tels que Jean Sirmond qui devient en 1633 historiographe du roi11 ; d’autres reçoivent des

pensions ou des gratifications ponctuelles, tels que Jean Chapelain12. À l’instar des

Bouthillier, Sublet de Noyers et Bullion, qui ont joué des rôles notables au sein de la machine étatique, ils sont devenus, dans une certaine mesure, les créatures du cardinal, en ce sens qu’ils lui doivent – au moins en partie – leur fortune et leur élévation sociale13.

8 Sur ces écrits, voir entre autres : William Farr Church, Richelieu and Reason of State, Princeton,

Princeton University Press, 1973 ; Laurent Avezou, « Richelieu vu par Mathieu de Morgues et Paul Hay du Chastelet. Le double miroir de Janus », [En ligne], Pierre-Jean Dufief (dir.), L’écrivain et le

grand homme, Genève, Droz, 2005, p. 167-178 ; Benjamin Dupas, « Autour du Père Garasse, 1623-

1626 : l’invention collective d’un auteur unique », [En ligne], Isabelle Moreau et Grégoire Holtz (dir.),

« Parler librement » : La liberté de parole au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, Lyon, ENS éditions,

2005. http://books.openedition.org/enseditions/164 ?lang=fr, consulté le 4 janvier 2016 ; Caroline Maillet-Rao, « La théologie politique des dévots Mathieu de Morgues et Michel de Marillac, opposants au cardinal de Richelieu », Renaissance and Reformation/Renaissance et Réforme, vol. 32, no 3 (été

2009), p. 51-77 et La pensée politique des dévots. Mathieu de Morgues et Michel de Marillac, Paris, Honoré Champion, 2015 ; Paul Scott (éd.), Le gouvernement ou Eloge de son eminence, Satyre ou la

miliade, Londres, The Modern Humanities Research Association, 2010.

9 Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000

(1966), p. 177 ; Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, t. 1, Genève,

Droz, 1999 (1969), p. 272 ; Laurie Catteeuw, « Censure, raison d’État et libelles diffamatoires à l’époque de Richelieu », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. 36, no 71 (2009),

p. 363-375 ; Benoist Pierre, op. cit., 2013, p. 364.

10 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, éditions de Minuit, 1985, p. 81 ; Peter W. Shoemaker,

Powerful Connections, Newark, University of Delaware Press, 2007, particulièrement le chapitre 1 :

« Theorizing Patronage », p. 26 sq.

11 René Kerviler, La presse politique sous Richelieu et l’académicien Jean Sirmond (1589-1649), Paris,

J. Baur Libraire-Éditeur, 1876.

12 Christian Jouhaud et Hélène Merlin, « Mécènes, patrons et clients », [En ligne], Terrain, no 21

(octobre 1993), http://terrain.revues.org/document3070.html, consulté le 23 mars 2007 ; Christian Jouhaud, loc. cit., 1994, p. 311-347.

13 « Creature », [En ligne] Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition, Paris, Veuve de Jean

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Les rapports de Richelieu avec les lettres ont été amplement étudiés : ces travaux mettent principalement en lumière leur utilisation par le cardinal dans sa pratique du pouvoir. En effet, le principal ministre produit et fait produire une grande quantité d’écrits – pamphlets, libelles, traités théoriques – dans le cadre de son gouvernement du royaume. La création de l’Académie française en 1635, qui met au service de l’État un groupe d’auteurs s’occupant de la langue française et des belles- lettres, accentue le contrôle de la sphère lettrée par le cardinal, en transformant un patronage privé en patronage étatique14. Ainsi, il s’est entouré d’hommes de plume,

chargés de rendre publiques et de défendre les décisions et les actions du pouvoir royal, permettant ainsi de légitimer l’autorité de ce pouvoir royal15. Surtout, cela lui

permet de garder la main sur la transmission des actions du pouvoir, en les donnant à lire et en produisant leur interprétation16.

L’historiographie associe le nom d’Antoine Godeau à celui de Richelieu. Les biographies de l’abbé Cognet et de Georges Doublet, les travaux d’Yves Giraud, insistent tous sur la proximité entre l’homme de lettres qu’est Godeau et le principal ministre17. Cela est même reconnu du vivant de Godeau, Peiresc le décrivant comme

un « domestique de l’Éminentissime cardinal-duc18 ». Le terme de domestique signifie

qu’il appartient à sa maison, qu’il lui est attaché ; ses liens avec Richelieu sont donc reconnus par ses contemporains. Dans le cadre de ce chapitre, il ne s’agira pas de remettre en cause la relation entre le puissant et l’homme de lettres, mais plutôt de l’interroger dans la longue durée. Il sera d’abord question de l’établissement de cette relation, puis de la manière dont elle s’est manifestée du vivant de Richelieu. Par la suite, il s’agira d’appréhender comment Godeau la produit après la mort du principal ministre, qui survient tôt dans sa trajectoire – six ans après son accès à l’épiscopat. De

bin/dico1look.pl ?strippedhw=creature&dicoid=ACAD1694&headword=&dicoid=ACAD1694, consulté le 10 janvier 2016. Voir l’ouvrage d’Orest Ranum, Les créatures de Richelieu. Paris, A. Pedone, 1966.

14 Alain Viala, op. cit., p. 26 ; Claudine Haroche, « Le pouvoir absolutiste face aux manières

conviviales des cercles au XVIIe siècle », Politix, vol. 7, no 26 (1994), p. 67-75 ; Nicolas Schapira, op.

cit., p. 81.

15 Sur la production d’un discours qui légitime le pouvoir, voir Michel de Certeau, op. cit., 2002

(1975), p. 20-23 et Christian Jouhaud, op. cit., 2000.

16 Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la journée des Dupes, Paris,

Gallimard, 2015, p. 51-79.

17 Alexandre Cognet, op. cit., 1900 ; Georges Doublet, op. cit., 1911, 2 volumes ; Yves Giraud,

« "Nains de Julie" et homme de Dieu […] », loc. cit., 1975, p. 11-46.

18 Lettre de Peiresc à Bouchard du 1er août 1636, dans Philippe Tamizey de Larroque (éd.), Lettres de

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questionner la relation de soumission de Godeau à Richelieu permet d’aborder, d’une part, la façon dont un homme de plume peut acquérir – et maintenir – une capacité d’action qui dépasse la sphère lettrée et, d’autre part, la question de la mise en écriture du pouvoir central.

a) Obtenir un statut (…-1642)

Le 3 mai 1636, Scipion de Villeneuve-Thorenc, évêque de Grasse, décède ; le 12 mai 1636, Antoine Godeau est ordonné prêtre ; le 21 juin 1636, il est choisi pour remplacer Villeneuve-Thorenc19. Ces événements – décès, ordination, nomination –

prennent place dans une temporalité courte, soit quelques semaines. Par ailleurs, d’avocat au Parlement en janvier 162620, Godeau devient 10 ans plus tard évêque en

Provence. Que s’est-il produit durant cette décennie, et durant ces six semaines, pour que son nom soit étroitement associé à celui de l’Éminence rouge ? Pour répondre à cette question, il importe d’examiner à la fois la mise en récit de l’obtention du statut épiscopal de Godeau, et les traces de cet événement et de la relation entre l’homme de lettres et le puissant.

1– Une paraphrase, un bon mot et un évêché

« Monsieur Godeau, vous m’avez donné un Benedicite, & moi je vous donne

Grasse21. » Cette anecdote fait référence à la paraphrase en vers d’un psaume, celui du

cantique des trois enfants22 ; Godeau l’aurait offerte au cardinal de Richelieu qui, en

échange, lui aurait donné le diocèse de Grasse. L’anecdote a largement circulé après la mort des protagonistes. Elle est reprise quasi systématiquement dans l’historiographie française jusqu’au début du XXe siècle. D’abord entérinée par les

auteurs, elle est progressivement mise en doute.

La première apparition de l’anecdote du Benedicite survient en 1693, dans les

Menagiana. Cinquante-sept ans après l’événement, cinquante-et-un ans après la mort

de Richelieu et vingt-et-un ans après la mort de Godeau, il y est écrit :

19 Et le 14 décembre 1636, Godeau est ordonné évêque de Grasse. Joseph Bergin, op. cit., 1996, p. 632. 20 Idem.

21 Laurent Bordelon, Diversitez curieuses, Pour servir de Récréation a l’Esprit, vol. 5, Amsterdam, De

Hoogenhuysen, 1696, p. 50.

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C’est M. de Bautru qui a dit de M. Godeau qu’il avoit eu Grâsse pour un

Benedicite. Il y a des gens qui trouvent que cela tire un peu trop à la pointe ; mais

il faut remarquer que ce temps-là étoit le temps des pointes23.

Dans ce passage, on relève trois éléments. D’abord, le jeu de mots est attribué à Bautru, un proche de Richelieu, et non au cardinal lui-même24 ; ensuite, l’obtention de

l’évêché de Grasse par Godeau repose sur un seul texte, le Benedicite ; enfin, l’anecdote prend place dans un ouvrage qui est un hommage à Gilles Ménage, décédé en 1692. En effet, il s’agit de publier non pas un discours sur l’homme de lettres, mais plutôt les discours de l’homme de lettres, ce qui sert à montrer ses bons mots et son esprit25. Cet écrit est un ensemble de petites histoires, entendues comme des récits

agréables, récréatifs, à propos d’un temps présent qui recouvre plusieurs décennies26.

Ainsi, les propos dans les Menagiana sont présentés comme étant authentiques, et surtout, comme provenant d’un témoin privilégié des événements du milieu lettré. En somme, la mise en écriture a posteriori de l’obtention de l’évêché de Grasse par Godeau sert à mettre en valeur Ménage, et non les acteurs du récit.

Par la suite, ce récit est repris abondamment, en subissant certaines modifications. En 1696, dans ses Diversitez curieuses, Laurent Bordelon aborde cet épisode, en l’inscrivant dans une série de pointes et de bons mots :

Les delicats qui n’aiment point les pointes, & qui les traitent même de Turlupinades, voudront peut-être bien laisser passer celle-ci. Monsieur Godeau aiant presenté au Cardinal de Richelieu un Benedicite qu’il avoit fait en Vers ; ce Ministre lui donna l’Evêché de Grasse en lui disant : Monsieur Godeau, vous m’avez donné un Benedicite, & moi je vous donne Grasse27.

Trois ans plus tard, il ne s’agit plus de Bautru, mais du cardinal en personne, qui aurait prononcé la pointe. Ce qui était d’abord présenté comme un jeu de mots d’un proche de Richelieu, qui commentait un événement, est devenu l’événement. En effet,

23 Gilles Ménage, Menagiana ou Les bons mots, les pensées critiques, historiques, morales et

d’érudition de Monsieur Ménage, recueillies par ses Amis, t. 1, Paris, Florentin et Pierre Delaulne,

1693, p. 107.

24 On attribue à Guillaume Bautru plusieurs bons mots, notamment celui de « la journée des Dupes ».

Voir Christian Jouhaud, op. cit., 2015, p. 40.

25 Francine Wild, « Ménage après Ménage : les versions successives du Menagiana (1693, 1694,

1715) », [En ligne], Littératures classiques, vol. 3, no 88 (2015), http://www.cairn.info/revue-

litteratures-classiques-2015-3-page-215.htm, consulté le 9 janvier 2016. Sur les « Ana », soit les recueils des mots mémorables d’un auteur réunis à sa mort par un ou des disciples, voir Karine Abiven, « Citation des paroles d’autrui dans les cercles mondains au XVIIe siècle : formes et stratégies de la

circulation des discours », [En ligne], Ci-Dit, Communications du IVe Ci-dit,

http://revel.unice.fr/symposia/cidit/index.html ?id=383, consulté le 9 janvier 2016.

26 Karine Abiven, « "Comme une anecdote de la veille" : mise en scène énonciative de l’actualité dans

les genres anecdotiques (1660-1710) », [En ligne], Littératures classiques, vol. 2, no 78 (2012),

http://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2012-2-page-17.htm, consulté le 15 janvier 2016.

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dans le texte des Menagiana, rien n’indique que la pointe de Bautru aurait été dite au moment où Godeau a reçu son évêché ; cela pourrait avoir été énoncé plusieurs années plus tard. Chez Bordelon, le jeu de mots prend place dans une mise en scène où Godeau et le cardinal sont tous les deux présents ; la pointe devient l’acte par lequel l’un fait de l’autre un évêque.

En 1705 et en 1709, deux autres ouvrages font mention de cet épisode. Faydit et un auteur anonyme soulignent que Godeau a obtenu Grasse après avoir publié son

Benedicite28. Toutefois, le jeu de mots de Bautru/Richelieu est évacué ; seul le texte

est présenté comme ayant permis à son auteur de devenir évêque. La mise en récit se modifie quelque peu en 1726, avec François Gayot de Pitaval. Dans son ouvrage sur les mots d’esprit, il indique, en traitant du cardinal de Richelieu, que ce dernier

aimoit les pointes, même celles qui ne sont qu’un pur jeu de mots. En donnant l’Evêché de Grace à M. Godeau, qui lui avoit presenté une traduction du Pseaume

Benedicite ; il lui dit vous m’avez donné Benedicite, je vous donne grace. On dit

même/321/que ce Cardinal afin de faire cette pointe, ne donna pas à M. Godeau un Evêché plus considerable29.

Désormais, non seulement Godeau doit-il sa position à un jeu de mots, mais cela l’aurait potentiellement empêché d’avoir un évêché plus important. La qualité du texte de Godeau est évacuée au profit de l’esprit du principal ministre, qui n’aurait souhaité que faire un bon mot. Ce récit prenant place dans un ouvrage donnant à lire des traits d’esprit, il n’est pas surprenant que la pointe ait été amplifiée. C’est en effet le seul endroit où il est écrit que Godeau aurait pu avoir un évêché plus important, n’eût été du désir de Richelieu de faire une pointe.

Ensuite, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les auteurs reprennent la version de

Bordelon. Evrard Titon du Tillet en 1732, Claude-Pierre Goujet en 1756, Pierre Barral en 1759, tous affirment, dans des ouvrages d’histoire littéraire, que Godeau est devenu évêque de Grasse par sa paraphrase et avec un jeu de mots de Richelieu. Titon du Tillet écrit :

28 « Le celebre Mr Godeau fut nommé à l’Evêché de Grace après son beau Benedicite. », Pierre

Valentin Faydit, Remarques sur Virgile et sur Homere, et sur le stile poetique de l’Ecriture-sainte, Paris, Jean & Pierre Cot, 1705, p. 400. « On a donné l’Evêché de Grace à Antoine Godeau, pour avoir fait un beau /54/ Benedicite […] », Anonyme, Les beaux jours de La Haie : enrichis des rencontres

plaisantes & de quelques nouvelles histoires agréables & galantes, Londres, Daniel du Jardin, 1709,

p. 53-54.

29 François Gayot de Pitaval, Saillies d’esprit, ou choix curieux de traits utiles et agréables pour la

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Le Cardinal de Richelieu l’estimoit particulierement ; & l’on dit un bon mot & une réponse agréable de cette Eminence. Quand l’Abbé Godeau lui présenta la Paraphrase qu’il avoit faite en Vers sur le Cantique, Benedicite omnia opera

Domini Domino, il lui dit d’un ton gracieux : M. l’Abbé, vous me donnez le Benedicite ; & moi, je vous donne Grasse. En effet le Cardinal fut aussitôt

demander au Roi l’Evêché de Grasse pour l’Abbé Godeau, & l’obtint30. Ensuite, on peut lire chez Goujet :

Il en résulte, que si ce furent, comme on le dit, les Prédications de M. Godeau, qui engagerent le Cardinal de Richelieu à l’élever à l’Episcopat, il faut qu’il ait reçu les/275/Ordres sacrés presque en même temps, & que ses Prédications ayent fait un prompt éclat, puisqu’il fut nommé Evêque le 21 juin 1636. D’autres prétendent qu’étant allé présenter au Cardinal de Richelieu sa Paraphrase du Cantique des

trois jeunes Hébreux, ce Ministre le nomma sur le champ à l’Evêché de Grasse,

alors vacant ; & lui dit, pour le plaisir apparemment de faire une pointe, ces paroles, qu’on a mises au rang des bons mots : Vous m’avez donné Benedicite, &

je vous donne Grace31. Enfin, Barral souligne :

Il n’avoit que 30 ans lorsqu’il fut nommé à l’Evêché de Grasse par le Cardinal de Richelieu, à qui il étoit allé présenter la Paraphrase du Cantique des trois jeunes Hébreux, & qui probablement le nomma à ce bénéfice pour le plaisir de faire une mauvaise pointe : Vous m’avez donné Benedicite, lui dit-il, & je vous donne

Grasse32.

Dans ces trois extraits, on note certaines différences. La première mise en récit fait part du don de la paraphrase, du bon mot du cardinal. Ensuite, ce que Richelieu demande l’évêché pour l’homme de lettres. Il y a une reprise simple du texte de Bordelon – le jeu de mots est exactement le même – et la production de cette anecdote

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