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Le format « produit traditionnel » ou la standardisation des matières organiques

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Chapitre 3. Trois formats de valorisation, entre concurrence et

3.4 Le format « produit traditionnel » ou la standardisation des matières organiques

3.4.1 Valorisation des « co-produits » de la canne et écologie industrielle

3.4.1.1 « Co-produits » industriels et « déchets organiques » dans l’industrie cannière

La production de canne à sucre, culture phare de La Réunion, aussi bien sur les plans identitaire, économique et des surfaces cultivées, est fortement structurée dans une logique de filière économique agro-industrielle. Elle s'organise autour de deux gros sites

123 industriels qui traitent l'ensemble de la canne à sucre, répartis entre l’Est et l’Ouest de l'île. Chaque pôle est composé de trois entités principales : les planteurs qui produisent la canne à sucre, la sucrerie qui transforme la canne en sucre, et la distillerie qui produit le rhum. Contrairement aux filières d'élevage, les outils industriels de transformation sont détenus par des sociétés privées et pas par des coopératives quasi-monopolistiques regroupant la majorité des acteurs de chaque filière. Ainsi les planteurs ne sont pas structurés sur le modèle de la coopérative agricole « paternaliste ». Il existe tout de même une coopérative cannière mais elle est dédiée à l'approvisionnement et non à l’organisation de la production. Elle ne joue pas le rôle d'organisme de structuration et d'union de la profession. La filière agro-industrielle cannière est donc plus proche du monde industriel (logique d'entreprise privée, relations centrées sur l'économique, structuration autour des outils industriels de transformation, …) que du monde des producteurs agricoles. Ceci la différencie encore une fois des coopératives d'élevage qui, bien que gérant des outils industriels de transformation structurant les filières, s’identifient plus volontiers au monde agricole.

Les sites industriels au cœur de la filière agro-industrielle de la canne à sucre regroupent chacun une usine de transformation, une distillerie et une centrale thermique. La cohérence entre ces trois entités est donnée par la circulation de la canne elle-même et de ses « co-produits », dans une véritable écologie industrielle. Pour approfondir cette logique de circulation et de valorisation des matières organiques industrielles, nous allons nous pencher plus précisément sur le cas d’un des deux pôles canniers de l’île. Ce site s’organise autour de trois acteurs industriels : l’industrie de transformation de la canne à sucre, la distillerie qui produit le rhum et la centrale thermique. Comme on le voit sur le schéma ci-dessous, l’industrie sucrière collecte les cannes auprès des planteurs pour en extraire le sucre. De cette première transformation résulte la « mélasse », résidu de l’extraction du sucre utilisé par la distillerie pour produire le fameux rhum « charrette » de La Réunion. Résultent également les « bagasses », résidus des cannes une fois le sucre extrait, orientées vers une centrale thermique implantée directement sur le site et gérée à travers un partenariat entre un industriel privé et EDF. La centrale thermique alimente en retour la distillerie en vapeur. Au cœur industriel de cette filière (la partie grisée sur le schéma), s’est ainsi mise en place une véritable écologie industrielle autour de la réutilisation des sous-produits de la transformation de la canne en sucre raffiné. La bagasse et la mélasse ne constituent donc pas des matières organiques susceptibles d’une valorisation agricole. Les plus gros volumes de résidus industriels de la canne, et plus largement les plus gros volumes de matières organiques de l’île109, n’entreront a priori pas dans le jeu de concurrence autour des terres épandables.

109 Rappelons que la bagasse représentait 550 000 tonnes en 2000, soit plus que les plus gros volumes

124 Mais l’industrie sucrière génère également des « écumes » et la distillerie des « vinasses » qui n’entrent pas dans la filière de transformation industrielle. Alors que bagasses et mélasses sont clairement considérées comme des « co-produits » de l’industrie sucrière, utilisées comme « matières premières » par les autres acteurs industriels ; l’écume et les vinasses sont explicitement considérées comme des « déchets ». Les vinasses, très liquides et peu concentrées en éléments fertilisants, sont directement et intégralement rejetées en mer. Les écumes ont longtemps été récupérées par des transporteurs pour être revendues auprès des maraichers ou, dans une moindre mesure, récupérées directement par les canniers pour fertiliser les terres au moment de la replantation. Malgré cette valorisation agricole de fait, un représentant de l’industrie sucrière reconnait clairement que les écumes étaient considérées comme un déchet.

Figure 7 : Schéma d'organisation de la gestion des matières organiques dans la filière canne à sucre

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« Alors là aussi, dans le passé, l'écume c'était un déchet pour l'usine et donc priorité numéro 1: ça doit dégager. Qu'est-ce qu'il en advient, ça on veut pas le savoir, ça dégage et on n’arrête pas l'usine parce que le silo est plein d'écume ».

Agro-industrie_RUN_Canne

La différence de statut accordée à ces différentes matières s’explique par une conception de la valorisation qui repose sur l’endogénéïté des débouchés pour les co-produits industriels. On a vu en effet le lien fort qui unit les trois structures industrielles du site dans une logique d’écologie industrielle. En revanche ces industriels ont longtemps été déconnectés des planteurs de canne à sucre, et plus largement du monde agricole. Pour les sucriers, pourtant au contact direct des planteurs à travers la canne, les planteurs n’ont longtemps représenté que des fournisseurs de matières premières avec qui ils n’avaient d’autres liens que des échanges commerciaux dans une filière agro-industrielle. Le trait d’union entre « agro » et « industriel » marquait alors plus une distinction et une relation ténue qu’une véritable union entre deux sphères relativement distinctes au sein d’un même monde.

« Il y avait eu des enquêtes faites dans le passé. Le dernier partenaire auquel pensera le planteur pour son problème de canne, c'est l'industriel. On venait après tout. Dans les enquêtes de confiance de tous les organismes qui étaient cités, c'était en dernier l'industriel. » Agro-industrie_RUN_Canne

Dans cette logique de déconnexion entre production et transformation de la canne, la réutilisation des matières organiques comme engrais n’entrait pas dans l’écologie industrielle et ne constituait pas une valorisation aux yeux des industriels. Comme pour le monde urbain et le monde agricole, la valorisation des matières organiques est d’abord endogène au monde dans lequel elles sont produites et préférentiellement orientées vers les acteurs qui font partie de ce monde.

3.4.1.2 L’élargissement du champ de la valorisation à travers le rachat par une coopérative agricole

Le lecteur attentif aura sûrement remarqué que le responsable du « pôle canne », comme moi-même, utilisions le passé pour décrire le statut de l’écume et des relations entre l’industrie sucrière et les planteurs. En effet si les vinasses de distillerie sont toujours considérées comme des déchets et enfouies en mer, le statut de l’écume se modifie aujourd’hui avec l’évolution des relations entre planteurs et industrie sucrière.

Auparavant organisés autour du site industriel et de la transformation de la canne, les sucriers intègrent aujourd’hui les planteurs comme des acteurs à part entière de la filière canne à sucre.

« Le planteur est devenu un client et plus seulement un vulgaire fournisseur on va dire. Et le problème de la canne ça concerne l'usine et donc tout le système de partenariat avec les planteurs : il n'y a pas d'usine sans canne mais pas de canne

sans usine … » Agro-industrie_RUN_Canne

Cette évolution dans les relations entre industrie cannière et « planteur » s’explique par le changement de statut de l’industrie sucrière de La Réunion. Jusqu’au début des années

126 2000, la sucrière appartenait à un grand groupe industriel réunionnais, le groupe Bourbon. Ce groupe s’est constitué dans les années 1950 par la fusion de plusieurs entreprises familiales réunionnaises engagées dans la production de sucre de canne. C’est sous l’impulsion de ce groupe que les industries du sucre et du rhum s’organisent en un véritable complexe industriel. Dans les années 1990 le groupe Bourbon se diversifie pour investir, entre autres, dans la production laitière et les « activités maritimes »110. Dès la fin des années 1990, le groupe se spécialise dans le service et le transport maritimes. Les filiales lait et jus de fruits sont vendues en 2000 et les industries sucrières en 2001. C’est alors le groupe agricole coopératif « Téréos » qui devient l’actionnaire majoritaire des deux principales usines sucrières de La Réunion. A l’origine organisé autour de coopératives betteravières métropolitaine, ce groupe, aujourd’hui international, reste fortement spécialisé dans la production sucrière et ancré dans le modèle des coopératives agricoles. L’arrivée de Téréos à la tête de l’industrie sucrière réunionnaise provoque alors un « changement philosophique ».

« Ça a amené un grand changement on va dire ‘’philosophique’’ dans l'usine puisque d'une société complètement privée on est devenu.... notre maison mère est donc une coopérative avec une orientation beaucoup plus tournée vers l'approvisionnement. » Agro-industrie_RUN_Canne

Ce changement se matérialise essentiellement par la création de « pôles canne », en 2006, dans les deux grandes zones de production de l’île. Situés à l’intérieur des sites industriels de transformation, les « pôles canne » abritent les services de la Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER) et de la Chambre d’agriculture, concernés par la canne. Une permanence y est tenue pour des conseils techniques autour de la production de canne, à destination des planteurs. Les principaux fournisseurs sont régulièrement invités et une salle de réunion est mise à disposition des syndicats d’agriculteurs.

« Donc on a fait revenir tout le monde dans l'usine, et on va dire que la sauce a très bien pris. Aujourd'hui on est redevenu le partenaire de base du planteur».

Agro-industrie_RUN_Canne

Ces « pôles canne » visaient explicitement à faire des usines sucrières les partenaires technico-économiques privilégiés des planteurs de canne. En coordonnant l’action des différents acteurs de la production de canne, l’usine sucrière s’est effectivement mise en position de devenir une ressource incontournable. Bien que n’étant pas littéralement une coopérative intégrant directement les planteurs, l’industrie sucrière s’est réorganisée sur le modèle coopératif de sa nouvelle maison mère. Les « pôles canne » participent ainsi à la structuration des planteurs en les intégrant dans la « filière canne ». La perception des résidus de transformation de la canne et de leur valorisation évolue avec ce changement de conception de la filière. Nous l’avons évoqué dans la partie précédente, les écumes de sucrerie ont longtemps été récupérées gratuitement par des transporteurs pour les revendre aux maraichers. Depuis quelques années l’industrie sucrière tente de réorienter l’écume vers les champs de canne. L’écume devient alors un sous-produit plus qu’un déchet, comme le confirme la citation suivante :

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« Alors, les écumes donc ça c'est un sous-produit de l'industrie du traitement de la canne direct. […] Et ben nous, depuis qu'on est là avec le pôle canne, on a dit: l'écume c'est de la canne et si on veut développer la canne faut qu'on valorise notre écume, notre écume doit repartir dans les champs de canne. » Agro-

industrie_RUN_Canne

L’argument central du responsable du « pôle canne » est simple : l’écume est un fertilisant et un amendement gratuit pour les terres qui peut permettre de produire plus de canne.

« Le gars il met ça dans son champ de canne nous on sait qu'on aura de la canne derrière et plus de canne. […] Si ça par chez les maraîchers on ne fera pas tourner l'usine avec de la salade! » Agro-industrie_RUN_Canne

L’usine sucrière a donc mis en place un système de badge, distribué uniquement aux planteurs de canne rattachés à l’usine, qui leur permet de venir récupérer l’écume directement sur le site. Chaque planteur à une sorte de « quota d’écume », correspondant à son apport en canne. Ces « quotas » restent informels mais le système de badge permet de savoir qui utilise quel volume d’écume. L’industrie sucrière a également mené une petite campagne de sensibilisation à l’intérêt de l’écume, en insistant sur le fait qu’elle était gratuite, disponible et désormais « réservée » aux canniers. Le responsable du « pôle canne » n’est toutefois pas dupe. Il sait pertinent que les maraichers restent demandeurs d’écume, considérée comme un très bon fertilisant, et que le business des transporteurs est lucratif. Grâce aux « prêts » de badge par les canniers ou les faveurs des employés qui contrôlent l’accès au silo d’écume, une partie de cette matière organique reste orientée vers le maraîchage. En effet, lors d’une visite du site accompagné par le responsable du « pôle canne », un agriculteur cannier ayant sa remorque en train de se remplir sous le silo d’écume nous aperçoit et descend immédiatement de son tracteur pour passer son badge. Cela peut-être une simple négligence comme, plus sûrement, la volonté de récupérer un volume d’écume supérieur à son quota pour le revendre à un transporteur ou directement à un maraicher… Il semble néanmoins que la tendance s’inverse peu à peu vers une plus grande utilisation par les canniers.

Quoi qu’il en soit, la représentation de l’industrie sucrière a évolué. L’écume a désormais un statut de sous-produit qui peut et doit être valorisé. Elle est devenue agro-industrialo- compatible. Mais, une fois encore, la valorisation porte sur l’utilisation de ce sous-produit au sein de la filière canne, par les canniers eux-mêmes. La partie orientée vers le maraîchage n’est donc pas considérée comme « valorisée ». Et les vinasses produites par la distillerie, qui conserve une identité pleinement industrielle, sont toujours considérées comme des déchets et enfouies en mer. Nous verrons par la suite que, si les vinasses sont susceptibles d’être valorisées, c’est à travers un projet industriel de transformation des déchets en produits, et non par un rapprochement avec les canniers ou le monde agricole.

Le changement de propriétaire des usines sucrières a donc réorienté leur mode de fonctionnement pour intégrer plus directement la production agricole dans la filière agro- industrielle de la canne à sucre. Les écumes de sucreries sont ainsi devenues une matière fertilisante intéressante qu’il s’agit de valoriser prioritairement sur la canne à sucre. Les sucriers ont ainsi développé un rapport de proximité privilégié avec les planteurs de

128 cannes qui va favoriser la valorisation de l’écume, potentiellement au détriment des effluents d’élevage. La valorisation des matières organiques industrielles de la canne à sucre relevait donc initialement d’une logique indépendante de la valorisation agricole, et le cas de l’écume nous montre que les résidus de l’industrie sucrière s’intègrent aujourd’hui plutôt dans un compromis avec le format « ressource », basé sur la proximité entre producteur et utilisateurs.

On ne peut alors pas vraiment considérer de format de valorisation agricole spécifique au monde industriel et à ces résidus à partir de ce cas. Ce format, que nous nommerons « produit traditionnel » existe pourtant bien à La Réunion, mais il est rarement pris en compte dans les études sur la valorisation agricole centrée sur les déchets. Pour explorer ce format il va nous falloir élargir la liste des matières prises en compte à partir de la classification de la MVAD, et sortir momentanément du cadre strict de l’île de La Réunion pour nous positionner à l’échelle nationale, où se développe ce format produit typique des résidus industriels.

3.4.2 La sélection de « matières premières » pa l’i dust ie des e g ais

En parallèle des effluents d’élevage ou des déchets urbains, les résidus industriels sont depuis longtemps utilisés par l’agriculture pour pratiquer une fertilisation organique. Depuis le 19ème siècle, période faste de la réutilisation agricole des résidus industriels (Barles, 2005), s’est développé une véritable industrie de la fertilisation. Dans notre approche historique, nous avons déjà abordé le fait que le travail artisanal de transformation des matières organiques industrielles devient une véritable industrie à partir des années 1960-70111. Les principaux fabricants de produits organiques fertilisants ou amendants sont aujourd’hui réunis au sein d’un syndicat professionnel : l’union des industries de la fertilisation (UNIFA). Plusieurs chercheurs du programme ISARD m’ont orienté vers ce syndicat, considéré par eux comme un des acteurs clé de la fertilisation et de la valorisation organique. Toujours dans la même logique de description des différents formats à travers le déploiement de l’ISARD, c’est à travers la position de ce syndicat que nous allons maintenant retracer les caractéristiques du format « produit traditionnel ». Ce syndicat s’organise autour des grandes industries de la fertilisation, produisant essentiellement des engrais minéraux. Toutefois, on retrouve, parmi la cinquantaine d’adhérents, une petite dizaine d’entreprises évoluant dans le secteur des engrais organiques ou organo-minéraux. Elles sont considérées comme des entreprises « spécialisées » par l’UNIFA, au sein duquel elles sont aujourd’hui en nombre décroissant et largement minoritaires. Ces quelques entreprises ayant une activité effectivement centrée sur « l’organique »112 et produisant également des amendements ou des supports de culture, se retrouvent au sein de la « Chambre syndicale des améliorants organiques et supports de culture » (CAS), plus en lien avec leur spécificité. Nous reviendrons plus loin sur l’approche de la CAS, mais pour l’instant il nous faut explorer plus avant la place de ces structures au sein de l’UNIFA et leur conception des « produits ».

111 Voir chapitre 1, point 1.2.2.1

129 Malgré leur position minoritaire, les spécialistes de l’organique sont parmi les plus anciens adhérents de l’UNIFA. Certains se sont développés avant même l’avènement des engrais minéraux de synthèse, dans la période de l’essor de la fertilisation organique et du « recyclage », et ont plus d’un siècle d’existence. Ils ont résisté à « l’invention des déchets

urbains » (Barles, 2005) et au développement des engrais chimiques grâce à une politique

de sélection de matières premières de « qualité ». Cette notion est centrale dans l’approche de l’UNIFA. Le premier gage de qualité est la normalisation. C’est la norme NFU 42-001, réglementant la mise sur le marché des engrais minéraux et organiques, qui est la référence au sein de ce groupe professionnel. Pour notre interlocuteur au sein de l’UNIFA, l’organique n’échappe pas à cette logique, malgré ses spécificités. Ainsi, la valorisation des matières organiques passe d’abord par le fait de :

« pouvoir offrir des produits caractérisés dont on puisse connaitre la valeur,

comme c’est le cas pour un engrais minéral où quand vous achetez le produit vous avez une étiquette sur laquelle vous savez exactement les quantités d’éléments nutritifs, avec des garanties. Alors je ne dis pas que l’organique peut en arriver là, avec de l’organique on travaille dans la variabilité, dans le biologique, on a une

variabilité qui est assez grande. Mais la variabilité ne doit pas justifier l’à-peu-

près ou l’incertitude. Il faut quand même arriver à homogénéiser, je ne dirais pas

standardiser car ce serait excessif, mais homogénéiser des produits, des lots, pour

que d’un mois à l’autre, ou d’une année sur l’autre on ne vende pas des choses qui

soit très différentes. » Industrie_UNIFA_Engrais

La qualité d’un produit fertilisant se définit donc d’abord en rapport avec une norme qui garantit, à travers un étiquetage, la composition et la régularité du produit final. Bien qu’une large partie des matières organiques ne puisse prétendre à ce niveau de

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