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D Histoire culturelle du regard et des représentations, histoire politique

C'est ainsi que toute une historiographie récente s'empare des photographies49, à la suite et un peu sur le même mode que celle qui s'est emparé de la forme romanesque et plus largement de la littérature. Sylvain Venayre, ancien élève d'Alain Corbin, est l'un des plus vivants exemples de cette histoire culturelle, fille des histoires des représentations et des sensibilités qui « pour comprendre et restituer ce qui a été naguère ressenti, doit fouiller dans ce qu'il y a de plus abstrait, c'est-à-dire le langage »50. C'est dans une longue tradition qu'il installe ses propres recherches, permettant ainsi de comprendre quels ont été les jalons conceptuels nécessaires à la prise en compte du langage et de ses structures comme source. Commençant par rappeler l'invitation de Lucien Febvre à consacrer des travaux sérieux sur l'étude de mots (à l'exemple de « civilisation »), il montre comment les spécialistes d'histoire politique contemporaine se sont ensuite saisis de l'étude du vocabulaire, se réclamant d'une histoire des mentalités qui, instruite par les travaux des linguistes, cherchait à dégager les structures des discours. C'est autour du « tournant historiographique des alentours de 1980 »51 où naît la notion de représentation et avec elle l'idée de classe sociale comme fruit d'une conscience de soi, que s'opère le basculement. C'est ainsi que se fait pour les textes le dépassement de l'opposition des analyses « internalistes » d'un côté et « externalistes » de l'autre52 par la prise en compte du mot, en tant que réalité sociale indépendante qui participe activement à la production des discours53 – et donc l'affranchissement de la seule recherche du sens donné par l'auteur. Ce que l'on découvre désormais dans les textes, ce sont des images dont la définition, écrit Sylvain Venayre, est polysémique. Ce sont d'abord celles qui relèvent des représentations, c'est-à-dire des idées que l'on se fait sur tel objet/sujet et qui « mobilisent non seulement nos connaissances » sur lui, « mais aussi les vecteurs de ces connaissances

49 Ilsen About et Clément Chéroux (art. cit.) montrent que l'analyse des images par l'histoire, elle, est plus ancienne et ils signalent une série de titres (pp. 15-16) qui le montrent dont Francis Haksell, L'historien et les

Images, Paris, Gallimard, 1995 (trad. De l'anglais par Louis Evrard et Alain Tachet), et Peter Burke, Eyewitnessing. The uses of Images as Historical Evidence, Londres, Reaktion Books, 2001.

50 Sylvain Venayre, Disparu ! Enquête sur Sylvain Venayre, Paris, Les Belles Lettres, 2012. 51 Idem, p. 137.

52 En simplifiant, il s'agit là d'une analyse qui met l'accent sur les seuls processus internes aux œuvres (style, lexicographie, etc.) sur le modèle défendu par Proust dans Contre Sainte-Beuve, et ici d'une analyse qui prétend trouver le sens dans le contexte historique, social et culturel de production de l'œuvre.

53 Sylvain Venayre le souligne (op. cit., p. 132), et identifie Régine Robin et Jacques Guilhaumou comme les promoteurs de l'usage des approches linguistiques en histoire (note 75, p. 175).

[…], ainsi que notre propre rapport, socialement construit »54 à lui. Elles conditionnent l'expérience ou l'occurrence singulière de tel sujet ou de tel objet, en même temps qu'elles sont façonnées par elle, définissant par là une réalité toute sociale. Et ensuite, celles qui sont des modèles idéaux qui agrègent les premières, et que Sylvain Venayre a qualifié de « figures »55 – c'est l'exemple d'Alain Corbin qui, dans L'Harmonie des plaisirs. Les manières

de jouir du siècle des Lumières à l'avènement de la sexologie56, cherche à analyser les normes

autour de la vie sexuelle.

Sylvain Venayre, dont les travaux et les méthodes sont stimulants en tant qu'ils ouvrent des possibilités d'analyses nouvelles, remet bien en perspective le cheminement conceptuel que la discipline a effectué. Et, c'est une hypothèse personnelle, prendre le détour de cette historiographie, fille du Linguistic Turn, qui préfère aux grandes enquêtes quantitatives les perspectives constructivistes appliquées aux discours et aux mots, c'est comprendre ce qu'il a fallu théoriser pour que l'histoire puisse se saisir des photographies. C'est le cas des études comme celles exposées lors du colloque de Roubaix en 2008 sur l'image de sport57 qui étudient ici la constitution de la virilité, là les photos de sport durant la Grande Guerre entre moyen d'instruction pour le soldat et construction d'un mythe de la guerre, mais aussi la propagande allemande du culte du torse nu et blanc autour de la sortie des Dieux du stade en 1938, ou la cristallisation de nouvelles pratiques sportives de pair avec leur appropriation par la culture populaire autour du développement de la presse illustrée. Se basant sur les apports de la théorie photographique et sur une historiographie qui s'est d'abord intéressée à la photographie pour ses mensonges ou en tant qu'elle est un miroir des sociétés, et la dépassant dans le même temps, une étude comme celle d'Estelle Sohier58 renverse la traditionnelle vision par en haut du colon en s'intéressant à la culture de l'image telle que le pouvoir éthiopien se l'est appropriée. S'intéressant à la photographie comme ressource pour le pouvoir, à la suite de David Freedberg et Louis Marin59, elle la fait apparaitre à la cour de Ménélik II à

54 Sylvain Venayre, op. cit., p. 140.

55 Sylvain Venayre, Les Figures de l'aventure lointaine dans la France des années 1850-1940, thèse de doctorat, Paris-I, 2000 ; Voyager au XIXe siècle, Mots, figures, pratiques, habilitation à diriger les recherches, 2010.

56 Alain Corbin, L'Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l'avènement de la

sexologie, Paris, Perrin, 2007. Dans Le Miasme et la jonquille déjà, en 1983, il mettait en évidence les

représentations liées à l'odorat.

57 Colloque intitulé « L'Image de sport : archives, histoire, droit », qui a donné lieu à une publication : Françoise Bosman, Patrick Clastres, Paul Dietschy (dir.), Images de sport. De l'archive à l'histoire, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010.

58 Estelle Sohier, Le roi des rois et la photographie : politique de l'image et pouvoir royal en Ethiopie sous le

règne de Ménélik II, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

59 David Freedberg, Le Pouvoir des images, Paris, Gérard Monfort, 1998 (trad. de l’américain par Alix Girod), Éd. orig. : The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1989. Louis Marin, Des Pouvoirs de l'image, Paris, Seuil, 1993.

la fois comme un moyen de légitimer le pouvoir et d'en faire un pouvoir souverain en tant qu'elle crée des signes de reconnaissance et donc du lien social. Ainsi, cette étude tient autant de l'histoire politique que culturelle telle que Pascal Ory la met en place60 puisqu'elle met en valeur les images en tant que forme et objet pris dans les échanges et les circulations, fruits de pratiques locales.

Plutôt qu'un catalogue des fonctions de la photographie et de ses usages ou même un catalogue historiographique, on a voulu ici marquer les étapes conceptuelles qui ont jalonné la pensée de la photographie et sa prise en considération par les sciences humaines et sociales, et qui sont, quand on aborde la photographie en tant que source, autant d'éléments de définition qu'il faut toujours déjà avoir à l'esprit. Il faut reformuler ici l'importance de la prise en compte du caractère d'objet de la photographie. Par là, elle s'insère dans les rapports sociaux en même temps qu'elle les complexifie : objet qui circule et s'échange (commerce, publications, diffusion, publicités, etc.), elle acquiert une autonomie et une valeur sociale indépendante qui doit entrer en considération dans les attitudes et les pratiques qui se forment à son endroit, suggérant qu'elle est à la fois le produit d'un contexte, d'une subjectivité, et de la nature même de son médium61. Chemin faisant, c'est aussi l'historicité même de la perception comme fait social et construit que l'on a fait apparaître. En témoigne un ouvrage comme Histoire de voir62 qui fait une histoire des façons de voir plutôt que des courants, à travers les évolutions techniques et des photographies prises dans la production de photographes célèbres et dans une moindre mesure d'anonymes. C'est le cas de « Instantané et mouvement. Le temps apprivoisé » qui montre comment, à partir de la réduction du temps de pose rendue possible par le gélatino-bromure d'argent, se développent les normes de l'instantanéité : netteté parfaite du sujet que le photographe a su voir, auquel on a effacé toute trace de mouvement et que l'œil nu n'aurait su percevoir (comme un saut pris dans son déroulement chez Jacques-Henri Lartigue, Bouboutte, Rouzat, 1908)63. La perception est donc le fruit de normes de représentation issues à la fois de la technique, de la nature des sujets, et de la façon

60 Pascal Ory, « L'histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement », Revue d'histoire

moderne et contemporaine, 47/3 (2000), pp. 525-526. Il y montre comment sont forgées des « politiques

symboliques » conscientes qui sont mises en place au moyens de « dispositifs sensibles » dont les images font partie.

61 On évite ainsi de parler d'une nature d'objet dans une visée matérielle car il semble que ce soit tout aussi valable pour la photographie numérique, et dans une visée abstraite car justement, la photographie n'est pas seulement objet d'un processus, mais elle est aussi à sa source.

62 Michel Frizot, Robert Delpire, Histoire de voir, t.1 De l'invention à l'art photographique (1839-1880), t.2 Le

medium des temps modernes (1880-1939), t.3 De l'instant à l'imaginaire (1930-1970), Paris, Centre national

de la photographie, 1989.

socialement construite dont on les regarde. Mais elle est aussi fonction des perceptions que les photographes et la société ont du médium photographique comme de l'appareil, chacune d'elles étant historique également et socialement construite : avant d'intégrer le champ de l'art, en rentrant aujourd'hui dans l'institution du musée, la photographie a été perçue comme une illustration dans les journaux, un document dans la pensée de l'objectivité, pour aujourd'hui être toujours déjà conçue à la fois comme une œuvre d'art dont on cherche à résoudre l'énigme et comme un document par les sciences humaines et le public64. L'appareil photographique aussi était le domaine des professionnels avant de devenir un objet démocratique dont les amateurs ont pu se saisir. Ce que cela implique, sans aller nécessairement jusqu'au changement de paradigme annoncé par Sylvie Merzeau basé sur le concept de médiasphère65, c'est la cohabitation de deux modes de rapport au temps et à l'archive : quand la mémoire, et les structures mentales en général se fondaient de manière privilégiée sur les ressources de l'écrit, elles sont désormais envisagée aussi – surtout ? – à travers la possibilité de l'enregistrement visuel.

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