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Comme le souligne Àngel Quintana dans son étude Virtuel ?53, l’avènement de l’image numérique a constitué autant une revanche qu’un retour aux sources pour l’animation qui fit autrefois son nid dans le giron de la prise de vues réelles. Son implantation progressive en tant qu’effet visuel peut de prime abord laisser craindre une perte de l’identité de l’animation à vouloir se fondre à tout prix dans le réel. Si le médium revendique son appartenance à l’imaginaire modelé par la matière (dessinée, pétrie…), celui-ci vient jouer directement avec la question du réel. Ce constat apparaît d’autant plus fort dans le cadre de l’image numérique qui a pris son essor dans les années 70 à des fins de simulation, notamment dans les milieux aéronautiques. Parmi les plus célèbres, le simulateur de vol Vital II, créé par le constructeur McDonnell-Douglas en 1972, permettait de reconstituer la perspective d’une piste d’atterrissage à partir de points lumineux sur un écran noir. Par l’introduction de la 3ème dimension, la modélisation d’un objet pouvant être vu sous tous les angles a fait basculer l’animation dans un terrain à la scénographie digne de la prise de vues réelles. Progrès technologique aidant, la visée d’un réalisme de plus en plus poussé apparaît des plus compréhensibles. Nous pouvons néanmoins rester dubitatif quant à cet objectif lorsque celui-ci est conçu comme une fin en soi ; là, entre en jeu le rôle de l’animation. Par son détachement du réel du fait de sa nature graphique, elle interroge la représentation du sujet vu à l’écran. Là où l’esthétique lisse du cellulo et les marionnettes animées image par image n’ont cessé de maintenir un rapport distancié au réel, le corps humain en mouvement analogique, intégré dans le processus d’animation, va réintroduire les frontières entre imaginaire et réel avant de les pervertir dans des rapports allant au-delà de la simple confrontation.

Dans le cas de la motion capture (ou mocap), l’instauration de l’espace virtuel a libéré le corps de l’image filmée et de sa technique. Dans son principe désormais éprouvé, la technique consiste à vêtir le comédien d’une combinaison moulante garnie de capteurs réfléchissants placés à des points stratégiques du corps pour rendre compte de ses membres et de ses articulations. La prestation se déroule sur un plateau fortement éclairé de tous les côtés ; les mouvements de l’acteur se retrouvent retranscrits en un squelette animé, obtenu par des caméras infrarouges réparties autour du plateau qui ne perçoivent plus que les capteurs éclairés. Les images obtenues sont alors synchronisées par un logiciel de

triangulation chargé de situer chacun des points dans l’espace et obtenir l’action filmée dans une aire virtuelle, désormais visible sous tous les angles. Le procédé repose donc sur une distorsion de données informatiques qui traduisent la fluidité du mouvement de l’acteur et sa position dans l’espace. La distance se voit réduite entre l’action accomplie et le résultat final, par rapport à la rotoscopie où le corps est fragmenté à la fois dans son être et son action en raison du défilement continu de représentations régies par la prise de vues réelles avec laquelle l’animateur doit composer.

L’idée d’animer l’être in situ remonte à la marionnette. Si par essence, celle-ci affirme son statut d’objet placé dans le cadre du spectacle, l’image numérique permet de supprimer tout dispositif technique instaurant la convention théâtrale tel que le castelet ou les fils. Mais la convention en elle-même ne disparaît pas pour autant : si l’aspect froid de l’image de synthèse et la modélisation primaire des premiers êtres virtuels renvoient à la facticité de l’ensemble, la mocap magnétique des débuts, dans sa technique même, tient encore de la marionnette virtuelle. L’animation 3D en temps réel prend son envol en 1993 avec la série française Chipie & Clyde conçue chez Medialab. Par l’intermédiaire de capteurs digitaux et de pédales reliés à l’ordinateur, l’animateur est chargé à la fois du corps et des mouvements faciaux du personnage dont le jeu vient se caler sur l’interprétation vocale du comédien ; autant de facteurs devant avancer en flux tendu pour chacun parvenir à un résultat harmonieux. En raison de la lourdeur du dispositif, la marge de manœuvre du corps humain reste d’autant plus faible que les périphériques viennent prendre le relais dans le cadre des déformations d’un personnage de cartoon, lorsque les tâches ne sont pas partagées entre plusieurs animateurs. Malgré ces paramètres subdivisant l’instantanéité de l’acteur à la créature (par rapport à la mocap optique décrite plus haut), la structure de base est néanmoins posée par le corps humain.

Quels que puissent être les assouplissements du matériel directement porté par un seul acteur-animateur, ce dernier doit prendre en compte la morphologie du personnage à animer en plus de son jeu. La créature animée en temps réel ne peut accomplir certaines actions en raison certes du poids du matériel mais également de la transcription même du mouvement humain dans les formes hyperboliques du personnage. En voulant donner vie à un personnage doté d’une morphologie issue du cartoon, un geste répété dans la réalité pour un acteur humain peut avoir pour conséquences de voir certaines parties du corps animé se retrouver fondues l’une dans l’autre. Cléo, l’animatrice virtuelle de Canal+ (1995-1997) également issue de Medialab, répond de ces contraintes en optant pour une

gestuelle éthérée où les mains évitent habilement tout contact avec le corps. L’image de synthèse dans sa conception renvoie à son immatérialité aux yeux du public. Cette source de calculs mathématiques dans la modélisation des formes et l’interpolation de mouvements54 a conféré à l’image numérique une vision froide, non rattachable à l’organique. Ainsi, un film comme Tron55 se vit refuser une nomination à l’Oscar des effets spéciaux, les membres du jury estimant que la machine faisait le travail des humains et n’avait pas à être récompensée56. L’abstraction de l’aspect tactile va asseoir la 3D des débuts comme l’affirmation d’un monde flottant, en perpétuelle mutation. Cléo en ambassadrice du virtuel vient incarner cette approche hybride de l’image numérique ; celle d’une aspiration à l’illusion de la chair tout en se donnant à voir comme une créature fantomatique qui évolue sur un plan à part. La mocap se charge d’insuffler dans l’animation des personnages virtuels des mouvements humains spontanés et complétés par les déformations plastiques physiquement impossibles à réaliser. Parallèlement, cette part de spontanéité vient s’inscrire dans le flux des calculs informatiques qui donnent une patine plus lisse que le rotoscope en animation 2D.

Le corps ainsi immergé dans cet univers virtuel, modulé par les manipulations des animateurs, est perçu de manière décalée : le renvoi au réel est mis au service du flux animé, chacun des motifs (réels comme virtuels) est traduit dans un langage commun. L’image de synthèse devient une nouvelle extension des possibilités de l’animation comme de la prise de vues réelles qu’elle va tenter d’intégrer. Résurrection de l’être disparu comme au temps de Winsor McCay (Jurassic Park), altération du corps ouvert à la matière (The Mask)57, la 3D vient appliquer les préceptes de l’animation classique dans le cadre du réel, dans une continuité fantastique. Plus que jamais, le corps devient le réceptacle du fantasme d’articulation dans la morphologie et l’action. L’idée d’un être virtuel dans son entier s’impose de plus en plus. Mais à l’instar du rotoscope, la mocap est perçue négativement par les animateurs, craignant d’être supplantés par la machine à laquelle on prête les miracles de la création totale ; sentiment de peur qui vient exclure les hommes manipulant cette même machine, comme fut exclu Tron de l’Oscar des effets spéciaux. À ce titre, John Lasseter avec Toy Story (1995) alla à l’encontre de cette crainte générale

54 Mouvement généré directement par ordinateur entre deux images.

55 Steven Lisberger (1982).

56 Voir le making-of du film dans l’édition DVD Collector chez Buena Vista Home Entertainment.

suscitée par l’image de synthèse en y apportant son savoir-faire d’animateur formé chez Disney, prouvant que l’ordinateur constituait avant tout un outil comme un autre.

Cette affirmation avait été d’autant plus prouvée dans le passé par Peter Foldès avec son film La Faim (1974) dans lequel un homme est en proie à la boulimie au point de finir obèse et dévoré par des enfants sous-alimentés. Dans cette fable grinçante tournant autour de la mutation du corps, l’ordinateur – avec la palette graphique qui remplace la table à dessin – fait appel aux interpolations de mouvements pour conférer une fluidité inédite aux éléments à animer. D’un côté, celles-ci permettent des métamorphoses complexes pour assurer la succession des plans, en passant directement par transition graphique du personnage principal à la voiture qu’il conduit (entre autres), telle une réminiscence moderne de Fantasmagorie d’Émile Cohl. D’un autre côté, ces mêmes interpolations peuvent jouer sur des rapports de perspectives par illusion d’optique lorsque le sujet conserve son intégrité dans le mouvement. Une impression de volume peut ainsi se faire en modifiant l’orientation des traits du personnage pour lui faire tourner la tête d’un côté, par exemple ; cette approche, qualifiée de 2,5D pour designer cet effet de fausse 3D obtenue par des images vectorielles, ajoute au décalage créé par ces images aux traits décomposés et déformés qui se reconstruisent sans cesse, comme un dessin donnant l’impression d’être mâché et dégluti, en parfaite résonance avec son sujet. Mais l’ordinateur, pour autant d‘effets esthétiques qu’il permettait, n’était encore qu’un objet de laboratoires et d’universités au moment de la réalisation de ce film. Et la conscience de son véritable potentiel comme outil entre les mains d’artistes n’allait se manifester que bien plus tard. Plus encore, l’évolution technologique allait libérer les réalisateurs de certaines contraintes techniques (notamment faciliter la mise en place de plans en mouvement) et s’approcher à chaque fois d’un rendu plus étendu, où le dessin progressif d’un certain « réalisme » intervenait comme une invitation. De son côté, l’esthétique 2,5D avec sa souplesse de déformation et d’effets de volumes dans le dessin animé connaîtra une remise au goût du jour, notamment avec l’arrivée du logiciel Flash en 1996.

Se définissant jusque-là par rapport à la prise de vues réelles, l’animation vient étendre ses capacités au point d’empiéter sur ce territoire qui lui était interdit. Par l’ajout de cette orientation graphique peu commune, le médium allait de nouveau brouiller sa définition. La 3D filmée en temps réel telle qu’elle était pratiquée par Medialab convenait certes au format télévisuel, mais sa mocap magnétique bridait en grande partie la liberté de l’acteur et les interactions avec son environnement. De plus, le procédé impliquait un

rendu du personnage relativement simplifié qui soit plus à même de subir des torsions avec un minimum de défauts visibles pour répondre aux impératifs économiques. Il importait donc pour les besoins du cinéma d’alléger le matériel porté par l’acteur et d’abandonner le principe d’animation en temps réel. L’aspect événementiel du spectacle devait laisser la place à un univers aux innombrables couches, reléguant un peu plus le mouvement de l’acteur aux tréfonds des données informatiques tout en mettant paradoxalement celui-ci en valeur. Les capteurs optiques viennent prendre le relais et l’acteur, désormais libre de ses mouvements, doit composer sur une aire vide avec son squelette informatisé comme seul modèle. L’esquisse de l’avatar est en marche.

7. Le corps humain : la vanité ?

Par la multiplication des couches de motifs et d’effets de lumière qui viennent dissimuler la sève humaine, l’imagerie numérique se présente sous une apparence soignée visant à reproduire toutes les textures possibles, des fibres du bois au métal brossé ou rouillé, en passant par le cuir élastique et la fourrure ondoyante. L’image de synthèse poursuit son œuvre de simulation du réel dans une logique de performance où les créatures virtuelles côtoient les humains sans chercher à affirmer leur nature comme le font leurs homologues peints sur cellulos. Des êtres comme Stuart Little issu du film éponyme de Rob Minkoff (1999) ou Jar-Jar Binks de Star Wars, épisode I : La Menace fantôme de George Lucas (1999) viennent marquer les étapes d’une intégration de la texture de plus en plus poussée. Inévitablement, la question de l’humain virtuel revient au centre des passions.