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À travers la similitude des sujets. Au cours des recherches, qui se sont presque

exclusivement concentrées sur les sources photographiques, des similitudes sont apparues à plusieurs reprises entre les sujets des images. Une photographie de Thomaz Farkas (illustration 63) est apparue tour à tour créditée de Marcel Gautherot et de son propre auteur –

et pour cause, la ressemblance est frappante (illustration 64)15. Il est possible que les deux photographies soient prises le même jour, celui de l'inauguration du 21 avril 1960 (c'est une certitude pour la première), l'angle est le même, c'est simplement le côté de la terrasse du Congrès National qui change ; Thomaz Farkas se tient sur le côté sud de l'édifice et Gautherot du côté nord, le premier du côté de l'axe monumental et le second de la Place des Trois Pouvoirs. Mais l'essentiel est là : un grand angle qui permet de saisir, en leur rendant justice, à la fois le rez-de-chaussée vitré, la terrasse et ses visiteurs, les coupoles et les tours. Dans l'ouvrage de Laurent Vidal, De Nova Lisboa à Brasília16, on trouve reproduite une

photographie de Mario Fontenelle qui représente Juscelino Kubitschek et Lúcio Costa qui étudient ce qui est certainement un dessin du Plan Pilote derrière un panneau affichant une « Avenida Monumental » à peine commencée en 1957. On trouve sensiblement la même dans

Um olhar sobre o Brasil, l'action est la même mais le cadrage différent : l'angle est

sensiblement plus large, les personnages apparaissent centrés et en pieds. La légende, dans un second temps, vient encore souligner le sens : « o sonho no papel », le rêve sur le papier. Les exemples sont légion qui témoignent de la présence au même endroit, au même moment de photographes qui enregistrent les mêmes événements – et à ces indices, il faut ajouter les photographies qui enregistrent la présence même des photographes (illustrations 59, 60 et 62). On peut alors pointer un certain encadrement des photographies de Brasília dans le moment inaugural qui va de la production événementielle – poses mises en scène pour les photographes invités ou événement dont on veut faire la publicité comme dans le cas de la visite de Fidel Castro où les photographes sont postés à l'aéroport pour enregistrer la descente d'avion – à un contrôle plus subtil sur le choix des sujets photographiés. En effet, on remarque autant dans les productions de Thomaz Farkas et de Peter Scheier que dans celle de Marcel Gautherot une propension à photographier les mêmes sujets : architecture, événements et ouvriers au travail ou dans leur vie quotidienne, mais jamais, par exemple, l'œuvre des ingénieurs, des bureaux et de l'administration, sans parler de la force de maintien de l'ordre du chantier. On peut ici supposer que c'est la NOVACAP qui fixe les limites et peut-être les attributions de ce qu'il est possible de photographier. C'est la loi n°948 qui sanctionne la

15 La question des ressemblances en tant qu'indice d'un encadrement officiel en plus du simple effet d'une culture visuelle commune est apparu au cours d'une conversation informelle avec Anat Falbel qui avait mené des entretiens avec la famille de Peter Scheier au cours de ses recherches. Elle disait en effet que tous ces photographes prenaient sensiblement les mêmes photographies parce qu'ils se promenaient ensemble dans la ville, et s'arrêtaient ensemble pour enregistrer les mêmes sujets. Cela semble devoir être pris d'une manière nuancée du fait même des différences dans les commanditaires des photographies – et dans le fait même que Marcel Gautherot est revenu à Brasília chaque année pendant de nombreuses années.

16 Figure 37 p. 234, photographie reproduite de l'ouvrage du photographe Minha mala, meu destino, Brasília, Alhambra, 1988, p. 23. Laurent Vidal, De Nova Lisboa à Brasília. L'invention d'une capitale, Paris, IHEAL, 2002.

création de l'entreprise d'Etat qui, selon Vânia Maria Losada Moreira, dépasse l'administration parallèle mise en place dans le programme développementiste de JK en matière de centralisation. Située hors de toute la pression politique du Congrès – ce qui n'a pas laissé d'alimenter la contestation de l'opposition politique au projet de Brasília – l'entreprise est directement soumise à l'autorité du président. C'est l'article 3 qui en fixe les vastes buts en prévoyant leur possible amplification sur décision de l'exécutif : planifier et exécuter la construction de la ville et gérer l'organisation du nouveau District Fédéral dont elle possède presque entièrement le sol, par elle-même ou par le biais d'institutions publiques ou des entreprises qu'elle peut sous-traiter. Oscar Niemeyer est nommé directeur du Département de l'Architecture et de l'Urbanisme de la NOVACAP dont le président, Israël Pinheiro, a été choisi par JK. De fait, l'entreprise se dote d'une Division de la Diffusion (Divisão de

Divulgação) qui produit une revue faite de textes et principalement d'images, garantissant une

publicité positive sur la ville à travers ses sections « Notas » et « A Marcha da Construção » sur l'actualité du chantier, « Arquitetura e Urbanismo » qui livre les plans des édifices et « Opiniões » qui recueille des poésies et commentaires suscités par la ville17.

Dans leur circulation. On touche ici à une des limites de cette recherche dans la mesure

où il n'a pas été possible – c'était quelque chose de trop vaste pour entrer dans le sujet – de savoir dans quelle mesure les photographies de Marcel Gautherot ont circulé. Les commentateurs de son œuvre ont bien montré qu'elles avaient connu une diffusion d'autant plus grande que le photographe travaillait pour le ministère des affaires étrangères (1959- 1860) et qu'il entretenait des relations proches avec les architectes de la ville. Un entretien de Marcel Gautherot avec Lygia Segala nous renseigne : « A propos du folklore, il y a eu la belle exposition (internationale) de Bruxelles (1958). Il y avait le Pavillon Brésilien, projet de Sérgio Bernardes. Le commissaire était l'ambassadeur Wladimir Murtinho. Nous avions une salle seulement pour le folklore et l'art populaire. Cela dit, il y a eu l'exposition sur Brasília à Paris (au Grand Palais). Et d'autres moins importantes. J'ai travaillé sur le Brésil pour des revues françaises. Tout sur le Brésil. (…) Puis j'ai aussi travaillé pour l'Itamaraty (1959-1960). J'ai fait 400 photographies (sur le pays), multipliées par 50 « porque eram 50 embaixadas no

exterior ». Les photos leur ont été envoyées »18. On a donc pris le parti de ne sélectionner que deux revues dont on a trouvé qu'elles publiaient des photographies de Marcel Gautherot, une

17 Luisa Videsott, « Informações, representações e discursos acerca das arquitetura-ícones de Brasília : o caso da revista Brasília », RiSCO, 11/1, 2010, São Paulo, eesc-usp.

18 Antonio Fernando de Franceschi (présentation), O Brasil de Marcel Gautherot, São Paulo, IMS, 2001, p. 38. Heliana Angotti-Salgueiro ajoute qu'en 1973, 30 albums de 348 photographies sont envoyées aux principales ambassades brésiliennes. Cela contribue, même si c'est après notre période, à comprendre l'usage des photographies par le pouvoir.

au Brésil et une à l'étranger, pour observer les mots avec lesquels elles circulent et comprendre vers quelles images de la ville le lecteur est guidé. Au Brésil, c'est la revue

Módulo, revista de arquitetura e artes plásticas que l'on a choisi ; elle est fondée en 1955 par

Oscar Niemeyer et, bien qu'il ne rejoigne jamais officiellement le comité éditorial, Marcel Gautherot soumet régulièrement des photographies – commandées par Niemeyer – qui sont immédiatement sélectionnées. Y apparaissent tout à la fois des articles sur l'architecture, les arts plastiques et le patrimoine historique et artistique, la revue se proclame le porte-voix de la culture brésilienne. Pour les exemplaires que l'on a consulté pour la recherche (1957-1960) à la Bibliothèque Nationale de France, un cahier détaché, où une sélection d'articles – ceux qui concernent Brasília et les questions de patrimoine y figurent systématiquement –, est traduite en français, en espagnol et parfois en allemand et en italien, accompagne chacun des numéros. Elle apparaît comme un outil conscient d'auto-représentation des milieux culturels modernistes brésiliens, tout en faisant la liaison avec les grandes créations architecturales modernes brésiliennes19. Ce faisant, elle marque son insertion dans les grands mouvements culturels occidentaux (en témoignent les trois pages des illustrations 65 et 66). D'une manière générale les photographies sont associées, dans les textes, à une explication des procédés de l'architecture moderne. Dans l'illustration 66, les photographies de Marcel Gautherot servent d'illustration des principes visuels qui ont dicté la réalisation des principaux bâtiments de la Place des Trois Pouvoirs. Les colonnes du Tribunal Fédéral Suprême ont été pensées pour que ses formes changent selon que le point de vue d'un futur visiteur se modifie lors de ses déplacements ; elles sont en outre construites relativement loin des murs de verre du bâtiment pour laisser le champ libre. Oscar Niemeyer précise alors, en renvoyant aux dessins (non reproduits ici) et aux photographies comme preuve de la correspondance entre le projet et sa réalisation, que ce sont les mêmes principes qui ont dicté les réalisations du Palais de l'Alvorada (résidence présidentielle) et du Congrès National. De fait, les photographies jouent ici le rôle du spectateur idéal projeté par l'architecte et bien plus que le reflet de la réalité, elles construisent le regard qu'il faut adopter pour prendre conscience de la création formelle de ses réalisations.

C'est par l'illustration 65 que l'on peut faire le lien entre Módulo et les revues européennes spécialisées dans le domaine de l'architecture. En effet, on retrouve ici l'une des pratiques caractéristiques des revues professionnelles qui se développent à partir des années 1930. L'usage des photographies dans ces revues intègre un « projet graphique » qui se traduit

19 Ana Luiza Nobre, « A eficácia do corte », in Antonio Fernando de Franceschi (présentation), op. cit. ; Heliana Angotti-Salgueiro, op. cit.

par l'organisation de « l'espace visuel de la page »20 : ce qui est mis en place, par les procédés de mise en page et de typographie et les liens entre tous ces éléments, c'est une manière de promouvoir les formes de l'architecture moderne. En effet, dans le cas de cette image, ce ne sont pas des photographies intégrales qui apparaissent mais des découpages de détails ici sur les ouvriers et là sur les matériaux ; s'opère alors une fragmentation en une série de rectangles et de carrés qui participent d'une culture visuelle de l'architecture moderne. L'usage des aplats de couleurs et du surlignage de certaines photographies, dont on voit qu'il est commun à

Módulo et à L'Architecture d'Aujourd'hui (illustration 71), n'est pas sans rappeler les pratiques

de Le Corbusier qui met en dialogue au sein de ses peintures monumentales des reproductions murales de photographies et des pans de murs entiers peints d'une manière unie21. Ces revues européennes (en plus de la dernière, on peut citer L'Architecture Vivante, Domus et Casa

Bella en Italie) se sont construites en partie autour de l'essor de l'architecture moderne comme

mouvement dominant dont elles ont largement participé à la diffusion – si des tensions existent, elles n'apparaissent pas entre tenants du modernisme et traditionalistes car la grande majorité des comités éditoriaux est partisane du modernisme. L'Architecture d'Aujourd'hui est fondée en 1930 et, bien que pluraliste et modérée dans sa ligne éditoriale, la revue ambitionne de s'adresser à des professionnels ; elle a toutefois un lectorat sensiblement plus large que les seuls professionnels. On a retenu ici le numéro spécial consacré au Brésil de juin/juillet 1960 qui comporte à la fois des photographies sur le patrimoine historique brésilien, sur le folklore, sur l'architecture moderne et donc sur Brasília, et sur l'art moderne. L'ensemble des photographies reproduites ici sont de Marcel Gautherot (illustrations 67 à 70 et les deux

pages du magazine reproduites en annexe de ce document). En plus d'un article richement

illustré de photographies et de plans sur la ville où apparaissent seulement des bâtiments de Niemeyer terminés assortis de descriptions synthétiques exclusivement formelles et fonctionnelles, une interview de JK est publiée avec une photographie de Marcel Gautherot du Congrès National. Il y reprend le discours désormais classique de justification des raisons de l'internalisation de la capitale en mettant en avant l'importance de Brasília dans son projet de ré-orientation du marché vers l'intérieur du territoire pour lutter contre les inégalités régionales et le sous-développement en général : « En raison de tout ce que Brasília signifie

dans la lutte que nous menons contre le sous-développement de certaines régions de notre

20 Hélène Jannière, Politiques éditoriales et architecture « moderne ». L'émergence de nouvelles revues en

France et en Italie (1923-1939), Paris, Arguments, 2002 ; Catherine Smet, « « Attention imprimeur ! ». La

photographie mise en pages », in Nathalie Herschdorfer, Lada Umstätter (dir.), Construire l'image : Le

Corbusier et la photographie, Paris, éditions Textuel, 2012.

21 Arthur Rüegg, « Les Photographies monumentales de Le Corbusier », in N. Herschdorfer, Lada Umstäter (dir.), idem.

pays, la création de notre capitale peut être considérée comme but et comme synthèse. »22 Aux problèmes sociaux que représentent les « millions d'habitants qui vivent à l'écart des réalités nationales », il oppose une Brasília qui apparaît comme une solution miracle avec ses architectes « de renommée mondiale et chefs de file incontestables au Brésil », « interprètes des nouvelles conceptions s'appuyant sur de nouvelles techniques ». Tout cela doit garantir « la conquête d'une vie meilleure et plus juste – aspiration de tous les peuples du monde »23.

La photographie de Marcel Gautherot où l'on voit apparaître la rampe d'accès sur laquelle marchent sept militaires, les baies vitrées, le dôme et la naissance des tours du Congrès National, met en valeur tout à la fois cette nouveauté affirmée de l'architecture et de ses matériaux, ainsi que l'idée d'un « solide infrastructure » que représente Brasília pour mettre fin à « l'effort désordonné et insoutenable, caractéristique » de l'évolution brésilienne24. Si l'on souligne encore l'originalité et la rigueur formelle de l'œuvre de Niemeyer à travers les photographies à l'appui de Marcel Gautherot dans les pages suivantes, c'est d'abord et avant tout la ligne éditoriale qui dicte le regard vers l'idée de modernité. De la même manière, les diverses expositions sur Brasília à l'étranger comportent des photographies de Marcel Gautherot des principaux édifices déjà réalisés ou en construction qui ont été sélectionnées par le Ministère des Affaires Étrangères qui fonctionne, par le biais de ses ambassades, comme le relais qui facilité l'exportation des images de la ville. Intégrées, lors de l'exposition universelle de 1958 à Bruxelles, au pavillon brésilien moderniste de l'architecte Sérgio Bernardes, elles y côtoient d'autres photographies de l'auteur consacrées au folklore brésilien25. L'important rôle des expositions itinérantes sur la ville apparaît dans les pages de la revue Módulo puisqu'y sont reproduites des photographies de Sarah Kubitschek et de ses filles (l'épouse et les enfants de JK) inaugurant celle de Lisbonne en 1958 (illustration 72). Ce que cela semble montrer, c'est une traduction de la naissance de Brasília, dans le langage visuel de l'architecture moderne. De la sorte, on peut identifier à la fois une communication à plusieurs échelles, nationale et internationale ou plus exactement ici occidentale, qui passe toujours par des images qui auraient une valeur de preuve : la réalisation en train de se faire comme l'architecture réalisée correspondent à la fois au projet des architectes et au projet politique de modernisation. En même temps, cela témoigne d'une volonté d'insertion dans les circuits internationaux de l'architecture moderne à la fois par un effort de légitimation et par

22 Interview de Juscelino Kubitschek dans L'Architecture d'Aujourd'hui, n°90, juin/juillet 1960. 23 Idem.

24 Idem.

25 Sur le pavillon, voir Paul Meurs, « O pavilhão brasileiro na Expo de Bruxelas, 1958. Arquiteto Sérgio Bernardes », Arquitextos, 007.07, première année, décembre 2000, http://www.vitruvius.com.br/revistas/read/ arquitextos/01.007/947.

une action de mise en valeur et d'auto-célébration (dans les photographies de l'exposition sur Brasília à Lisbonne apparaît par deux fois la revue Módulo, qui se veut représentative de la culture brésilienne). Ce faisant, on voit comment les photographies de Marcel Gautherot, en se diffusant, passent entre les mains d'une série d'acteurs et par un ensemble de processus qui opèrent autant de filtres au regard porté sur elles, et toujours dans le sens des principaux commanditaires.

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