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La désignation conventionnelle du lieu d’exécution des services ressort, plus souvent que dans la vente, des circonstances et notamment de la na-ture du service à fournir82. La raison en est que si le vendeur peut livrer la marchandise à peu près partout dans le monde – le bien mobilier qui la constitue pouvant par définition être déplacé –, le prestataire ne peut assez souvent fournir le service qu’à un seul endroit ou à un nombre li-mité d’endroits. Ceci est vrai notamment de bon nombre de services con-sistant en une prestation de nature matérielle et exigeant une infrastruc-ture plus ou moins complexe englobant un espace immobilier à l’inté-rieur duquel, ou à partir duquel, est effectuée la prestation constitutive du service : pensons aux contrats entre le client et la société exploitant un cinéma, un théâtre, un stade, une installation sportive, ainsi également du contrat de restauration, du contrat entre le patient et le chirurgien... Il est cependant des services de nature matérielle qui peuvent s’effectuer à des lieux différents, au choix des contractants et notamment du bénéficiaire, car le prestataire possède l’infrastructure nécessaire à plusieurs endroits, bien que non pas à n’importe quel endroit, ou que cette infrastructure peut être déplacée, bien que non pas avec la même facilité avec laquelle on déplace la marchandise. Il est même des services dont le propre est de se dérouler simultanément, ou presque, à des lieux multiples, d’être plu-rilocalisé : ainsi du contrat de transport, notamment aérien. Bien des ser-vices de nature essentiellement intellectuelle ne requièrent, en sus de l’esprit du prestataire, que quelques outils de travail pouvant être facile-ment déplacés : contrat d’agent, de mandat – que l’on pense à un avocat ou un arbitre – contrat d’architecte… Ici également, les contractants

peu-82 Cf. J.-M. Jacquet (note 51).

vent, encore que dans une mesure variable selon les circonstances, choi-sir, et désigner expressément, le lieu, ou les lieux, où le service sera fourni. On le voit, la catégorie des contrats de services est beaucoup plus hétérogène que celle des contrats de vente, elle recouvre des configu-rations très diversifiées83.

Voilà qui conduit à prendre conscience d’une autre spécificité des ser-vices. Le terme « livraison » recouvre la seule prestation finale du ven-deur. Les autres obligations qui incombent à celui-ci, consistant parfois à fabriquer l’objet de la vente ou à l’adapter, à l’identifier s’il s’agit de choses de genre, à l’entretenir, à le préparer, à en organiser au besoin le transport, ne sont pas pertinentes pour le for de la vente ; une seule l’est, la « remise » de la marchandise, remise qui se réalise en général dans une unité spatio-temporelle. L’expression « fourniture » du service dési-gne un éventail plus vaste d’actes ou d’activités, une série de sous-pres-tations distinctes, étalées dans le temps et susceptibles d’être localisées à plusieurs endroits84. Si identifier le lieu de la livraison est surtout problé-matique lorsqu’elle doit avoir lieu à plusieurs endroits, identifier le lieu de la fourniture de service l’est déjà en ce qu’il faut isoler la prestation constitutive du service.

C’est ce qu’illustre l’affaire Rehder85. Celle-ci mettait en cause un trans-port international aérien de passagers dont j’ai relevé qu’il est par essen-ce plurilocalisé. La compagnie Air Baltic, avec siège en Lettonie, s’était engagée à transporter M. Rehder, qui résidait en Allemagne, de Munich à Vilnius. Le vol ayant été annulé, M. Rehder était arrivé à destination a-vec un retard de quelques heures et réclamait dédommagement. Si les lieux d’exécution du transport, c’est-à-dire du départ et d’arrivée, avaient fait, comme pratiquement toujours dans ce type de contrat, l’objet ici d’une désignation conventionnelle, quel est au juste le lieu de fourniture du service aux fins de compétence ? Il convient, pour le savoir, d’identi-fier l’activité constitutive du service, si l’on veut la prestation

caractéris-83 Cf. H. Muir Watt, note sous Cass 1er ch., 14 nov. 2007, Société Igepa Group GmbH, Rev. crit., 2008, p. 139 s.

84 Dans la littérature de langue allemande on évoque la « gestreckte Erfüllung » : v.

S. Leible, EuZW, 2009, p. 571 et ég. in Festschrift Spellenberg, 2010, p. 451 s., p. 460. Sur ce qu’il « est extrêmement difficile, prima facie, de localiser une prestation de services », v. Ph. Delebecque, note sous Civ. 1re, 27 mars 2007, RTD Com. 2007, p. 629.

85 CJUE, 9 juill. 2009, C-204/08, Rehder.

tique qu’implique celui-ci. La réponse apportée par la Cour est fort ju-dicieuse : deux, ou plutôt deux séries, le sont, nous dit-elle, celles qui se déroulent au lieu de départ contractuellement fixé, où le passager est, ou aurait dû être, pris en charge par le prestataire, et celles qui se déroulent au lieu de destination, vers lequel le prestataire s’engage à le transporter : en revanche, le siège du prestataire n’est pas pertinent car, on peut penser, les opérations qui s’y déroulent ne « caractérisent » pas le con-trat, elles se retrouvent dans tant d’autres types contractuels86. Puisque les prestations constitutives du service se déroulent à deux endroits dif-férents, deux fors de la fourniture sont désignés. C’est là, en quelque sorte, l’action conjuguée de critères subjectifs – la désignation des parties – et objectifs, à savoir le régime communautaire mis au point par la Cour. Faut-il autoriser les parties à faire l’économie des critères objectifs et, afin d’éviter cette dualité de fors de la fourniture sur laquelle ils dé-bouchent et de bénéficier de l’unité du for contractuel, à désigner, parmi les lieux du service ainsi identifiés, le seul qui déterminera le for du service, sans pour autant basculer dans l’élection de for ?

La question peut se poser également, et peut-être plus fréquemment, à propos d’un service de nature intellectuelle. C’est bien ce que montre l’affaire Wood Floor au sujet du contrat d’agence commerciale. La prestation de l’agent devait, « en vertu du contrat », être exécutée en Au-triche, en Allemagne et en Suisse. La question n’était pas ici de savoir quelle est, parmi les activités incombant au prestataire, celle qui est constitutive du service, mais bien de savoir où la seule prestation consti-tutive du service est exécutée, car cette prestation – toujours la même – devait être réitérée à plusieurs endroits. Le parallèle avec Color Drack s’offrait donc à l’esprit87. La Cour a en effet fait appel au lieu de la four-niture principale telle qu’il ressort du contrat ou la façon dont celui-ci a été mis en œuvre par les parties. Et on peut sans doute penser que l’in-tensité comparée des activités dans chacun des lieux de la fourniture par-tielle devrait être mesurée à l’aide des mêmes « critères économiques » que la Cour a introduit dans l’affaire Color Drack. Mais le parallèle avec cette dernière n’est pas poursuivi jusqu’au bout car, à défaut de pouvoir identifier une fourniture principale, la Cour ne retient pas les lieux de chaque fourniture partielle mais présume que ce lieu soit celui du siège

86 CJUE, 9 juill. 2009, C-204/08, Rehder, pt. 40 s. ; v. la note de A. Staudinger, IPRax, 2010, p. 140 s.

87 CJUE, 11 mars 2010, C-19/09, Wood Floor, pt. 25 s.

de l’agent. Le statut de cette présomption n’est à vrai dire pas bien clair, pas plus que les circonstances dans laquelle elle supporte d’être mise à écart : le lieu du siège de l’agent doit, pour déterminer le for du service, être tout de même l’un de ceux où la prestation est fournie et, dans l’af-firmative, peut-il être retenu comme seul for de la fourniture alors même que la prestation qui s’y effectue revêt une importance manifestement se-condaire par rapport à celles qui se déroulent à d’autres endroits ? Faute de pouvoir y répondre de manière sûre, relevons que la présomption ainsi établie nous ramène au siège du prestataire caractéristique. L’on se rapproche là de la solution ayant cours sur le terrain du conflit de lois. Ici de nouveau on peut se demander s’il ne conviendrait pas de permettre aux parties de désigner, parmi les lieux où la seule prestation constitutive du service est fournie, le seul qui déterminera le for de la fourniture.

Lorsque le service astreint à un travail de conception et d’élaboration, la question est plus délicate. Il s’agit en substance de savoir si le lieu est celui de l’activité fournie ou celui de la mise à disposition du fruit de celle-ci, souvent incorporé dans un document. En voici un exemple. Une cliente domiciliée en Italie me demande un avis de droit à propos d’un contentieux transfrontière. Réunion en Suisse avec la cliente et les autres avocats. Que faut-il entendre par fourniture du service ? C’est le lieu de l’activité, le lieu où j’effectue les recherches et la rédaction ? Ou bien le lieu auquel je transmets le document qui recueille les fruits de cette pres-tation, où je mets à la disposition du client le résultat ? Ou les deux ? Pour des raisons fiscales, Madame m’a demandé d’indiquer le « lieu pré-pondérant de l’activité ». Mais s’agissant du lieu de fourniture du ser-vice, la solution est peut-être différente88. Ceci est sans compter les difficultés liées à l’envoi par courriel, Madame ayant pu recevoir sur sa boîte et lire le document et profiter du service lors d’un voyage en France. Voilà une autre question qui demeure ouverte, la plus importante peut-être s’agissant des services. Citons tout de même un arrêt de la Cour de cassation qui se prononce en faveur du lieu de la mise à disposition de préférence au lieu de conception89.

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