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Après avoir débuté au studio Terrytoons en 1957, Ralph Bakshi accède à la notoriété avec la réalisation de son premier long-métrage Fritz the Cat (1972), d’après la bande dessinée éponyme de Robert Crumb. La montée en puissance de la scène

underground devient pour le réalisateur l’occasion de poser les bases de son approche de l’animation en insérant des portions de réalités brutes sous l’anthropomorphisme satirique de Crumb.

Ainsi, le film s’ouvre sur une vue frontale d’une grande allée de New York (lieu d’action du film) dont on découvrira qu’il s’agissait d’un cliché de la ville détouré et

repeint, à l’instar de l’ensemble des décors25. La caméra zoome sur la structure d’un immeuble en construction au sommet duquel discutent trois ouvriers sur leurs conditions de vie et la génération des années 60. Or, le dialogue en question n’a pas été écrit mais tenu par de véritables ouvriers que le réalisateur a directement capté sur le vif et intégré au film, qualité sonore brute incluse26. L’un des ouvriers se retourne pour uriner tandis que la caméra avance vers le jet qui occupe le milieu du cadre. L’écran passe au noir, transformant la miction en un motif de tâches dansantes tandis que défile le générique d’ouverture. Dès les premières minutes, Fritz the Cat donne le ton sur les intentions de Bakshi dans sa recherche d’une forme d’authenticité dans l’animation, à travers le traitement des décors, la caractérisation des personnages ainsi que les aspects les plus triviaux de l’existence que le dessin animé a tu pendant des années via les fluides corporels.

Fritz, étudiant en littérature, mène sa vie entre la drogue et le sexe. Souhaitant sortir de cette existence devenue trop conventionnelle pour lui et parcourir le monde, celui-ci va se retrouver pourchassé par la police puis impliqué dans une révolte à Harlem et dans un attentat terroriste.

Si l’œuvre originale de Robert Crumb constitue en soi une base suffisamment forte sur le plan thématique, le réalisateur va en profiter pour déployer certains aspects que l’on retrouvera dans ses films suivants, à commencer par une structure narrative plus épisodique que linéaire. Le parcours de Fritz est ponctué de plongées sur New York vue de manière déformée comme si celle-ci avait été filmée avec un objectif grand angle. Ce leitmotiv visuel qui introduit les séquences traduit la volonté dérisoire de saisir la ville dans sa globalité sachant que le personnage, empreint d’un hédonisme naïf, va se heurter à son aspect bigarré et chaotique. La captation de l’esprit de l’époque passe également par des transitions qui introduisent une suspension du cours du récit pour laisser la place à la musique. Après que Fritz ait mis le feu à son université, un fondu au noir s’opère. En lieu et place du plan suivant, un corbeau situé à droite du cadre claque du doigt en rythme de la chanson Bo Diddley tandis que ledit plan de la nouvelle séquence émerge de l’arrière-plan pour venir prendre sa place dans le cadre. De même, une séquence s’ouvre sur le titre

Yesterdays de Billie Holiday sur fond d’objets épars (numéros du New York Times, disque vinyl, photo d’un soldat noir dont la tête a été remplacé par celle d’un corbeau dessiné,

25 Le générique de fin révèle une photo de cette même vue, suivi dans un fondu enchaîné d’esquisses au crayon sur lequel viennent se poser l’encrage et les couleurs.

26 Ce sera également le cas des longues scènes dialoguées entre les trois rabbins dans la synagogue, ainsi que les trois clients dans le bar de Harlem.

bouteille de gin, chapeau haut-de-forme, seringue…). D’abord dédoublées et surimpressionnées, les images finissent par se stabiliser pour n’en former qu’une et ouvrir la scène du dépotoir.

Une autre rupture de l’unité spatio-temporelle vient de l’expression des tourments intérieurs des personnages. Lorsque Fritz se rend à l’université face à ses camarades qui l’ignorent, le décor disparaît par paliers, de l’arrière-plan à l’avant-plan, pour laisser le personnage seul face à ses pensées ; ne subsistent dans le cadre que les éléments avec lesquels il interagit (une porte, une armoire à pharmacie pour prendre des cachets, un rebord de fenêtre où s’appuyer) ainsi que ses fantasmes prenant vie dans cet espace abstrait (ses notes de cours venant l’envelopper, un nuage rose formant une femme plantureuse). Ce même traitement caractérise la mort des personnages, toujours très graphique dans la vision du réalisateur en matière de sang et d’images mentales. Ici, le corbeau Duke, joueur de billard de son état, reçoit une balle en pleine cœur : l’impact est simultanément représenté par la casse des quinze boules qui chacune vont rentrer dans un trou au rythme de plus en plus lent des battements du cœur du personnage, avant de s’affaler par terre dans une mare sanglante. « Dans les films d’animation, il n’y a jamais de scènes de meurtre. C’est pour cela que j’ai un peu forcé le trait. Mes personnages restent morts27 ! » dit Bakshi à ce sujet.

Cet état de perception psychique, motivé par la drogue, domine dans l’œuvre du réalisateur et va de pair avec l’importance qu’il accorde à l’aspect pictural de la matière. Les couleurs bavantes et délavées de l’aquarelle viennent rendre compte du caractère sordide du récit ou introduire une dimension brute et psychédélique. Les vapeurs de cannabis flottent dans l’image par le biais d’un cellulo légèrement peint de teintes douces ; l’escapade de Fritz vers un ailleurs incertain est représentée par un tunnel sur fond noir débouchant sur une succession rapide de motifs colorés.

Ce premier survol permet de rendre compte du style exubérant du réalisateur qui s’oppose aux standards en vigueur dans le domaine du dessin animé, à la recherche d’un nouveau langage en matière de représentation et de narration. L’anthropomorphisme coutumier de l’animation se charge d’assurer la transition vers un univers adulte où les minorités occupent désormais une place de premier plan (Noirs, juifs, homosexuels…). Bakshi s’écarte du tout-imaginaire qu’implique l’aspect créateur du médium pour

27 Jon M. Gibson et Chris McDonnell, Ralph Bakshi. Un rebelle du dessin animé, Paris, éditions du Seuil, 2009, p. 127.

retranscrire l’atmosphère d’une époque donnée, avec ses contradictions entre sa vision fantasmée et la réalité. Son approche anatomiste, faite de collages aux superpositions visibles devient alors plus à même de retranscrire ce décalage que la visée d’une image débouchant sur un affrontement purement physique entre créateur et créature. Et le propos gagne d’autant plus en nature provocante par le fait qu’il s’agit d’un dessin animé, où l’institutionnalisation disneyenne avait achevé de faire de ce domaine l’un des derniers bastions encore épargnés par les mutations que le Nouvel Hollywood opérait au même moment du côté de la prise de vues réelles.