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Formaliser la place du joueur d’après le modèle du cercle magique 18

I.  L’insuffisance du modèle du cercle magique pour l’analyse et la conception

2.   L’évolution des valeurs rationalistes et leur intégration à la pensée en design 15

2.2.   Formaliser la place du joueur d’après le modèle du cercle magique 18

Puisque, comme nous le dit Caillois (1992, p.155), le jeu est esthétique et affaire de figures et de symboles, et puisque l’un des objectifs de ce mémoire est de proposer un modèle d’organisation de ces derniers, voyons quelles sont les implications du point de vue rationaliste ou dualiste. En se fondant sur cette conception, comment, en tant que designer, représenter le jeu, lui donner forme ? Huizinga et Caillois ont lancé le design sur quelques pistes de réponses : « Parmi les traits formels du jeu, la séparation locale de l’action par rapport à la vie courante en [constitue] le plus important. Un espace fermé et isolé, soit matériellement soit idéalement, séparé de l’entourage quotidien. » (Huizinga, 1988, p. 45) Selon Caillois, le jeu « procure l’image d’un milieu pur, autonome » (Caillois, 1992, p. 20) et constitue « une totalité fermée, complète au départ et immuable » (ibid., p. 12). Le jeu, dit-il, « propose et propage des images de milieux clos et préservés, où peuvent s’exercer d’idéales concurrences » (ibid., p. 16). Pour que l’activité soit maintenue dans cet espace virtuel idéalement total, la frontière qui le sépare de la réalité doit être stricte et franche :

Rien de ce qui se passe à l’extérieur de la frontière idéale n’entre en ligne de compte. Sortir de l’enceinte par erreur, par accident ou par nécessité […] tantôt disqualifie, tantôt entraîne une pénalité. Il faut reprendre à la frontière convenue. (Caillois, 1992, p. 37)

Selon Caillois, les signes d’ouverture de la frontière doivent être limités, car ils ont une connotation excessivement négative. Ils perturbent l’échange, provoquent en quelque sorte une contamination du jeu par la vie ordinaire ou vice versa5. L’image que le jeu

5 « Si le jeu consiste à fournir à ces puissants instincts une satisfaction formelle, idéale, limitée, maintenue à

l'écart de la vie courante, qu'en advient-il donc quand toute convention est rejetée ? Quand l'univers du jeu n'est plus étanche ? Quand il y a contamination avec le monde réel... ? À chacune des rubriques fondamentales du jeu répond alors une perversion spécifique qui résulte de l'absence à la fois de frein et de protection... (…) Le principe du jeu est corrompu... par la contagion de la réalité. » (Caillois, 1992, p.103) L’équivalent, chez Huizinga, de la notion de contamination est la falsification : « Dans les limites du terrain de jeu règne un ordre spécifique et absolu. Et voici un nouveau trait, plus positif encore, du jeu : il crée de

projette doit être repliée sur elle-même, totale, constante : pure. Pour éviter ce que Caillois appelle la contagion, ou Huizinga, la falsification, le joueur doit certes voir le jeu et le représenter, mais à condition de ne pas être vu et d’oublier sa réalité. Il faudrait donc simuler une réalité, mais aussi en dissimuler une autre pour que le jeu ait lieu ; suspendre le réel et fasciner sans cesse le joueur « en évitant qu’une faute conduise celui-ci à refuser l’illusion » (ibid., p. 67).

Si l’on tente de développer la discipline du design vidéoludique à partir de ce point vue, il n’est pas étonnant que l’idéal de l’illusion « totale » soit aussi présent dans le discours sur le jeu, son analyse et sa conception. Au regard de la production actuelle, et comme le remarquait récemment Gordon Calleja (2011, p. 26), cette quête est, encore aujourd’hui, grandement partagée par les concepteurs de jeux. Grâce à certaines stratégies que l’on abordera au chapitre trois, ces derniers tendent en effet à créer une réalité « autre » qui serait relativement close et autonome, et qui aurait sa propre cohérence interne et ferait oublier au joueur sa réalité. Cette idée est suggérée par le modèle du cercle magique proposé par Salen et Zimmerman (2003), mais on la retrouve aussi dans d’autres écrits s’adressant aux concepteurs de jeux vidéo, notamment chez Crawford (1984), chez Fullerton, Swain et Hoffman (2008) ou encore chez Rolling et Adams (2003 ; 2010), et chez Bates (2004) :

From the moment the player loads the software and the first screen appears, he is in your world. Everything that he sees, hears, and feels from that point on every audio, visual, and interactive elements must strive to convince him that the only thing that exists is the game. This is not the easiest of goals to achieve; any slight discord can jar the players out of their illusion. (Rolling et Adams, 2003, ch.6)

Comme chez Salen et Zimmerman, nous retrouvons ici l’idée selon laquelle le concepteur de jeu doit amener le joueur à oublier sa réalité. À cela, Bates, ajoute, comme beaucoup d’autres, que le concepteur doit non seulement absorber le joueur, mais l’immerger dans un univers autre et l’y maintenir présent pour maintenir son engagement :

Immersion is what happens when you make the moment-to-moment experience so compelling that the player is drawn completely into the game and the real world disappears. […] John Gardner, in The Art of Fiction, writes that a good book creates “a continuous dream” that’s bolstered by providing a constant stream of concrete detail. Immersion works the same way.

l’ordre, il est ordre. Il réalise, dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. Le jeu exige un ordre absolu. La plus légère dérogation gâte le jeu, lui enlève son caractère et sa valeur. » (Huizinga, 1988, p. 30)

You bathe the player in a constant stream of images that pull him into your world, and you avoid gaffes that jar him out of his reverie. If you break the dream, you lose the immersion.

[…] A successful game entices the player into the gameworld, and then never lets him go. (Bates, 2004, p. 21-22)

Même si ces auteurs ne se réfèrent pas nécessairement au modèle du cercle magique, nous pouvons toutefois, au regard des objectifs esthétiques qu’ils défendent, associer leurs réflexions à ce modèle. Ainsi, la pensée rationaliste, dont le cercle magique est le rejeton et maintenant l’un de ses plus forts représentants, oriente le design de jeux vidéo. Ses valeurs influencent la prise des objectifs esthétiques et formels et guident le processus de mise en place du joueur – qui, dans ce cas, est dans le jeu. Cela dit, comme nous l’avons abordé avec Ehrmann, l’expérience ludique est l’occasion de multiples allers et retours dans et devant l’espace simulé, l’occasion d’un dialogue entre deux mondes. Avant d’identifier les différents moyens formels qui permettent d’atteindre ces objectifs esthétiques de mise en place – non pas seulement dans, mais aussi devant la représentation –, il importe de développer davantage la réflexion sur ces idéaux rationalistes. Pour cela nous brosserons un aperçu des critiques faites à l’égard du modèle de Salen et Zimmerman, critiques qui semblent atteindre difficilement le design même si elles se font de plus en plus bruyantes, en ludologie, comme chez Copier (2005 et 2007), Taylor (2006 et 2007), Pargman et Jakobson (2006) et Calleja (2007-2011).