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1) Le schéma de Hugues de Saint-Victor.

Le couple théorie/pratique associé à la géométrie se trouve, à notre connaissance, pour la première fois dans le monde latin, dans l’œuvre de Hugues de Saint-Victor (m. 1141). Il est présent dans son ouvrage de méthode et de pédagogie, le Didascalicon528 et est illustré dans le titre même d’un de ses ouvrages : la Practica geometriae529.

Dans celui-ci, il introduit clairement une dichotomie entre la géométrie théorique et la géométrie pratique en les définissant l’une et l’autre. Ainsi, son lecteur est renseigné sur la nature et le contenu de chacune d’elle.

« Considérant que la discipline géométrique toute entière est soit théorique, c’est-à-dire

spéculative, soit pratique, c’est-à-dire active, si la théorique est vraiment celle qui recherche avec soin la dimension des espaces et des distances par les seules spéculations du raisonnement, la pratique est celle qui est réalisée à l’aide de quelques instruments et qui tranche en conjecturant proportionnellement certaines [distances] de certaines autres530. »

En définissant la géométrie pratique, Hugues de Saint-Victor rend inséparable l’utilisation de l’instrument (comme l’astrolabe, l’équerre, le miroir ou le gnomon) de celle des rapports. Les deux géométries sont alors considérées dans leurs complémentarités.

Il poursuit en distinguant au sein même de la géométrie pratique trois parties :

altimetria, planimetria et cosmimetria531. Cette triade est aussi présentée et détaillée dans le

Didascalicon, ce qui nous permet d’avoir un complément d’information sur le contenu précis

de la géométrie pratique de cet auteur. L’altimetria s’intéresse à la mesure des hauteurs532, la

planimetria à celle des surfaces533 et la cosmimetria à celle du cosmos534. Restant dans le cadre de sa définition de la géométrie pratique, l’auteur désire à la fois utiliser les instruments

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Texte édité dans Victor (de), 1939], traduit en anglais dans [Taylor, 1968], et en français dans [Saint-Victor (de), 1991].

529 Texte édité par R. Baron dans [Saint-Victor (de), 1966].

530 Ibid., p. 16.

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Ces trois parties correspondent aux trois types de mesure déjà évoqués par l’auteur latin du Podismus au 2e siècle de notre ère.

532 Ibid., p. 22-46.

533 Ibid., p. 47-48.

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et les rapports. Aussi, la partie planimetria est très brève puisqu’une simple procédure arithmétique, sans utilisation d’instruments, est le plus généralement suffisante.

À l’époque de la rédaction du Didascalicon et de la Practica geometriae535, nous avons déjà précisé que peu de travaux géométriques sont en circulation536. Les connaissances géométriques de Hugues de Saint-Victor sont alors relativement restreintes. En particulier, il n’a a priori pas connu le corpus euclidien des Eléments dans une version complète537, et encore moins les apports des traditions géométriques des pays d’islam. La dichotomie théorie/pratique opérée par Hugues de Saint-Victor est donc limitée et ne peut être le reflet de l’organisation et de la division effectives des sciences de la fin du 12e siècle.

2) Le De divisione philosophiae de Dominicus Gundissalvo.

Le premier auteur latin en contact avec la tradition scientifique arabe à s’intéresser au couple théorie/pratique en relation avec la géométrie est, vu les documents qui nous sont parvenus, Dominicus Gundissalvo (m. 1181)538.

Archidiacre de Ségovie dans la première moitié du 12e siècle, il est en excellente position pour appréhender la science arabe. Il rédige une classification des sciences, De

Divisione Philosophiae [De la division de la philosophie]539 dont un des thèmes centraux est justement le couple théorie/pratique et l’articulation entre les deux.

« (…) tout art est divisé en théorie et pratique, puisqu’il est dominé soit par la seule

connaissance de la pensée, et c’est la théorie, soit dans l’exercice de l’activité, et c’est la pratique540. »

Il précise que les deux aspects – théorie et pratique – ne sont pas seulement mutuellement bénéfiques mais surtout totalement dépendants l’un de l’autre.

535 Ces deux ouvrages ont été élaborés entre 1125 et 1130, mais nous ne pouvons être plus précis, et en particulier, nous ne savons pas lequel des deux textes précède l’autre ; [Baron, 1955], p. 116.

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Rappelons ici que seules les deux géométries du pseudo-Boèce composées dans la première moitié du 11e siècle sont disponibles avec la géométrie de Gerbert ou Geometria incerti auctoris [Géométrie d’un auteur incertain] et autres travaux similaires.

537 La première traduction latine des Eléments est celle attribuée à Adélard de Bath (m. 1160). Elle est, à notre connaissance, postérieure à la rédaction du Didascalicon et de la Practica Geometriae de Hugues de Saint-Victor.

538 Aussi nommé Dominicus Gundissalinus.

539 Texte édité dans [Gundissalinus, 1903].

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« Ce serait honteux pour quelqu’un de pratiquer quelque art que ce soit et d’ignorer ce

que celui-ci est, son genre, de quel sujet il traite et toutes les autres choses qui le précèdent541. »

Enfin, Gundissalvo ne peut se limiter à cette seule distinction héritée de Hugues de Saint-Victor. Avec le De Divisione Philosophiae, il doit tenter d’intégrer dans les champs disciplinaires de l’occident latin ses connaissances philosophiques et scientifiques acquises au contact de la tradition arabe. Les classifications arabes des sciences auxquelles il a accès, comme l’Iha’ al-Ulūm d’al-Fārābī que nous avons déjà présentée542 lui demandent de prendre en compte une nouvelle catégorie de la géométrie pratique : celle des artisans.

Gundissalvo est alors amené à distinguer deux sections : celle du mesureur, seule reconnue jusque là dans la tradition latine, et celle de l’artisan qui utilise la géométrie pratique dans l’exercice de son métier.

« L’artisan de la [géométrie] pratique est celui qui l’utilise en travaillant. Deux types

[d’artisan] existent, à savoir les mesureurs et les artisans.

Les mesureurs sont ceux qui mesurent la hauteur, la profondeur ou la surface de la terre. Les artisans sont ceux qui déploient toute leur énergie en travaillant ou en fabricant dans les arts mécaniques comme le charpentier dans le bois, le forgeron dans le fer, le maçon dans l’argile et la pierre, et de la même façon tous les artisans des arts mécaniques [travaillant] selon la géométrie pratique543. »

La division tripartite altimetria, planimetria, cosmimetria est toujours présente dans le

De divisione philosophiae. Elle devient la division classique : mesure des lignes, mesure des

surfaces et mesure des volumes et plus seulement de l’unique sphère.

3) L’apport du Geometrie due sunt partes principales… : les géométries pratiques « artificielle » et « non artificielle ».

Nous ne connaissons pas l’auteur, probablement du 12e siècle, du texte de géométrie dont l’incipit est Geometrie due sunt partes principales544. Etant donné le nombre de copies

541 Ibid., p. 44.

542 En effet, dans le De scientiis, traduction latine de Gérard de Crémone du Iha al-Ulūm d’al-Fārābī, on retrouve les distinctions entre la géométrie « active » et la géométrie « spéculative ». De même, la rubrique d’« ingeniorum scientia » [sciences des ingénieurs] décrit, comme dans la version arabe, les activités de la géométrique pratique ; [al-Fārābī, 1932], p. 146, p.154-156.

543 [Gundissalinus, 1903], p. 109.

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connues à ce jour (une cinquantaine), le texte a vraisemblablement joui d’une diffusion importante dans toute l’Europe latine.

Les deux principales parties dont il est question dès l’incipit sont naturellement : la théorie et la pratique. À l’image de Hugues de Saint-Victor, cet auteur anonyme considère que les outils de la géométrie pratique sont de deux types : les instruments matériels et les méthodes de calcul. Cette distinction illustre deux sens de « mesurer », à savoir « donner la mesure ». Il s’agit d’un acte matériel avec des instruments, ou bien d’un calcul à partir d’unités et mesurer est alors synonyme de comparer.

L’innovation de notre auteur est alors de relever une distinction claire entre deux géométries selon les outils utilisés :

« Cette recherche de grandeurs [la géométrie pratique] est appelée mesurage545. Un mesurage est artificiel, et l’autre est non artificiel. Il est non artificiel lorsque la connaissance de la grandeur inconnue est subordonnée à un seul ou plusieurs noms de rapports d’une grandeur connue à une inconnue. Le mesurage est artificiel lorsque nous arrivons à la connaissance de la grandeur inconnue par la considération d’instruments et le travail sur les nombres546. »

Ce passage est fondamental pour la notion de géométrie pratique. Pour la première fois, à notre connaissance, la « géométrie pratique » peut se détacher de l’utilisation d’un quelconque instrument. Elle nécessite alors une importante connaissance des calculs sur les rapports et sur les nombres.

4) La préface d’un commentaire aux Eléments d’Euclide du 13e siècle.

Dans la préface du commentaire aux Eléments d’Euclide, autrefois nommé Adelard IIIB547 par M. Clagett, l’auteur décrit une classification des sciences dans laquelle le savoir est traditionnellement divisé en théorie et pratique.

Les deux géométries sont alors clairement ciblées en fonction de l’activité de leurs acteurs respectifs : le demonstrator pour la géométrie théorique et l’exercitator [praticien] pour la géométrie pratique. Celui qui démontre doit expliquer les théorèmes selon les principes de la discipline, alors que celui qui pratique doit mesurer. De plus,

545 En latin, mensuratio.

546 Citation latine reprise dans [Victor, 1979], p. 20.

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« L’instrument du demonstrator est une baguette et une table de poussière548. Quant aux instruments de l’exercitator, ce sont les mesures de la géométrie, à savoir la perche avec la palme, le doigt, le pied, le pas et la brasse549. »

Etant donnée la description des instruments, l’auteur de cette préface semble omettre l’artisan qui utiliserait la géométrie pratique dans l’exercice de son métier sans avoir un recours direct aux mesures. Alors qu’il est manifestement postérieur à Gundissalvo, il revient à une classification qui s’apparente davantage à celle de Hugues de Saint-Victor.

À la lumière de tous ces éléments, il semble bien que les géométries pratiques se définissent, dans la tradition latine, par opposition à la géométrie spéculative mais qu’elles ne s’unifient pas pour autant dans un même genre dont les critères seraient déterminés et respectés par leurs auteurs. Elles sont diverses et dépendent principalement de leurs époques de composition, de leurs auteurs et des motivations de ceux-ci.