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Le succès de l’œuvre maîtresse de Basile peut se mesurer à l’aune de sa tradition manuscrite. En effet, avec plus de quatre-vingt manuscrits qui transmettent son œuvre en tout ou en partie, Basile se classe parmi les scholiastes de Grégoire les plus lus de l’époque byzantine. Ses Commentaires ont ainsi été abondamment copiés tout au long de la période byzantine et, plus particulièrement, dans le courant du siècle ou siècle et demi (Xe-XIe siècles) qui ont suivi leur rédaction1. Cette activité

intensive de copie révèle d’une certaine façon que le travail de Basile avait trouvé un écho favorable parmi son public et qu’il répondait à un besoin ressenti par les lecteurs de Grégoire, du moins par une certaine catégorie de lecteurs, intéressés par cet auteur, mais moins bien armés intellectuellement pour l’aborder. Cet engouement peut s’expliquer par plusieurs facteurs : la popularité de Grégoire de Nazianze au cours de la période byzantine et particulièrement au Xe siècle, l’absence de commentaires

exhaustifs sur les Discours du Nazianzène ou l’émergence de Grégoire comme modèle rhétorique à l’égal de Démosthène. L’influence de l’empereur Constantin VII, à qui ces commentaires étaient dédiés et qui était connu par ailleurs pour sa dévotion particulière envers ce saint, ne fut peut-être pas non plus étrangère à cette diffusion.

Offrir Grégoire de Nazianze

Dans sa Lettre dédicatoire, Basile insiste longuement sur la modestie de son cadeau à l’empereur, qui ne lui semblait pas, dit-il, « en mesure de combler l’âme d’un roi et de charmer l’esprit d’un sage. En effet, vous voyez à quel point il manque de douceur et de beauté et qu’il est, pour le dire en un mot, dépourvu de charmes. Toutefois, c’est là ce que nous avons de plus précieux, puisque le singe et l’Éthiopien, eux aussi, l’un et l’autre, considèrent la difformité de leur progéniture comme la chose la plus grande et la plus belle »2. Malgré tout, il fait confiance à l’écoute bienveillante du

Prince pour en rehausser la valeur : « Si donc, vous aussi, Très Honoré, vous daignez le juger tel, rien d’autre que l’intention qui l’a dicté ne lui donnera un aspect plus doux et charmant. Est-il à vos oreilles rien de plus aimable ou plus cher que de voir et d’écouter Grégoire et les œuvres de Grégoire ? »3 En

1 SCHMIDT, Basilii Minimi, p. XI-XII.

2 BASILE LE MINIME, Lettre dédicatoire, éd et trad, Schmidt, p. 4 : « Ἐδόκει δὲ οὐ καθ’ αὑτόν πως εἶναι τοιοῦτος οἷος

βασιλικὴν εὖ διαθεῖναι καὶ σοφὴν εὐφρᾶναι διάνοιαν. Ὁρᾷς γὰρ ὡς ἀγλευκής τις καὶ ἀκαλλής ἐστι καὶ ὡς εἰπεῖν λόγῳ ἀνεπαφρόδιτος, πλὴν ἀλλ’ ἡμῖν τῶν πάνυ καὶ οὗτός ἐστι τιμίων, ὅτι δὴ καὶ πίθηκος καὶ Αἰθίοψ μέγιστον τίθεται ἑκάτερος καὶ οἴεται κάλλιστον τῶν οἰκείων ὠδίνων τὴν ἀμορφίαν ». 3 Ibid. : « Εἰ δὲ καὶ σοὶ τῷ παντίμῳ κριθείη τοιοῦτος, οὐ κατ’ ἄλλο τι, ἀλλ’ ἢ κατ’ αὐτὸ δῆλον τὸ τῆς ὑποθέσεως ἡδίων ὀφθήσεται καὶ χαρίεις. Τί γάρ σοι τῶν ἁπάντων ἐρασμιώτερον ἤ τί γε τιμαλφέστερον ἄλλο ἢ Γρηγόριον καὶ τὰ Γρηγορίου ἐνοπτρίζεσθαί τε καὶ ἀκουτίζεσθαι ; »

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effet, était-il cadeau plus approprié pour un empereur qui se disait nourri du lait de ses paroles théologiques4 et qui avait œuvré personnellement au retour des reliques du saint à Constantinople ?

Un cadeau personnalisé

Le 19 janvier 9465, un an après avoir récupéré le trône de ses pères, Constantin VII

Porphyrogénète présidait à la cérémonie d’accueil des reliques de saint Grégoire. Au terme d’une longue procession, orchestré par l’empereur lui-même, qui avait mené triomphalement le corps du saint à travers la Cappadoce jusqu’à la capitale impériale, les reliques de l’ancien évêque de Constantinople prenaient enfin place dans le chœur de l’église des Saints-Apôtres, face à celles de Jean Chrysostome. Par ce geste, Constantin s’inscrivait dans un mouvement plus large qui, tout au long du Xe siècle, plus particulièrement depuis la fin du règne de Romain Ier Lécapène et jusqu’à celui

de Jean Tzimiskès, vit affluer à Constantinople nombre de reliques dont le transfert était assuré par les empereurs6. Grégoire de Nazianze occupa toutefois une place particulière au sein de ce

mouvement, dédié essentiellement aux reliques liées de façon directe ou indirecte au Christ, car la translation de son corps fit l’objet d’une attention spéciale, dont témoignent les deux textes composés spécialement pour l’événement : la lettre d’invitation écrite par Théodore Daphnopatès au nom de l’empereur et le discours d’accueil attribué à Constantin VII lui-même7.

Dans un premier temps, afin de préparer la translation et de s’assurer du concours du saint, Constantin avait veillé à faire écrire par Théodore Daphnopatès une lettre, en son nom, destinée à Grégoire de Nazianze, dans laquelle il invitait l’évêque à revenir à Constantinople : « Retourne à tes brebis, dans la cité que tu as illuminée en personne de la lumière de ta théologie »8. Pour convaincre

Grégoire de se laisser fléchir, il lui présenta l’exemple de sa propre dévotion : « Scrute le sentiment de notre cœur, notre foi ardente, sache que depuis ma jeunesse je me suis voué entièrement à toi et que la fréquentation de tes saints discours m’a communiqué la lumière de ta connaissance »9. Arrivés

à Arianze, au tombeau familial de Grégoire, les émissaires de l’empereur étaient cependant bien en peine de distinguer les restes de Grégoire père et fils ; heureusement, les ossements du Théologien se firent remarquer par leur état de conservation exceptionnel et le parfum ineffable qu’ils exhalaient,

4 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 45, éd. et trad. Flusin : « […] τῷ τῶν θεολόγων σου ῥημάτων γάλακτι

ἐκτραφείς […] ».

5 Sur la date de la translation, voir FLUSIN, « Le panégyrique », p. 10-12. 6 FLUSIN, « Nouvelle Jérusalem », p. 54-57.

7 THÉODORE DAPHNOPATÈS, Lettres, 11, éd. Darrouzès - Westerink ; CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique,

éd. Flusin.

8 THÉODORE DAPHNOPATÈS, Lettres, 11, éd. et trad. Darrouzès - Westerink : « Ἐπάν̣ε̣λθε πρὸς τὰ σὰ θρέμματα, πρὸς τὴν

πόλιν, ἣν αὐτὸς τῷ τῆς θεολογίας σου φωτὶ κατελάμπρυνας […] ».

9 Ibid. : « Ἱστόρησον τὸν ἐγκάρδιον ἡμῶν π[ό]θον, τὴν ζέουσαν πίστιν, καὶ ὅτι πρὸς σὲ [ὅ]λ̣ο̣ν ἐμαυτὸν ἐκ νεότητος

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signe de leur sainteté10. Forts de ce signe d’approbation, ils entreprirent la translation des reliques,

une opération au cours de laquelle Basile le Minime eut certainement un rôle à jouer en tant qu’archevêque de Césarée, métropole de la Cappadoce, même s’il n’en reste actuellement aucune mention.

Lors du dépôt du corps aux Saints-Apôtres, Constantin prononça un panégyrique, qu’il avait lui-même écrit ou, du moins, à la rédaction duquel il semble avoir participé11. Dans ce discours, la

place importante qu’occupèrent les écrits du Théologien dans l’éducation du jeune Constantin est rappelée deux fois. L’initiative de la translation est ainsi imputée à un empereur fidèle et pieux, récemment investi du pouvoir impérial, « qui manifestait pour notre homme une révérence extrême et qu’on voyait méditer longuement et étudier avec application ses discours »12. Dans un registre plus

personnel, la fin du discours est construite comme une adresse directe de l’empereur au saint : « Voilà le retour que, moi, qui place en toi ma confiance, moi qui te fête, j’institue aujourd’hui en même temps que je te nomme le défenseur et le protecteur de l’Empire, car c’est du lait de tes paroles théologiques que j’ai été nourri »13. Il n’était donc sûrement pas inopportun de la part de Basile

d’offrir une œuvre littéraire sur Grégoire de Nazianze à l’empereur, qui considérait lui-même qu’il n’était de meilleure offrande pour Grégoire qu’un discours : « Au lieu de tous les présents terrestres, au lieu de la tunique attique de la fable, j’ai choisi comme offrande un discours, ce qu’il y a de plus beau au monde et de plus édifiant »14.

Un acte politique

Si la dévotion personnelle de l’empereur joua certainement un rôle majeur dans sa décision de rapatrier la dépouille du Théologien à Constantinople, les intérêts politiques n’y étaient pas non plus totalement étrangers. En effet, Constantin, dans son discours, institua Grégoire « défenseur et protecteur de l’Empire », dont il venait tout juste de prendre les rênes. Par l’installation de Grégoire aux Saints-Apôtres, accomplie à peine un an après sa prise du pouvoir, Constantin se plaçait ainsi sous la protection du saint, auquel, semble-t-il, il attribuait en partie le succès de son ascension : « Puissé-je, gardé par tes prières, assis grâce à elles sur le trône de mes pères, rester toujours protégé

10 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 22, éd. Flusin.

11 Sur l’attribution de ce panégyrique à l’empereur, voir FLUSIN, « L’empereur », p. 144-147 ; FLUSIN, « Le panégyrique »,

p. 6-7.

12 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 19, éd. et trad. Flusin : « […] πλεῖστον ὅσον τὸν ἄνδρα τιμῶντι

καθισταμένων, πολλήν τε περὶ τοὺς αὐτοῦ λόγους μελέτην καὶ φιλοπονίαν ἐπιδεικνυμένῳ […] ».

13 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 45, éd. et trad. Flusin : « Ταύτην σοι τὴν ἀνακομιδὴν ὁ ἐν σοὶ πεποιθὼς

καὶ ἑορτάζω καὶ συνίστημι σήμερον, καὶ σὲ τῆς βασιλείας ὑπερασπιστὴν καὶ ἐπίκουρον προϐάλλομαι ὡς τῷ τῶν θεολόγων σου ῥημάτων γάλακτι ἐκτραφείς […] ».

14 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 44, éd. et trad. Flusin : « […] ἀντὶ δώρου παντὸς γεηροῦ καὶ πέπλου

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par les ailes de ton intercession »15. Il faut dire que sa prise de pouvoir l’année précédente, le 27

janvier 94516, avait eu lieu la journée de la commémoration de la translation de Jean Chrysostome et

deux jours après la date anniversaire de la mort de Grégoire le Théologien, deux saints chers au cœur de Constantin VII17. Par la fête qu’il instaurait alors, Constantin célébrait d’une certaine façon

l’anniversaire de son avènement et plaçait son règne sous la protection du saint.

En outre, par l’humilité dans sa démarche, Constantin signalait ainsi, dès le début de son règne, son intention de respecter les institutions de l’Église18. Néanmoins, en tant que maître d’œuvre

de la cérémonie, il affirmait du même souffle sa légitimité à la fois comme empereur et comme prêtre, un nouveau David responsable du dépôt de la nouvelle arche d’alliance dans la nouvelle Jérusalem19.

En effet, dans son analyse du Panégyrique, Bernard Flusin fait remarquer à juste titre que l’entrée des reliques de Grégoire à Constantinople et le dépôt du cercueil aux Saints-Apôtres reproduisent, d’une part, l’entrée de Jésus à Jérusalem le jour des Rameaux20 et, d’autre part, le dépôt de l’arche d’alliance

par David, selon le Livre des règnes21. Ces événements de l’Ancien et du Nouveau Testament

serviraient donc, d’une certaine façon, de préfiguration à la translation des reliques du Théologien :

Si Grégoire, ou son corps, est plus saint que les objets déposés dans l’arche, y compris les tables de la Loi, et si la châsse qu’on transfère est une nouvelle arche, alors Constantinople, qui accueille le saint comme l’avaient fait les enfants pour le Christ au jour des Rameaux, est une Nouvelle Jérusalem, et l’empereur est un nouveau David, un nouveau Josué, ou, comme le dit le texte lui-même, un nouveau Moïse. Le sens de la cérémonie est ainsi non seulement de célébrer la sainteté de Grégoire, mais aussi de rehausser la dignité impériale.22

Finalement, en accueillant personnellement Grégoire dans la cité impériale, Constantin se posait inévitablement, comme le souligne Suzanna Elm, en égal de son prédécesseur Théodose Ier,

celui qui avait offert au saint le trône épiscopal de la capitale23. La comparaison avec ce grand

défenseur de l’orthodoxie, premier empereur à faire de Constantinople une véritable capitale impériale et religieuse, était avantageuse pour Constantin. Plus que son prédécesseur, Constantin

15 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 45, éd. et trad. Flusin : « Ὃς καὶ σαῖς δεήσεσι διαφυλαχθεὶς καὶ πρὸς

τὸν πατρῷον βασίλειον θρόνον κεκαθικώς, εἴην διαπαντὸς ταῖς τῆς πρεσϐείας σου σκεπόμενος πτέρυξι […] ».

16 Sur cet événement, voir supra, p. 13-14.

17 Voir FLUSIN, « Le panégyrique », p. 10-12 ; ŠEVČENKO, « Re-reading », p. 170. 18 FLUSIN, « L’empereur », p. 150-151.

19 Sur Constantinople comme nouvelle Jérusalem, voir FLUSIN, « Nouvelle Jérusalem », p. 51-68. Sur l’empereur comme

nouveau David, voir FLUSIN, « L’empereur », p. 152-153.

20 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 25 éd. Flusin (référence à Matthieu, 21, 8-11 ; et 15).

21 CONSTANTIN VIIPORPHYROGÉNÈTE, Panégyrique, 28 éd. Flusin (référence à II Rois [II Samuel], 6, 3-8). Voir aussi

Panégyrique, 31 et 40-42.

22 FLUSIN, « Le panégyrique », p. 32. 23 ELM, « Emperors and Priests », p. 240-246.

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pouvait se targuer d’avoir réservé au saint un trône éternel au cœur même de la vie religieuse impériale.

Dans ces conditions, l’offrande de Basile le Minime n’était peut-être pas non plus dépourvue de portée politique. Elle rappelle le geste de Photios qui, quelques décennies plus tôt, entre 879 et 883, avait offert à Basile Ier un manuscrit magnifiquement orné contenant tous les Discours de

Grégoire de Nazianze, le Paris gr. 510, un des plus riches manuscrits enluminés de l’époque byzantine et un des deux seuls manuscrits enluminés de la collection complète des manuscrits de Grégoire. Le nom du commanditaire n’est pas indiqué, mais le patronage de Photios est indéniable, puisque, comme l’a remarqué Leslie Brubaker, nombre d’enluminures mettent en scène des réflexions émises par le patriarche dans ses Amphilochia, sa Bibliothèque ou ses sermons24. Par la munificence

de ce cadeau, Photios cherchait sans nul doute à s’attirer la bienveillance de l’empereur en une période plutôt difficile pour lui. Bien que de retour sur le siège patriarcal pour une seconde fois, Photios savait en effet sa situation encore précaire et soumise au bon vouloir de l’empereur, ce qui explique qu’il avait tout intérêt à s’attirer les bonnes grâces du monarque, sans manquer l’occasion de faire valoir sa personne et ses idées25. L’intention de Basile, lors de la rédaction de sa Lettre dédicatoire à

Constantin VII, ne devait pas être bien éloignée de celle de l’ancien patriarche.

En offrant ses Commentaires, Basile ne faisait donc pas simplement œuvre de philologue, mais, d’une certaine façon, il s’inscrivait dans la politique religieuse de Constantin VII Porphyrogénète, au sein de laquelle Grégoire de Nazianze occupait une place particulière. D’autre part, son projet correspondait parfaitement aux ambitions encyclopédiques de l’empereur qui avait patronné, voire même supervisé ou réalisé en partie, la rédaction du De Administrando Imperio, du De Thematibus, du De ceremoniis aulae byzantinae, des Excerpta, des Geoponika, sans compter la chronique dite du continuateur de Théophane et celle attribuée à Génésios26. Par son sujet autant que

par sa forme, l’œuvre de Basile représentait donc un cadeau tout à fait approprié et judicieusement choisi. Le patronage impérial, aussi enthousiaste soit-il, ne suffit toutefois pas à expliquer la popularité à long terme des Commentaires. D’autres facteurs durent entrer en ligne de compte. Ainsi, au moment où Basile élaborait son exégèse, il n’existait encore aucun travail systématique d’érudition sur les Discours de Grégoire, tandis que l’intérêt général pour le Nazianzène et son œuvre, qui se

24 BRUBAKER, « Patronage », p. 1-13.

25 BRUBAKER, « Patronage », p. 12. Cette stratégie de conciliation peut être comparée à la fausse généalogie que Photios

forgea pour Basile Ier. Voir DVORNÍK, Schisme de Photius, p. 237.

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manifesta tout au long de la période byzantine sans interruption, atteignait à cette époque un nouveau sommet : Grégoire devenait le nouveau Démosthène.

Glorifier Grégoire de Nazianze

La preuve de la dévotion des Byzantins envers le Nazianzène n’est pas à faire. L’étude systématique de ces marques de respect n’a pas encore été réalisée, mais Jacques Noret a estimé que, « à l’époque proprement byzantine, c’est-à-dire du VIIe s. au milieu du XVe, et dans le milieu

ecclésiastique grec, Grégoire de Nazianze occupe cette place privilégiée d’être, après la Bible, l’auteur le mieux connu et donc le plus cité »27. Il faut dire que le nombre des manuscrits qui

conservent son œuvre dépasse les deux mille, selon la recension de Justin Mossay28, et que, même en

considérant les seuls Discours, « plus de mille manuscrits grecs antérieurs à 1550 nous les transmettent »29, ce qui place l’œuvre de Grégoire, comme le remarque Jean Bernardi, « dans une

catégorie restreinte où l'on ne trouve guère que la Bible, le Coran ou les poèmes d'Homère »30. En

outre, les textes de Grégoire furent rapidement et largement traduits, preuve de leur succès. La première traduction des Discours apparut ainsi en latin au tout début du Ve siècle sous la plume de

Rufin31. Elle fut suivie de plusieurs autres : en copte et en arménien dès le Ve siècle, en géorgien entre

le VIIIe et le IXe siècle32, en syriaque avant le VIIIe siècle33, en slavon dès le XIe siècle34, pour ne

nommer que celles-ci.

Un modèle de pensée

a. L’autorité du Théologien

Grégoire était donc abondamment lu, avant tout parce qu’il était le Théologien par excellence, titre prestigieux qu’il obtint, entre autres, au concile de Chalcédoine35 et qu’il ne partageait qu’avec

Jean l’Évangéliste, et plus tard avec Syméon, le nouveau Théologien. Conséquemment, ses écrits, autant en prose qu’en vers, devinrent rapidement des références en matière théologique et il fut invoqué comme source d’autorité pour appuyer diverses positions dogmatiques. Par exemple, dès le milieu du VIe siècle, l’empereur Justinien le cita, entre autres, dans sa condamnation des Trois

27 NORET, « Grégoire de Nazianze, l'auteur le plus cité », p. 259. 28 MOSSAY, Repertorium Nazianzenum.

29 SOMERS, Histoire des collections, p. V. 30 BERNARDI, Grégoire de Nazianze, p. 266.

31 August Engelbrecht, dans son introduction aux traductions de Rufin, situe cette traduction vers 399-400. ENGELBRECHT,

Tyrannii Rufini, p. XVI-XVIII.

32 LAFONTAINE - MÉTRÉVÉLI, « Les versions copte, arménienne et géorgiennes », p. 63-73. 33DE HALLEUX, « La version syriaque », p. 75-111.

34 THOMPSON, « Works of Gregory in Slavonic », p. 119-125.

35 ACO II, 1, 3, 114, 14. Le titre lui est donné dans la lettre du concile à l’empereur Marcien, où son témoignage est cité

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chapitres36. Un siècle plus tard, Maxime le Confesseur (580-662), avec l’intention première

d’expliquer certains passages difficiles de l’œuvre de Grégoire, utilisa le Théologien, dans ses Ambigua, pour répondre à des préoccupations actuelles ou pour réfuter des thèses récentes : les écrits de Grégoire servirent de base à une réflexion théologique plus personnelle37. C’est également de cette

façon que Photios les utilisa au IXe siècle dans ses Amphilochia38. Grégoire figure aussi régulièrement

parmi les Pères de l’Église cités dans les florilèges, comme la Doctrina Patrum, une compilation de citations patristiques composée entre 660 et 680, dans la mouvance des enseignements de Maxime le Confesseur39. En fait, la popularité de Grégoire devint telle qu’à partir de Jean Damascène (676-

749) – qui s’appuya d’ailleurs fortement sur le Théologien pour construire son Exposition exacte de la foi orthodoxe40 – l’expression technique « θεολογικῶς εἰπεῖν, pour parler théologiquement » fut

sentie comme suffisante pour introduire une citation de Grégoire ou simplement une allusion41.

Parallèlement, Grégoire fit l’objet de diverses marques d’hommage. L’inventaire fourni par Jan Sajdak, en annexe de son Historia critica et complété par Friedhelm Lefherz dans sa dissertation doctorale42, permet de dresser un tableau assez éloquent de l’admiration que suscitaient la personne

et les écrits du Théologien. De l’époque précédant Basile le Minime, il nous est parvenu, entre autres, des épigrammes de Georges de Pisidie, un poète du début du VIIe siècle, dont les œuvres étaient par

ailleurs teintées d’emprunts au Nazianzène43. Environ à la même époque parut la Vie de saint

Grégoire le Théologien rédigée par Grégoire, prêtre de Césarée de Cappadoce44. Il s’agit d’une œuvre

importante dans la postérité du Théologien, comme l’attestent le nombre de ses témoins, son intégration régulière dans les ménologes ou les collections de Discours de Grégoire, ainsi que ses diverses traductions45. Le résultat n’eut toutefois pas l’heur de plaire à tous, puisque Sophrone, le

36 Voir, par exemple, MACÉ, « Citations de Grégoire », p. 89-93. 37 LARCHET, Maxime le Confesseur, p. 27-35.

38 Par exemple, les Amphilochia, 78, 233 et 235 (éd. Westerink) portent sur des passages précis des Discours de Grégoire. 39 Doctrina Patrum, éd. Diekamp - Phanourgakis - Chrysos ; voir CRIMI, « Aspetti », p. 204-205.

40 JEAN DAMASCÈNE, La foi orthodoxe, éd. Kotter. La consultation de l’index est particulièrement révélatrice de l’apport de

Grégoire.

41 Jean Damascène utilise cette formulation dans sa Défense des images, 1, 8 et 3, 8 éd. Kotter. L’expression employée

seule – c’est-à-dire sans ajout d’une référence directe à Grégoire – n’est pas utilisée en ce sens avant cet auteur, mais elle apparaît souvent par la suite, comme le révèle une consultation du TLG. Voir CRIMI, « Aspetti », p. 210-211.

42 SAJDAK, Historia critica, p. 248-295 ; LEFHERZ, Studien zu Gregor, p. 97-101.

43 GEORGES DE PISIDIE, Ép. 10-11 et 94, éd. Sternbach I, p. 17 et II, p. 64. Sur les emprunts de Georges à Grégoire, voir par

exemple les notes d’édition dans GONNELLI, « Giorgio Pisida », p. 118-138.

44 GRÉGOIRE LE PRÊTRE, Vie de Grégoire, éd. Lequeux. La date de rédaction de cet ouvrage a fait l’objet de nombreuses

hypothèses, mais, après un nouvel examen des pièces du dossier, l’éditeur propose de la situer entre 543 et 638 : LEQUEUX,

Vita Gregorii, p. 7-16.

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maître de Maxime le Confesseur et patriarche de Jérusalem de 634 à 638, la critique dans son propre Éloge à Grégoire de Nazianze46.

La crise iconoclaste des VIIIe et IXe siècles, avec sa recherche d’arguments issus de la

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