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Chapitre 3. Mémoires d’archives, collectives et individuelles

2. Le fonctionnement de la mémoire

La mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, n’est pas seulement cérébrale : les documents retrouvés dans les archives, la présence de monuments historiques et le récit de personnes retraçant des évènements passés montrent qu’elle également visible, auditive et palpable. Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la transmission et la conservation de cette dernière, il est nécessaire d’explorer les fonctionnements biologiques, psychologiques et sociologiques qui en sont à l’origine et les possibles impacts sur la fiabilité des données recueillies, notamment lorsqu’il s’agit d’évènements survenus dans le passé.

2.1. La mémoire de l’évènement

Un événement historique naît d’une rupture, d’un écart ou d’altérités dans le déroulé ordinaire du quotidien et de ses temporalités (Farge, 2002 ; Goetschel et Granger, 2011). Il prend son sens dans les représentations que les individus ont de lui, ainsi que dans un ensemble d’actions, de contextes sociaux, de symboles et de croyances qui lui préexistent. L’événement est un croisement de dispositions d’acteurs qui se confrontent à leurs attentes et à leurs représentations, tout en pouvant reconfigurer les références communes.

D’après Farge (2002), l’événement survient à un instant, perçu et partagé par des personnes. Il contient en lui une vision du futur pour ceux qui l’ont vécu ou anticipé, connectée à une vision passée, à des attentes à la suite de l’évènement et à des émotions. Ces émotions vont moduler les temporalités, recréer l’événement pour l’établir comme phénomène historique et l’inscrire dans les mémoires individuelles et collectives. La mémoire de l’événement s’intègre dans un corps social collectif et peut varier au fur et à mesure du temps, tout comme influencer des générations entières dans leur approche du monde. L’importance accordée à l’évènement est indépendante de son temps d’effet et des évènements considérés comme socialement peu importants peuvent marquer les générations. L’auteur cite comme exemple les fêtes qui ont traversé le temps et qui sont présentes sur les calendriers. Ce qui devient souvenir est donc une construction selon les perceptions et les interprétations des individus et des groupes sociaux. L’événement n’est donc pas neutre et est socialement fabriqué et approprié, parfois dans le conflit.

Farge explique que la mémoire de l’événement, par l’intermédiaire de ceux qui l’ont vécu, renseigne aussi sur les influences émotionnelles, sociales et politiques de ceux qui l’ont

86 retranscrite, de la manière dont ils se sont identifiés à cet évènement ou non. On peut donc retrouver des similarités et des distorsions entre les faits et les récits. L’auteur montre que la manière dont sont rédigées les archives du XVIIIe siècle indique que ce qui est notifié peut déjà

être interprété par la police ou par les journalistes de l’époque. La véritable difficulté, qui peut pousser le chercheur à ne se fier qu’à la chronologie des évènements, est la compréhension de des temporalités, des influences sociales et de la manière de penser des individus.

Goetschel et Granger (2011) insistent sur cette difficulté et précisent qu’étudier un événement, c’est comprendre la formation, les évolutions et les influences historiques de croyances, de valeurs et de savoir-faire sociaux. Le chercheur met alors en exergue une compétence à les reconnaître, à identifier les stratégies et les interprétations qui y sont affiliées, ainsi que leurs rôles dans l’espace public. Ce type d’études permet de révéler les différentes formes d’évènements qui peuvent marquer la vie collective et de comprendre les modes de constructions d’une société et les raisons qui les inscrivent dans les mémoires. Goetschel et Granger indiquent qu’une de ces raisons peut être le souci de mobiliser les individus à s’exprimer à propos d’un évènement et à s’approprier des représentations véhiculées qui y sont associées. Une autre raison pourrait être la volonté de faire vivre une cause, l’événement servant alors de rappel mobilisateur, accompagné de discours destinés à la rendre visible, à fédérer autour d’elle et à l’encrer collectivement dans les mémoires.

2.2. La mémoire collective

Selon Halbwachs (1950), la mémoire collective s’organise socialement au sein d’un groupe d’individus : les souvenirs individuels et collectifs ne sont que les produits d’une reconstruction. Chaque individu a son propre souvenir d’un évènement, mais il existe un souvenir partagé recomposé par tous les membres du groupe. Un individu peut à la fois valoriser ses souvenirs propres pour se distinguer, évoquer ou bien entretenir des souvenirs impersonnels pour intéresser le groupe. La mémoire collective serait ainsi un ensemble de faits de société historiques et extérieurs à l’individu, dont il connait pourtant les faits, les dates et les évènements passés. Les souvenirs collectifs nécessitent ainsi des souvenirs individuels pour s’ancrer dans les mémoires et y marquer une emprise, par association entre des souvenirs vécus et des évènements retenus par apprentissage. Il en va de même pour des souvenirs intergénérationnels entre l’histoire transmise par un parent et le souvenir de l’instant vécu avec ce parent.

87 L’auteur signale que la mémoire d’une société peut disparaître avec les membres les plus âgés, mais peut également se perpétuer, voire se transformer. Les souvenirs peuvent même disparaître de la conscience du groupe, mais être conservés par quelques membres et ainsi pouvoir être retrouvés, voire à nouveau transmis. Les souvenirs les plus durables collectivement sont aussi les plus impersonnels, car partagés par toute une société d’individus. Ils ont un sens commun pour tous, parfois matérialisé, en sachant que le temps de l’individu est différent du temps social. En effet, si l’individu est marqué par des souvenirs qui lui sont propres et donc vécus dans un laps de temps restreint au niveau de l’histoire, la mémoire collective peut perdurer sur une échelle de temps beaucoup plus longue et ainsi marquer des individus qui n’ont pas directement vécu les évènements.

Pour Viaud (2003), la mémoire collective est fortement liée à la communication, aux appartenances groupales et au langage. En effet, elle dépend, pour cet auteur, de la communication au sein d’un groupe chargé de valeurs collectives identitaires et de réalités symboliques que le langage crée. Ainsi, la mémoire collective serait à présenter sous le prisme de la construction sociale et symbolique de l’identité et de la réalité. La mémoire serait ainsi constituée à partir de représentations pour lesquelles l’histoire peut fournir des repères et des cadres. Cet auteur note que dans certaines disciplines comme l’histoire, le travail d’étude scientifique de la mémoire collective est confronté à la question de la viabilité, avec le cas des témoignages oraux pouvant altérer la réalité vécue d’une population et être statistiquement peu représentatifs de cette population. Le document d’archive écrit serait ici un élément beaucoup plus fiable pour relater des réalités historiques. Selon Pinson et Sala Pala (2007), il y a tout intérêt à ne pas perdre de vue que les deux types d’approches apportent des visions et des données complémentaires, la méthode d’enquête mixte permettant de cadrer les avantages et les inconvénients de chacun. La mémoire collective des faits passés peut aussi être retravaillée dans le discours pour valoriser un groupe dans sa situation présente, face à d’autres groupes. D’où l’importance de varier les sources d’informations, qu’elles soient orales ou écrites, les deux pouvant être altérées, modifiées, falsifiées ou dissimulées selon les intérêts des groupes dont elles émanent.

Pour Pollak (1986), toute histoire et toute mémoire individuelle s’inscrit dans un versant collectif qui sont à rapporter aux lieux de leur production, tout autant qu'aux publics auxquels elles sont destinées. Il précise qu’un passé qui reste muet n’est pas obligatoirement produit de l'oubli car la gestion de la mémoire s’effectue selon les possibilités de communication à tel ou

88 tel moment de la vie. Les individus essaient d'agir sur les contextes dans lesquels ils s’expriment, tout en adaptant leurs discours à ces contextes.

La mémoire collective serait ainsi un ensemble de faits de société historiques et extérieurs à l’individu, nécessitant cependant des souvenirs individuels pour s’ancrer dans les mémoires et y marquer une emprise. Elle serait fortement liée à la communication, au langage et à l’appartenance groupale, pouvant eux-mêmes causer la transformation ou l'oubli de certains souvenirs. On remarque une interdépendance entre mémoire collective et mémoire individuelle, d’où la nécessité d’étudier le fonctionnement de cette dernière.

2.3. La mémoire individuelle

La mémoire individuelle, d’un point de vue cognitif, est constituée de trois grandes composantes (Atkinson et Shiffrin, 1968) : le registre sensoriel, la mémoire à court terme ou de travail, et la mémoire à long terme. Le registre sensoriel, ou mémoire perceptive, est l’information retenue d’après les cinq sens (vue, ouïe, odorat, goût et toucher) pendant quelques millisecondes, tandis que la mémoire à court terme, ou de travail, permet un maintien temporaire de l’information pendant quelques secondes, ainsi que la manipulation de cette information. La mémoire à long terme permet quant à elle un stockage de l’information sans limite dans le temps. Ces trois formes de mémoire sont possibles grâce aux actions combinées de plusieurs zones du cerveau.

C’est la mémoire à long-terme qui va ici nous intéresser le plus, car c’est grâce elle que l’individu va faire appel à ses connaissances et à son savoir durant les enquêtes. La prise en compte des spécificités de chaque type de mémoire à long-terme va également permettre de structurer le questionnaire et l’entretien de manière à permettre à la personne enquêtée de réfléchir et d’accéder à ses souvenirs de manière optimale. Cette mémoire est consciente et revêt une forme autobiographique, sur son propre vécu, et une forme non autobiographique concernant des souvenirs à propos d’éléments ou d’événements indirectement liés à soi. Cependant, le fonctionnement de la mémoire de travail ne doit pas être négligé car il sera important dans la passation du questionnaire et la sélection des informations dont l’individu se servira pour accéder à sa mémoire à long terme.

Selon Squire (2004), la mémoire à long terme se divise en deux sous-parties : déclarative, également appelée explicite, et non déclarative, également appelée implicite. La mémoire déclarative se compose de la mémoire épisodique (évènements vécus, contextes, etc.),

89 de la mémoire sémantique (faits, langage, concepts, etc.) et, d’après Conway (2005), de la mémoire autobiographique (souvenirs personnels, contextes, émotions, etc.). La mémoire non déclarative, quant à elle, contient la mémoire procédurale (gestes, aptitudes motrices, etc.), la mémoire de conditionnement (réponses musculaires ou émotionnelles suite à un stimulus), la mémoire des apprentissages non associatifs (habituation à des contextes) et l’amorçage (reconnaissance plus rapide par des stimuli en amont).

Dans le cadre de l’enquête, ce sera donc la mémoire déclarative, ou explicite, qui sera la plus sollicitée par les enquêtés (souvenirs d’évènements ou encore de faits), et par conséquent les mémoires épisodiques, sémantiques et autobiographiques. La mémoire épisodique permet l’encodage, le stockage et la récupération des événements personnellement vécus, situés dans le temps et l'espace (Tulving, 2001). La mémoire sémantique est la mémoire des faits et permet l’encodage et le rappel d’informations dépourvues de référence à leur contexte d’acquisition, tandis que la mémoire autobiographique est une capacité à récupérer des informations portant sur soi-même à partir d’éléments relevant de la mémoire épisodique et d’autres relevant de la mémoire sémantique (Lemogne et al., 2006). Selon Piolino (2006), la mémoire autobiographique est à l’origine du sentiment d’identité et revêt des aspects sémantiques et épisodiques qui sont interdépendants et continus.

L’oubli fait aussi partie du fonctionnement de la mémoire. Ainsi, selon Eustache (2014), l’oubli permet la sémantisation des souvenirs en favorisant la formation de connaissances au détriment d’aspects contextuels. Cependant, la transformation du souvenir ne signifie pas que celui-ci ne puisse pas être réactivé sous une forme ou sous une autre, les différentes mémoires interagissant entre elles. Deschamps et Moulignier (2005) ont approfondi la question de l'oubli, qu’ils décrivent liée au déclin de la trace mnésique et à l'inaccessibilité du souvenir. Cela pourrait être dû à une distanciation progressive entre les conditions d’encodage et la modification du contexte de récupération. Par exemple, un souvenir d’un évènement dans un contexte social précis peut ne plus être activé en mémoire et finir par être effacé si ce contexte se modifie avec le temps.

Ainsi, lors d’un entretien ou de la passation d’un questionnaire, il importe que la personne interrogée puisse prendre le temps de faire les liens mémoriels entre des souvenirs d’évènements ou des réminiscences linguistiques. La mémoire autobiographique va permettre d’effectuer ces liens entre mémoire épisodique et mémoire sémantique, et permettre à l’individu

90 de faire appel à ses souvenirs. La compréhension de l’énoncé et la concentration de l’individu pendant l’enquête sont donc primordiales pour associer les différentes mémoires. Ces éléments sont traités par la mémoire de travail, ou à court terme, et sont déterminants dans l’accès aux informations stockées en mémoire à long terme. Toutes les étapes de la mémorisation et de l’accès à la mémoire sont donc à prendre en considération dans une enquête de terrain pour s’assurer de la fiabilité des données recueillies.

2.4. Les impacts du fonctionnement de la mémoire sur la fiabilité des données recueillies

D’après Riandey (1995), les défaillances de la mémoire peuvent constituer un problème dans les enquêtes. Cependant, le chercheur peut « stimuler la mémoire de l'enquêté en considérant les conditions de mémorisation et les conditions émotionnelles, cognitives ou spatiales mises en place lors de la remémoration » (Sauvayre, 2010, p.117). L’introduction d’une contextualisation cognitive et émotionnelle comme technique d'enquête peut renforcer la précision et la fiabilité des données recueillies, en prêtant attention aux indices de fiabilité verbaux et non verbaux.

Les indices de mémorisation, appelés mnésiques, faciliteraient ainsi la contextualisation cognitive réalisée par l'enquêté, ce qui améliorerait la fiabilité de son discours. Concrètement, plus les indices cités dans l'énoncé d’un questionnaire ou au cours d’un entretien seront nombreux et variés, plus la contextualisation sera précise et plus les souvenirs émergeront. Ces indices mnésiques peuvent être spatio-temporels, sociaux ou encore évènementiels. Pour Wagenaar (1986), les indices spatio-temporels améliorent le rappel mnésique et sa fiabilité. Conway et Pleydell-Pearce (2000) évoquent quant à eux le lien entre le rappel de moments vécus et la contextualisation cognitive de la personne enquêtée. Sauvayre souligne le rôle du contexte émotionnel dans le rappel à la mémoire, les souvenirs étant plus nombreux lorsque les conditions de la mémorisation sont identiques à celles du moment de l’enquête.

Cependant, la fiabilité des rappels mnésiques est confrontée au biais de désirabilité sociale, ainsi que le décrit Auriat (1996), qui amène une personne à donner la réponse qu’elle pense être la plus valorisée par l'enquêteur ou par son groupe social. On peut aussi noter comme biais les erreurs d’estimation temporelle, de lieux ou encore, comme le soulignent Henkel et Mather (2007), les fausses croyances. Auriat explique néanmoins que ces biais ne modifient pas réellement l'ordre dans lequel les événements remémorés se sont produits et qu’il est

91 possible d’obtenir une information cohérente avec le contexte, quel que soit l’individu. Nelson et Fivush (2004), indiquent également que les souvenirs issus de la mémoire autobiographique bénéficieraient du développement d’une multitude de facteurs cognitifs, sociaux et culturels.

Selon Rimé (2004), l’émotion suscitée par la démarche d’enquête, la contextualisation et l’accès aux souvenirs sont souvent accompagnés de manifestations physiologiques, qui peuvent être analysées avec le discours. Cela peut être le regard, la gestuelle, le temps de réflexion ou le changement de registre langagier en fonction du souvenir évoqué.

Ces travaux montrent que les données recueillies lors d’enquêtes de terrain par entretien ou questionnaire peuvent être considérées comme fiables, à condition d’avoir conscience du fonctionnement de la mémoire des personnes interrogées lors de la restitution d’informations. Le contexte dans lequel se déroule la passation d’une enquête étant un élément clé de l’évaluation de l’acceptabilité sociale (cf. chapitre 1, 7), il est important de l’avoir pris en compte pour que chaque participant puisse bénéficier de conditions d’enquête similaires et comparables. Ainsi, une information sera d’autant plus fiable qu’elle sera répétée indépendamment par plusieurs personnes dans un contexte similaire pour chacune.

3. Conclusion : l’évaluation de l’acceptabilité sociale de l’hydrogène influencée par la