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Fourmis et fertilité des sols dans les pessières à lichens

Dans le document ' • LA MISE EN OEUVRE DU PROTOCOLE (Page 24-27)

Benoit La fleur

Introduction

Les pessières à lichens (figure 1) sont constituées d'un épais tapis de lichens au travers duquel poussent de manière dispersée des épinettes noires (Picea mariana) et des éricacées, tels les bleuets ( Vaccinium sp.) et le thé du Labrador (Ledum groenlandicum) (Payette, 1992). Dans ces forêts, la régénération sexuée de l'épinette noire s'ef-fectue généralement au cours des 20 ou 25 premières années suivant un feu, après quoi l'épais tapis de lichens '<

constitue une barrière à la pénétration des graines vers la surface du sol (Morneau et Payette, 1989). Ainsi, une fois le tapis de lichens établi, la régénération du couvert forestier se fait principalement par marcottage, ce qui favorise le maintien de l'ouverture de la canopée typique de la pessière à lichens.

Le parc national des Grands-Jardins (PNGJ), situé dans la région de Charlevoix, constitue la limite sud Fi de la pessière à lichens au Québec. Toutefois, contraire - ment aux pessières à lichens du moyen nord québécois - qui se maintiennent en raison des conditions climatiques et édaphiques difficiles, Payette et al. (2000a) ont démontré que celles du PNGJ sont issues de la succession régressive de pessières à mousses affectées par deux perturbations survenant en rafale : une épidémie de la tordeuse des bour-geons de l'épinette suivie par un feu de forêt. Ainsi, on croit qu'en l'absence de perturbation, les pessières à lichens du PNGJ pourraient éventuellement « retourner» en pessières à mousses. Bien que nous ne possédions pas encore la preuve qu'un tel «retour» est possible, la présence de mousses sous la couronne des épinettes et l'existence de pessières à mousses et à lichens dans le PNGJ semblent corroborer cette hypo-thèse (Payette et al., 2000b). Toutefois, la vitesse à laquelle la forêt se referme après une perturbation est limitée par le taux de croissance des arbres et par la capacité de ceux-ci à se reproduire sexuellement. Ainsi, tout facteur augmentant la fertilité des sols et favorisant l'établissement des semis d'épi-nette noire est susceptible de contribuer à la fermeture du couvert forestier dans les pessières à lichens.

Plusieurs études ont démontré que les fourmis qui nidifient dans les sols sont capables de modifier les propriétés physico-chimiques (densité, humidité, pH) des sols de leurs nids (Czerwinski et al., 1969; Nkem et al., 2000). De plus, durant la construction de leur nid, les fourmis participent à la redistribution de la matière organique au travers du profil du sol (Lobry de Bruyn et Conacher, 1990). Par ce processus,

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les fourmis créent des microsites riches en matière organique et en éléments nutritifs, tels le NH4 , le NO3- et le P (Wagner et al., 1997; Lenoir et al., 2001). Ces modifications sont donc susceptibles d'améliorer l'habitat immédiat des plantes et de favoriser leur croissance.

Les fourmis du genre Formica sont abondantes dans les pessières à lichens du PNGJ (Béique et Francoeur, 1966, 1968). Elles nidifient dans le sol et construisent des mon-ticules de sables, éliminant le lichen localement (figure 2).

L'établissement de l'épinette noire étant limité par le tapis de lichens et par la disponibilité des éléments nutritifs, ces four-mis pourraient donc créer des microsites riches en éléments nutritifs et favorables à l'établissement et à la croissance de l'épinette noire.

À l'été 2000, l'étude d'une chronoséquence de pessières à lichens régénérées après feu et se distinguant uni-quement par leur âge (1,9,23,47 et 79 ans) a été entreprise dans le PNGJ. Cette étude avait pour but de comparer les propriétés physico-chimique et microbienne, ainsi que la fertilité des sols des nids de fourmis et des sols adjacents. De plus, le pourcentage de recouvrement de lichen, le nombre de semis d'épinettes noires issus de graines, ainsi que le subs-trat de croissance des semis ont été déterminés afin de tester l'hypothèse selon laquelle les nids de fourmis constituent des

Benoit La fleur est biologiste.

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gure 1. Été 2000: pessière à lichens du parc des Grands-Jardins générée après le feu de 1953. On y voit des épinettes noires, des :hens, ainsi que quelques bouleaux nains et des éricacées.

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Figure 2. Été 2000: nid de fourmis. Cette forme est typique des nids trouvés dans les pessières à lichens du parc des Grands-Jardins.

Le nid fait environ 40 cm de diamètre, alors que la terrière fait un mètre de haut. Les espaces noirs que l'on voit au travers du lichen sont appelées «fractures de dessiccation».

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sites favorables à l'établissement de l'épinette noire et qu'ils peuvent par conséquent participer à la fermeture du couvert forestier dans les pessières à lichens.

Résultats et discussion

Les résultats montrent que les sols des nids de four-mis avaient une densité plus faible que les sols adjacents (figure 3a). Cette densité plus faible pourrait résulter en une augmentation de la porosité du sol et, par conséquent, en une infiltration plus rapide de l'eau de pluie. De fait, les sols des nids avaient un contenu en eau plus faible que les sols adjacents (figure 3b).

Durant leurs quêtes de nourriture, les fourmis ramè-nent à leur nid une grande quantité de proies ce qui a pour effet d'augmenter la quantité de matière organique trouvée dans le sol de leur nid (Czerwinski et al., 1969; Eldridge et Myers, 1998). C'est ainsi que les sols des nids de fourmis des pessières à lichens du PNGJ renfermaient un plus fort pourcentage de matière organique que les sols adjacents (figure 3c). Cette

augmentation de la disponibilité de matière organique est généralement reflétée par une augmentation de la bio-masse microbienne (Dauber et Wolters, 2000). Toutefois, dans les pessières à lichens du PNGJ, les nids de fourmis renfermaient une biomasse microbienne semblable à celle des sols adjacents (figure 4a). Par contre, l'activité métabo-lique de celle-ci était plus élevée dans les nids de fourmis, ce qui pouvait être le signe d'une matière organique de meilleure qualité chimique (figure 4b). Ainsi, on pouvait s'attendre à voir une augmentation de la disponibilité des éléments nutritifs dans les nids de fourmis.

De fait, l'analyse de la fertilité des sols confirme que les nids de fourmis étaient plus fertiles en NH4 et en K que les sols adjacents (figure 5a, e). La croissance des plantes étant liée à la fertilité des sols, les nids de fourmis du PNGJ semblaient donc plus favorables à la croissance des plantes que les sols adjacents.

Le sol minéral exposé recouvrait près de 60 % de la surface du sol sur les sites âgés d'un et neuf ans, mais était pratiquement inexistant dans les trois autres classes d'âge (figure 6a). Le pourcentage de recouvrement de mousses était de 15 % sur le site âgé de 23 ans et était inférieur à 5 % dans les autres classes d'âge. Enfin, alors que le lichen était pratiquement absent des deux premières classes d'âge, il dominait (60 à 87 %) sur les sites âgés de 53 et 79 ans. Mor-neau et Payette (1989) ont démontré que le pourcentage de recouvrement en lichen dans les pessières à lichens du nord du Québec était négligeable quatre ans après le passage d'un feu, mais que ce recouvrement augmentait à environ 50 % une vingtaine d'années après le feu et que, par la suite, le lichen dominait (environ 90 % de recouvrement) pendant quelques centaines d'années. En ce sens, les pessières à lichens du PNGJ sont donc similaires à celles trouvées dans le nord du Québec.

Les semis d'épinettes noires issues de graines étaient rares (15 ha-1 ) dans la classe d'âge 1 an, mais étaient beau-coup plus fréquents dans les quatre autres classes d'âge (78, 121,52 et 65 ha- ' respectivement). Au travers de la chronosé-quence, les semis étaient rarement établis directement dans le sol minéral (figure 6b). Dans les classes d'âge 1 et 9 ans, 40

— 30 E 20 10 a) sol :p<0.001

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Classe d'âge

Figure 3. Propriétés physico-chimiques des sols de nids de fourmis (barres noires) et des sols adjacents (barres grises).

LE NATURALISTE CANADIEN, vol. 127 N 2 ÉTÉ 2003

1.5

les semis se trouvaient principalement au travers de tapis de mousses. Il est possible que les mousses aient favorisé l'éta-blissement des semis d'épinettes créant des microsites dont l'humidité était favorable à la germination des graines d'épi-nettes et à leur survie. Sur le site âgé de 23 ans, on trouvait les semis aussi bien au travers du lichen que de la mousse. Dans les classes d'âge 53 et 79 ans, les semis poussaient presque exclusivement au travers du tapis de lichens. Aucun semis n'a été trouvé sur un nid de fourmis. L'absence de semis sur les nids de fourmis suggère donc que ceux-ci ne sont pas favora-bles à la germination et à la survie de l'épinette noire.

Plusieurs raisons nourraient sol: p = 0.014 expliquer pourquoi les nids

n'of-frent pas les conditions nécessaires à l'établissement des semis d'épinettes noires. Premièrement, les nids de

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fourmis des pessières à lichens du PNGJ étaient généralement entou- rés d'une couronne d'éricacées.

Ces plantes sont reconnues pour produire des composés allélopathi- 9 23 47 79 ques qui inhibent la germination et le développement radiculaire de l'épinette noire (Mallik, 1987). Par ailleurs, les graines pourraient avoir de la difficulté à germer à cause de la faible humidité des sols des nids ou encore parce qu'elles font partie du régime alimentaire des fourmis.

Les semis, qui dans les pessières à lichens les plus âgées croissent très majoritairement au travers du tapis de lichens, auraient donc eu peu de chance de s'établir à moins qu'il n'y ait eu, à l'occasion, des endroits où les semis aient trouvé des microsites favorables à leur développement. Comme il n'y a aucune preuve que les semis d'épinettes noires peuvent croî-tre dans des nids de fourmis, l'hypothèse que ceux-ci contri-buent à l'augmentation du nombre des épinettes est rejetée.

D'autres facteurs auraient donc permis la germination et Classe d'âge

Figure 4: Biomasse microbienne et respiration basale dans les sols des nids de fourmis (barres noires) et les sols adjacents (barres grises).

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Classe d'âge Classe d'âge Classe d'âge

Figure 5 : Concentrations de NH4*, de P et de cations échangeables dans les sols de nids de fourmis (barres noires) et les sols adjacents (barres grises).

LA SOCIÉTÉ PROVANCI-IER D'HISTOIRE NATURELLE DU CANADA

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Figure 6 : Pourcentage de recouvrement du sol et nombre de semis d'épinettes noires par hectare par type de substrat de recouvrement. L = lichen,

M = Mousse, S = sol minéral exposé, N = nid de fourmis.

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l'installation après feu des épinettes noires dans les pessières à lichens du PNGJ. Parmi ces facteurs, on note, entre autres, les fractures de dessiccation (i.e., les espaces qui séparent les plaques de lichens en période de sécheresse; figure 2) trou-vées au travers du tapis de lichens (Sirois, 1993). Toutefois, puisque la croissance des plantes est liée en partie à la fertilité des sols, il s'avère possible que les semis établis à proximité des nids de fourmis étendent leurs racines en direction des nids et profitent de la fertilité accrue de leurs sols.

Remerciements

Je tiens à remercier MM. R.L. Bradley, A. Francœur et S. Payette pour leurs conseils et leurs commentaires. Je remer-cie aussi D. Gasser, E. Grenon, J. Lamontagne et M. Lavoie pour leur assistance technique sur le terrain et en laboratoire.

Ce projet a été rendu possible grâce à la collaboration de la

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