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Au même titre que les dadaïstes introduisant la distanciation dans leurs œuvres, les membres du studio Schlesinger ont offert à la spécificité technique du dessin animé une raison d’être en portant au firmament non seulement la matérialité des personnages, mais aussi celle du film lui-même. L’espace du spectacle reconquis par les pionniers Méliès,

62 Ub Iwerks (1929).

63 Burt Gillett (1932).

64 Les Merrie Melodies notamment ont beaucoup exploité cette thématique avec, entre autres, Speaking of the Weather (Frank Tashlin, 1937), September in the Rain (Friz Freleng, 1937), Have You Got Any Castles ? (F. Tashlin, 1938), Goofy Groceries (Robert Clampett, 1941) et Book Revue (idem, 1946).

Cohl et McCay se retrouve allègrement sabordé sous l’égide de Tex Avery et de Chuck Jones.

Dans un geste rageur, ces réalisateurs iconoclastes viennent prolonger la démonstration d’un univers animé considéré comme tel mais en mettant cette considération devant le fait accompli : le spectacle ne cherche plus à dissimuler ses effets et s’attache au contraire à révéler la face cachée des choses en mettant parallèlement à mal son propre cadre. Coupant court à toute logique d’évasion disneyenne, les cartoons de la Warner visent à conférer au médium sa propre autonomie par amplification surexpressive des lignes d’action et de la structure du film en tant qu’objet matériel. Ainsi, Tex Avery n’est pas devenu le dynamiteur du langage du dessin animé, en regard de l’écrasante référence que constitue Disney ; il fut celui qui poussa jusqu’au bout la logique de l’animation, diffusant ses effets au-delà du cadre. Jeu sur les cartons de générique, expulsion d’un personnage hors de la fermeture de l’iris, silhouette de spectateurs interférant dans le récit sans oublier le fameux gag du cheveu sur la pellicule du film qu’un personnage arrache négligemment avant de reprendre l’action65

De ses débuts à la Warner (1936-1942) jusqu’à sa période MGM (1942-1955)66, Tex Avery s’est attaché plus que tout autre réalisateur à rendre filmique l’espace normalement extra-filmique au service de la dérision. Cette approche littérale du film en tant qu’objet confère à ses cartoons une instabilité des éléments revendiquant chacun leur propre nature. Mais contrairement à Koko le Clown, l’espace mis en jeu est ici entièrement malléable, la structure graphique et formelle des motifs devient prétexte à une liberté ignorant les frontières d’ordre spatial. À ce titre, un film comme Cinderella Meets Fella

(1938) reste exemplaire dans l’exploitation du cadre filmique devenu son propre sujet. Le prince pleure la disparition de sa bien-aimée jusqu’à ce que la silhouette de celle-ci se détache en amorce du cadre comme si elle se trouvait dans la salle parmi les spectateurs. Après s’être rejoint dans le film, le couple en ressort par l’iris de fermeture et déclare vouloir rester dans l’assistance pour suivre les actualités. En prenant à contre-courant le dispositif scénique de Gertie the Dinosaur qui nécessitait la participation de son créateur Winsor McCay, le film met à jour deux caractéristiques. Si le créateur agit directement sur l’œuvre, il révèle le potentiel de la créature et laisse supposer ses capacités restant à découvrir. Or, en supprimant l’humain, l’être animé ne peut que se prendre en main

65 Parmi ces trouvailles, on peut respectivement citer Tortoise Beats Hare (1941), Porky the Rain-Maker (1936), Thugs with Dirty Mugs (1939) et Aviation Vacation (1941).

66 Les derniers travaux d’Avery pour Walter Lantz chez Universal sont volontairement éludés car souffrant trop de la comparaison avec ses œuvres antérieures.

même. En assumant dès lors son statut de personnage, celui-ci met en pratique sa psychologie selon laquelle, pour être crédible, il doit pouvoir sortir de la toile et se mêler sans surprises au public. Le créateur abandonne sa main régulatrice et/ou stimulante pour laisser parler la créature et contaminer les motifs d’une effusion plus ou moins contrôlée. Le cobaye des débuts devient un être criant haut et fort son individualité ; la création d’un électron libre comme Daffy Duck en 1937 ne pouvait que passer par cette instabilité structurelle des éléments. Au cours de sa première apparition dans Porky’s Duck Hunt, après qu’il ait ridiculisé son comparse, ce dernier sort un cahier de son manteau :

PORKY : – « Hé, c’était pas dans le script ça ! »

DAFFY : – « T’en fais pas pour le script, je suis juste un canard cinglé ! »

Tout l’univers de Tex Avery (et des cartoons de la Warner en général) est sous-tendu par cette élasticité (au sens large) ne demandant qu’à éclater au mépris de tout principe logique ; ou plus vulgairement, les situations sont tellement « simples » qu’il n’y a plus d’explications, chacun portant ses archétypes et ses pulsions en étendard sans chercher à se dissimuler. L’individualité forgée par le conflit des forces en présence et les tensions de ses lignes d’action s’affirme par la revendication pure. Le bruit des cartoons de Tex Avery appelle à s’échapper du cadre fixé par la matière, mais également par le cinéma en tant que forme… c’est donc une double fuite en avant qui est ici mise au service du gag. Les créatures sont lâchées dans la nature filmique, face à elles-mêmes, au risque de l’auto-anéantissement à l’instar du kangourou de Half-Pint Pygmy (1948) plongeant dans sa propre poche. Sur cet individualisme forcené (pour ne pas parler de nombrilisme) vient se poser une structure « en sketches entiers, enfilés indéfiniment les uns après les autres en une escalade permanente de la “folie triomphante”67 ». Le cadre assumé comme tel implose sur ses propres fondations par ce contre-pied constant de la fiction et des valeurs du langage cinématographique. Si Tex Avery a bâti son œuvre autour de la littéralisation des motifs, son collègue Chuck Jones en offrira l’un des meilleurs commentaires avec son cartoon Duck Amuck (1953).

67 Petr Kral cité par Pierre Floquet dans Le Langage comique de Tex Avery. 10 ans de création à la MGM 1942-1951, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 172, au sujet du comique des Marx Brothers ici rapproché à celui d’Avery.

Dans ce film, durant 7 minutes, Daffy devient la cible d’un créateur facétieux intervenant sur le dessin, le son et le cadre cinématographique. S’ouvrant sur une séquence dans l’univers des Trois Mousquetaires (cartons de générique à l’avenant, avec lettrage gothique sur fond de parchemin), le canard débouche ni plus ni moins que sur le néant, où le décor de fond laisse place à un espace vierge. Le dessinateur trace aussitôt une nouvelle scène en totale contradiction avec la précédente et répète le processus jusqu’à rendre Daffy fou de rage. Remplissant pleinement son rôle de personnage de dessin animé, celui-ci accepte de se plier au jeu bon gré mal gré et ne cherche pas à échapper au cadre fixé par la matière comme ses camarades des années 10-20.

Après le dessin vient la bande-son qui se retrouve coupée puis parasitée par des bruitages incongrus. Le personnage sort de ses gonds et tente de redonner un semblant de forme à l’ensemble en rappelant au créateur les éléments constitutifs d’un cartoon : décors, couleurs, scénario… Dès lors, chacune des requêtes du personnage sera exécutée de manière moqueuse par le créateur qui dessine au crayon un décor naïf, repeint Daffy puis l’efface pour le reconstituer en créature absurde. Un début de scène se constitue ici et là, toujours dans le but de se retourner contre la créature. Relégué à l’arrière-plan, Daffy réclame un gros plan sur lui ; la caméra s’exécute jusqu’à ne plus voir que les yeux du personnage.

Par la suite, le cadre de l’écran lui-même commence à faire des siennes en s’écroulant sur Daffy puis se referme sur un carton de fin immédiatement repoussé par le canard. Alors que ce dernier tente de se désolidariser du créateur pour assurer le spectacle tout seul, la pellicule se dérègle et laisse apparaître l’interstice qui coupe le personnage en deux, son autre moitié devenant autonome et envahissant le cadre. Après l’explosion finale, un léger travelling arrière révèle que le dessinateur en question était en réalité Bugs Bunny.

Si la sublimation de la créature animée des années 10-20 passait par la fuite du cadre pour affirmer son individualité, Daffy Duck affirme la sienne en cherchant à se maintenir dans le cadre quoi qu’il arrive. Chuck Jones convoque alors dans ce cartoon le langage cinématographique, l’aspect technique du médium et sa dimension matérielle. Là où Tex Avery fait appel aux composantes de l’image cinématographique pour les insérer

dans la continuité du récit68, Jones les donne pour ce qu’elles sont. Le premier conçoit ses cartoons sur une structure centrifuge précédemment évoquée dans laquelle les personnages sortent du cadre filmique dans l’intention de pervertir les codes. Duck Amuck s’amuse plutôt à « démembrer un par un [ces mêmes] codes […], comme en une opération clinique69 » par une structure centripète où le cadre agit sur lui-même (et sur Daffy) par l’intermédiaire du créateur. Ce qui apparaît comme une contrainte devient l’espace de revendication de Daffy dont l’égoïsme le pousse à se prendre pour une vedette sur laquelle la caméra doit rester concentrée quelles que soient les conséquences. Le cadre joue alors le rôle de catalyseur de la schizophrénie du personnage, tiraillé entre enfermement et désir d’épanouissement dans un espace dont les composants doivent se fondre. Ces éléments sont ici étalés et viennent hacher le cours normal du spectacle que Daffy tente de récupérer pour satisfaire son narcissisme comme l’attente supposée du spectateur. Le sadisme dont fait preuve le créateur (incarné par Bugs Bunny) motive le personnage dans ses capacités élastiques (comme dans tout dessin animé de type classique) au point que sa personnalité supplante l’espace.

En véritable exercice de déconstruction du cartoon et du mythe de la créature animée, Duck Amuck renverse allégrement les valeurs portées par les films d’animation des premiers temps, présentés ouvertement comme des fuites vers l’imaginaire. Malgré une démarche en apparence opposée à celle de Tex Avery, Chuck Jones vise ici le même but : celui d’un cartoon ayant fait son nid. Le genre s’est approprié son propre espace et a développé son langage d’exagération et d’amplification des codes de représentations, aussi bien de la réalité que du film en lui-même.