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Le corps de l’homme-orchestre est en relation étroite avec la musique qu’il crée. Plus que d’autres musiciens, l’homme-orchestre est indissociable de ses instruments. Attachés à son corps, ils deviennent des membres musicaux. En décrivant un homme-orchestre du XIXe siècle, Victor Fournel (1867) dit que « [l]e moindre dérangement des muscles, le moindre tremblement de jambes, le moindre clignement d’yeux, le moindre tressaillement des nerfs produirait aussitôt, la plus déplorable cacophonie. » (p. 38). Quand l’homme-orchestre bouge, ses instruments font du bruit. Il est donc parfois difficile de voir où l’homme-orchestre arrête et où ses instruments commencent.

Nous ne pouvons pas nous empêcher ici de penser aux cyborgs de la science-fiction. Ces êtres mi-humains, mi-machine combinent des éléments organiques à des éléments cybernétiques ou mécaniques. Des robots à peau humaine ou des humains disposant de prothèses mécaniques, les cyborgs ne sont pas uniquement limités au monde des films ou des romans. L’utilisation de plus en plus répandue d’articulations métalliques pour remplacer des pièces osseuses usées, des stimulateurs cardiaques de plus en plus informatisés et le

développement d’ordinateurs qui s’intègrent au corps humain tel que Google Glass19 fait en sorte que le cyborg est de moins en moins confiné au monde de la science-fiction. En intégrant ses instruments à son corps et en utilisant la technologie pour les activer, l’homme-orchestre nous présente un modèle du cyborg musical.

Nous pouvons imaginer que cette relation entre corps et musique ou corps et technologie chez l’homme-orchestre contribuent également au plaisir qu’éprouvent ses spectateurs. Plusieurs personnes sont fortement intéressées par la technologie, et se plaisent à comprendre comment quelque chose fonctionne. Vic Ellis constate que quelques-uns de ses spectateurs sont parfois plus intéressés à comprendre son appareillage que de regarder son spectacle (communication personnelle, 2013). Entrelacé avec ses instruments, l’homme- orchestre devient une espèce de machine Goldberg. Cet éponyme vient d’un dessinateur américain et des plans qu’il a créés pour des machines extrêmement compliquées dont l’objectif était de réaliser des tâches très simples et anodines, ouvrir une lumière par exemple. Comme l’homme-orchestre, l’intérêt n’est pas nécessairement le résultat, mais le processus. Pour que ce processus soit intéressant, il doit être visible.

Les nouvelles technologies d’enregistrement audio abordables et facilement utilisables par le grand public font en sorte que presque n’importe quel musicien peut s’enregistrer plusieurs fois et faire entendre toutes les pistes en même temps. Comme nous l’avons décrit auparavant, même si le musicien a joué de tous les instruments lui-même et que le spectateur les entend en même temps, le résultat n’a pas été produit de façon simultanée. C’est sans doute ce qui amène Harris (2012) à conclure que même si ce sont des musiciens talentueux, ces derniers ne sont pas des hommes-orchestres.

Pour la plupart de ces musiciens, la technologie informatique ou électronique est invisible. On ne voit pas le stockage d’informations sur le disque, ni le travail que fait un ordinateur. Par contre, la technologie mécanique de l’homme-orchestre est très évidente. Il ne cache aucunement ses poulies, ses courroies, ou ses attaches. Sa technologie est visible.

La relation entre corps et musique chez l’homme-orchestre devient encore plus étroite lorsqu’on s’attarde à regarder quelle influence l’un peut avoir sur l’autre. L’homme-orchestre doit bouger pour actionner ses multiples instruments. Il doit également bouger pour créer un spectacle qui plaira à ses spectateurs. Cependant, il n’est pas libre de bouger comme il le voudrait, car chaque mouvement est accompagné d’un bruit. La musique structure les mouvements du corps en même temps qu’elle les restreint. Il est difficile de dire qui joue de quoi. Est-ce que l’homme-orchestre joue de la musique, ou est-ce que c’est la musique qui joue de l’homme-orchestre? Le corps de l’homme-orchestre et la musique qu’il joue sont indissociables. L’un devient partie intégrante de l’autre.

Une fois la relation entre corps et musique mise de l’avant, il n’est pas surprenant de constater que le corps de l’homme-orchestre est utilisé de façon taxonomique. Les artistes qui répondent à notre définition d’homme-orchestre sont multiples, et ils jouent d’une grande variété d’instruments de plusieurs façons différentes. Les styles joués incluent le blues, le folk, le jazz et la musique électronique. Ce qui lie ces artistes est l’utilisation spécialisée de leur corps pour jouer de plusieurs instruments en même temps. Pour des fins taxonomiques, l’utilisation du corps sert à distinguer l’homme-orchestre des autres musiciens. L’utilisation de son corps est plus importante que les instruments, le style musical ou le contexte dans lequel la musique est jouée. De plus, Dave Harris (2012, p. 394) nous fait remarquer qu’à l’intérieur de cette catégorie d’homme-orchestre, les artistes sont en majeur partie classés selon leur posture : debout ou assise. Rares sont les musiciens qui passent d’une posture à l’autre, mais certains font la transition d’une vers l’autre pour des raisons professionnelles ou de santé. Encore une fois, l’utilisation du corps sert à créer des catégories avant les instruments utilisés ou le style de musique joué par l’interprète.

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