• Aucun résultat trouvé

Esthétique de la réception : de la littérature et l’histoire de l’art à la ludologie 28

II.  Place du joueur et méthodologie de l’esthétique de la réception selon

1.   Vocabulaire, méthodologie et typologie de l’esthétique de la réception 28

1.1.   Esthétique de la réception : de la littérature et l’histoire de l’art à la ludologie 28

jonction, d’accès et d’interaction, il est intéressant de puiser dans le répertoire des textes portant sur l’esthétique de la réception pour bâtir et bien définir notre modèle. De manière générale, l’objectif de l’esthétique de la réception est de mieux comprendre les rapports entre un texte, fixe, durable et transmissible, et ses récepteurs et/ou ses contextes, pluriels et changeants. L’une des propositions dominantes de ce champ, qui emprunte à l’herméneutique et s’est développé en littérature dans les années 1960 au sein de l’École de Constance, est que le sens d’une œuvre ne se constitue réellement qu'au moment où elle devient l'objet de l'expérience de ses contemporains et de la postérité. Cependant, et c’est une autre proposition majeure de ce champ, on remarque que cette expérience est guidée, que l’œuvre détermine de manière structurale sa relation au lecteur. Jauss introduit ainsi, très clairement, cette idée :

Par tout un jeu d’annonces, de signaux - manifestes ou latents - de références implicites, de caractéristiques familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début, crée une certaine attente de la «suite», du «milieu» et de la «fin» du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée,

réorientée, rompue par l’ironie, selon des règles de jeu consacrées par la poétique explicite ou implicite des genres et des styles. Dans l’horizon premier de l’expérience esthétique, le processus psychique d’accueil d’un texte ne se réduit nullement à la succession contingente de simples impressions subjectives; c’est une perception guidée, qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et déclenché par des signaux que l’on peut découvrir et même décrire en termes de linguistique textuelle. (Jauss, 1990, p. 14)

L’objectif de ce chapitre est d’explorer quelques-uns de ces signaux dont parle Jauss, outils qui vont permettre au designer d’orienter, de guider dans l’expérience de jeu ou pour reprendre les termes abordés plus tôt : amener le joueur à prendre place. Si la réflexion de Jauss introduit bien cette idée, nous nous détacherons cependant du corpus littéraire pour emprunter la route qui a été tracée en histoire de l’art. Le modèle que nous proposons, celui de la place du joueur, s’inspire de la méthodologie de l’esthétique de la réception de Wolfgang Kemp ainsi que des distinctions conceptuelles de Michael Fried. L’approche que propose Wolgang Kemp (1985, 1998) est plus appropriée à cette étude que celles, plus canoniques de Jauss (1976) ou Iser (1991) et ce, pour deux raisons majeures. La première est qu’elle provient de l’histoire de l’art et donc que son vocabulaire s’adapte plus logiquement à l’étude de l’interface visuelle. De plus, Kemp se distingue de l’approche historiciste de ses prédécesseurs, resserre le champ d'analyse proposé jusqu’alors. C’est-à-dire que chez lui, il n’y a pas d’intention de détacher le spectateur de l'œuvre, de le situer dans son historicité, ni de s'interroger sur son équipement culturel spécifique. Il envisage l’esthétique de la réception comme l'étude des signaux et appels (manifestes ou latents) au spectateur présents dans chaque œuvre ou autrement dit à l’étude de la présence implicite du spectateur (Kemp, 1998, p. 183). L’attention étant portée sur la part de l’œuvre et la capacité de ses figures à guider la réception, le vocabulaire et la méthodologie de Kemp sont donc plus spécifiques et mieux adaptés au modèle de la place du joueur que nous souhaitons construire. Ces éléments nous permettront de mieux comprendre comment le design vidéoludique peut utiliser l’interface visuelle afin d’amener le joueur à prendre place en cours d’expérience de jeu. 1.2.  Articulation  entre  texte  et  contexte  :  observer  la  frontière  entre  le  dedans  et  le  

devant  de  la  représentation  

Dans un article intitulé Edge Effect : The Design Challenge of the Pervasive Interface (2000), le directeur du Netherlands Design Institute, John Thackara, posait une

question concernant le design de jeux vidéo qui aujourd’hui, comme démontré dans le premier chapitre de ce mémoire, n’a donné que des esquisses de réponses : « In tile words of Bruce Sterling, ”you will look at the garden, and the garden will look at you". How do you design that? Industry would like to know. » (Thackara, 2000, p. 199) Cette question, toujours pertinente pour le design, introduit celle de la mise en place du joueur puisque c’est en se tournant vers ce dernier, en reconnaissant d’abord sa présence que l’on peut enclencher le dialogue et ainsi le positionner dans l’expérience de jeu. Cette situation de reconnaissance mutuelle et de dialogue entre l’image et celui qui la regarde est au cœur de la réflexion de Wolfgang Kemp :

[…] the work of art and the beholder come together under mutually imbricated spatial and

temporal conditions. Apart, these conditions are not clinically pure and isolatable units. Although their coming together may be ill-starred, a mutual recognition of each other is assured. In the same way that the beholder approaches the work of art, the work of art approaches him, responding to and recognizing the activity of his perception. […] This recognition, in other words, is the most felicitous pointer to the most important premise of reception aesthetics: namely, that the function of beholding has already been incorporated into the work itself. (Kemp, 1998, p. 181)

Pour décrire ce qui, dans une œuvre ou une représentation imagée, peut amener le spectateur à se sentir présent, car vu, approché et dirigé dans l’expérience, la tâche de l’analyste consiste, selon Kemp (1998), à décrire l’articulation entre le « voir » et l’« être vu ». Elle commence « at the point of intersection between " context " and " text ": at the point, that is, where the inner workings of the work of art initiate a dialogue both with its surroundings and its beholders » (Kemp, 1998, p. 186). La limite entre le texte et le contexte trace d’un même temps les limites entre le dedans et le devant de la représentation, entre l’ici et l’ailleurs. C’est en les décrivant que l’analyste de l’œuvre picturale peut reconstituer la place du spectateur – et que designer de jeu conçoit la place du joueur. En abordant les repères méthodologiques de Kemp, notre objectif est d’approfondir la question de la place du joueur, et ce, en tenant compte de ce que les critiques du cercle magique ont considéré comme étant problématique, c’est-à-dire le fait qu’il ne permet pas de rendre compte de la dialectique entre le dedans et le devant de la représentation vidéoludique.