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Bris de la cohérence interne et de la continuité du jeu : Shock, break in presence et

IV.  Typologie de Michael Fried et modèle de la place du joueur, partie II : la

1.   La théâtralité 76

1.4.   Bris de la cohérence interne et de la continuité du jeu : Shock, break in presence et

Dans Character Development and Storytelling for Games (2004), Lee Sheldon consacre un chapitre à la question du quatrième mur, au sens où nous le comprenons ici. Il se penche, quoi quoiqu’en d’autres termes, sur les effets métaleptiques et la stratégie théâtrale. Il rappelle de nombreux exemples issus du monde cinématographique où le quatrième mur est abaissé, expériences qu’il juge mémorables et positives.

21 Celui-ci réfère à l’écran noir qui affiche d’ordinaire à quelle sortie « vidéo » (I, II, etc.) la télévision est

branchée. Le « V » est trafiqué par un « H », ce qui constitue, pour les connaisseurs, un clin d’œil à Hideo Kojima, le designer du jeu.

Paradoxalement, il affirme toutefois que le jeu vidéo n’est pas le lieu de telles figures, sauf peut-être dans les cas apparentés à la comédie, parce qu’elles mettent selon lui l’immersion du joueur en péril :

Our struggle creating immersion in a game and empathy in its characters is already difficult enough without additional pitfalls. Outside of a humorous world fiction it is unnecessarily jarring. It’s a gamer’s choice, not a storyteller’s choice, to remind the player she is playing a game and not inhabiting a realistic world, in a world where the willing suspension of disbelief is crucial to believing in it. If a writer feels the need to do it in a normally inappropriate setting, he should have damn good reason to break the rules, and enough skill as a writer to pull it off. Otherwise, it can come across as sophomoric and amateurish.

(Sheldon, 2004, p. 49. Voir aussi p. 182)

Sous prétexte qu’elles sont difficiles à utiliser et qu’elles troublent l’effet d’immersion, bien des designers, comme Lee Sheldon (2004) et Ernest Adams (2010), condamnent l’usage de telles figures. Seulement, à ce sujet, l’argumentaire et les solutions qui sont offertes au design sont incroyablement boiteuses et fort peu convaincantes, les interventions n’étant généralement pas développées davantage que peut l’être ce commentaire de Sheldon. Si nous nous déplaçons du design vidéoludique aux études sur les environnements virtuels, nous pouvons cependant mieux comprendre ce qui peut être à l’origine de ces critiques trop rapidement esquissées. Comme nous l’avons abordé jusqu’à maintenant, l’effet de présence s’articule en différents pans, c’est-à-dire que l’expérience de jeu peut amener le joueur à se sentir présent dans (Lombard et Ditton, 1997) ou devant la représentation (Biocca, 1997 ; Heeter, 2003 ; Blascovich, 2002 ; Slater, 2003 ; Waterworth et Waterworth, 2003). En étudiant l’antithéâtralité, nous avons aussi abordé des textes soutenant l’objectif de maintenir le joueur en place dans l’une de ces positions pour préserver la cohérence interne de la représentation et la continuité de l’expérience. Comme en témoigne l’état de la question de Ruth Rettie (2004), la continuité dans l’effet de présence est souvent considérée comme un facteur essentiel à l’effet d’immersion et à l’engagement. La théâtralité, cependant, fait fi de cet idéal de continuité et favorise les jeux de passage qui font chavirer l’attention du joueur. Slater et Steed (2000) puis Rettie (2004) désignent les effets sous le terme de choc ou break in presence :

Breaks in presence are transitions between absorption in different spheres, e.g. between the virtual and everyday world. […] If presence is construed as framed involvement, a break in presence may consist simply of a reallocation of involvement and a focus on a different frame, or it may reflect the dissolution of a frame. Return to the ordinary world may involve

a sudden transition, when absorption in a virtual or imaginary frame is suddenly fractured. Schutz describes these as 'shock experiences' as we move from one world to another. […] When frames break, involvement and presence is dissipated. This relates to the claim by Walker and Davide (2003) that it is breaks in presence that are experienced, rather than presence itself; they define presence as the "absence of breaks in presence". (Ruth Rettie,

2004, p. 120)

Hors des sentiers qui lancent dans la critique des effets de choc ou de break in presence, le discours de Rettie s’arrête à l’analyse de quelques définitions de la présence et d’autres notions qui lui sont apparentées et peuvent servir à mieux comprendre le phénomène. Ainsi, son discours ne s’enlise pas dans les recommandations à l’adresse des designers, chose que l’on trouve toutefois chez Clive Fencott (2001), qui, plus tôt, se lançait aussi dans la réflexion sur la notion de choc quoi que sans la définir aussi amplement que Rettie. D’après Fencott, dans le cadre d’expériences impliquant la représentation d’environnements virtuels, le choc est un élément perturbateur et néfaste pour l’engagement :

Shocks are not perceptual opportunities22 normally built into VEs but arise as by-products of the design and construction process. They give rise to perceptions that jar, that aren't received as expected in the established context of the VE. They draw attention to the mediated nature of the environment and thus undermine presence. Shocks are thus perceptual bugs that need to be actively sought out and eliminated. (Fencott, 2001, p. 5)

Les effets de choc nuiraient donc au sentiment d’immersion, de présence et d’engagement (Fencott, 1999 et 2001). Or, Jean-Marie Schaeffer, dans un article du collectif Métalepses, entorses au pacte de représentation (2005), défend l’idée selon laquelle les figures métaleptiques, que nous associons à la stratégie théâtrale, ne doivent pas être considérées comme des figures anti-immersives, mais plutôt comme l’emblème de l’immersion fictionnelle. Selon lui, de par leur caractère paradoxal, de telles figures exemplifient de manière particulièrement explicite, « ce qui constitue la caractéristique

22 Fencott propose en fait un modèle d’organisation des figures du jeu en fonction de l’effet qu’elles

procurent au joueur, ce qu’il nomme Perceptual Opportunities (POs), « a set of syntactic categories, which

can be seen as attributes of any object that might conceivably be placed in a virtual environment. »

(Fencott, p.124, 2003) « The Perceptual Opportunities (PO) model of the content of VEs (Fencott, 1999)

addresses the psychological and communicative qualities of VE content that seek to gain and hold the visitors’ attention through the human senses and perceptual system. The perceptual is about details that arise naturally from the virtual world and involve the visitor both consciously and unconsciously. (…) Sureties, which appeal to the unconscious mind and, because they are often not noticed, help to maintain presence; Surprises, which appeal directly to the particular aesthetics of VEs and, because they are noticed and enhance the illusion of non-mediation, enhance presence; Shocks, which are the perceptual equivalent of software bugs and, because they are noticed and break the perceptual illusion of non-mediation, detract from presence.» (Fencott, 2003, p.123-124)

définitionnelle centrale de l’immersion fictionnelle, à savoir le fait qu’elle implique un état mental scindé. » (Schaeffer, 2005, p. 325). C’est dire autrement que cet idéal de l’illusion totale et de la continuité dans le sentiment de présence est lié à celui de la définition donnée à l’immersion :

Nous avons tendance à identifier l’immersion fictionnelle avec une situation de leurre ou d’illusion, l’idée étant qu’en situation d’immersion fictionnelle, nous aurions l’illusion de vivre la chose même plutôt que sa représentation. Cette façon de voir est très ancienne puisqu’elle motive déjà la condamnation platonicienne de la mimèsis en tant que semblant et justifie sa thèse selon laquelle les semblants mimétiques agiraient par contagion, c’est-à-dire envahiraient la conscience du spectateur pour y usurper la place du réel. Or cette analyse du processus fictionnel est inadéquate. En effet, dans l’immersion fictionnelle, contrairement à ce qui se passe dans les leurres, le mimème ne prend pas la place de l’environnement réel. Le processus d’immersion réside plutôt dans une inversion des hiérarchies entre l’attention au monde et l’attention accordée aux mimèmes. (…) En effet, l’état clivé de l’immersion est lui- même pris dans une dynamique temporelle qui, à des degrés divers selon les mimèmes et les personnes, comporte des renégociations permanentes entre immersion et attention distanciée accordée aux mimèmes. » (Schaeffer, 2005, p. 332-333)

Dans l’immersion fictionnelle, le monde réel ne cède pas sa place au monde fictif. Il y a plutôt « coexistence, chez le spectateur [comme chez le joueur], entre l’immersion perceptive, qui se laisse guider par les amorces mimétiques (images mouvantes et bande sonore), et l’attention perceptive périphérique, qui continue à traiter les informations provenant de la salle ». (Schaeffer, 2005, p. 332) À définir ainsi le phénomène, nous pouvons donc considérer que les figures métaleptiques et les autres figures théâtrales, dont l’objectif est de faire vaciller le joueur entre le dedans et le devant de la représentation, ne nuisent pas à l’immersion, mais, au contraire, la favorisent. Comme nous l’avons vu avec les exemples de Max Payne et de Metal Gear Solid – qui restent au palmarès des jeux vidéo les mieux vendus et les plus appréciés (d’après metacritic.com) et dont les épisodes métaleptiques sont identifiés, décrits, commentés et analysés partout sur l’Internet, tant par la communauté de joueurs que par les chercheurs –, de tels procédés, dépendamment de la façon dont ils sont organisés, peuvent aussi faciliter l’engagement au jeu. Dans Max Payne et Metal Gear Solid, les figures théâtrales amènent le joueur à réfléchir à la nature du jeu. Or, comme nous nous apprêtons à le voir, de telles figures, de par l’effet de choc qu’elles procurent, peuvent aussi stimuler l’engagement du joueur en l’amenant à vivre des émotions fortes.