CHAPITRE V : INTERPRETATION DES RESULTATS
3- La fonction de la double-vue
Dans la recherche de la cause du mal, le nganga ne se sert pas
voyant. La fonction de la double vue c’est la voyance. La double vue est
automatique pour l’initiation par révélation. Par contre, pour d’autres formes d’initiation (don et apprentissage), le nganga doit subir une autre
initiation. Il nous faut noter que la double vue n’est pas réservée seulement aux guérisseurs. Éric de Rosny souligne qu’« on peut se faire ouvrir les yeux
sans pour autant devenir nganga. Le rite se suffit à lui-même et n’oblige pas le bénéficiaire à s’engager plus avant. Dans la société, il existe ainsi des vigiles subalternes qui ont les yeux grands ouverts sur la nuit, à la façon des
sentinelles, sans autre fonction que de veiller et d’avertir » (1996, p.326).
En effet, dans le cas de l’initiation par révélation, le nganga déclare
qu’« ils [ancêtres] m’ont ouvert les yeux pour voir les choses du monde de la
nuit » (Cf. Annexe I. Entretien II).
« La double-vue c’est comme celui qui est allé à l’école qui sait lire et
écrire et celui qui n’y est jamais allé. Et puis on peut augmenter ses degrés selon ses capacités, exactement comme celui qui a fait les études supérieures et celui s’est arrêté quelque part au niveau secondaire ! » (Cf. Annexe I.
Entretien VII).
Il appert que la double vue est importante pour le nganga. C’est le même
témoignage que donne un nganga à Éric de Rosny : « La vision pourrait m’apporter la prévoyance. Car, sans la vision, il y a des risques quand on
soigne un malade : par exemple, peut-être aurai-je dû me tourner vers la droite, pendant que je traitais le malade plutôt que vers la gauche… Parfois des ennemis sont là, ils sont en train de vous attaquer : si vous avez la
tandis que si vous ne les voyez pas, ils peuvent vous arrêter. Voilà ce qui
manque » (1996, p.312). Selon Marie-Christine Lammers les nganga sont les « maîtres de la nuit ». Surtout « ils ne détiennent pas seulement une
connaissance profonde de la pharmacopée locale, pouvant ainsi manipuler une panoplie de remèdes traditionnels, ils sont également aptes à détecter
grâce à leur don de « double vue » les manigances sorcières invisibles, premières causes du mal dans les représentations de la malchance et de la maladie » (2004, p.79).
L’initiation à la double vue est complexe. Elle est forme d’identification de l’humain au non-humain.
« Baketi : […] Il y a aussi les yeux de la nuit que tout le monde peut
acquérir, il suffit d’être courageux, car on voit les choses de l’autre-monde. Là aussi il y a plusieurs degrés des yeux de la nuit selon votre initiation, selon l’animal de votre initiation. Mais pour un nganga la double-vue, cette vision, c’est important surtout pour déjouer les attaques des sorciers, et pour protéger les gens. Enquête : C’est grâce à la double vue que vous connaissez les origines et les causes des problèmes ? Baketi : Oui ! Exactement, mais, il ne faut le dire. Il ne faut pas dire aux gens ce que tu vois sinon ils peuvent se retourner contre vous-mêmes, parce que dire à quelqu’un que son mal est l’œuvre de la sorcellerie cela vous demande de le prouver et donc ça devient une accusation qui peut mal tourner, alors on garde tout ou on esquive de traiter la personne. Enquête : Est-ce que vous pouvez nous expliquez ce que vous entendez par « les degrés des yeux de la nuit » ? Baketi : Tout ça, il faut
les humains ont naturellement la vision, mais cette vision est très faible, chez les animaux, elle est très forte. C’est pourquoi l’initiation consiste à emprunter la vue d’un animal pour voir l’autre côté parce qu’un animal voit bien les deux mondes. C’est les yeux de la nuit, leur puissance, correspondant à tel ou tel animal. Il y a beaucoup d’animaux d’initiation comme le chat, le chien, l’éléphant, le caïman, aussi les oiseaux comme les gros poissons » (Cf. Annexe
I. Entretien VII).
Dans cette perspective, on comprend bien l’ouvrage d’Éric de Rosny
intitulé Les Yeux de ma chèvre (1996). L’ouvrage dans lequel il raconte son initiation à la médecine traditionnelle africaine et à la double-vue. Les
« yeux » qui lui ont permis de « voir » l’invisible sont ceux d’une « chèvre ». Autrement dit, il voit l’invisible comme le voit une chèvre. Cet animal devient son double. On peut même croire que dans le monde invisible, il est
une chèvre. Au demeurant, cette double-vue « qui dépasse la vision et le savoir du commun des mortels, c’est la face cachée des choses, le monde des intentions secrètes et des desseins voilés. Ceux qui ont reçu le don de
percer ces réalités invisibles ont un pouvoir impressionnant qui leur permet d’agir sur la santé, la maladie, pour le bonheur ou le malheur des simples
mortels » (Ibid. p.59). Contrairement aux anthropologues des siècles passés pour lesquels la pensée animiste était africaine, selon Philippe Descola, elle
est plutôt analogique. C’est dire que l’analogisme est une caractéristique de la conception ontologique africaine. Cette conception permet de comprendre des relations entre les humains et non-humains. Cette
mouvements ou les modifications de structure de certaines entités du
monde exercent une influence à distance sur la destinée des hommes ou sont elles-mêmes influencées par le comportement de ces derniers. Une
bonne illustration en est le « nagualisme », cette croyance commune […] selon laquelle chaque personne possède un double animal avec lequel elle
n’entre jamais en contact, mais dont les mésaventures – s’il est blessé ou malade, par exemple – peuvent affecter dans son corps l’homme ou la femme qui lui est apparié » (Philippe Descola, 2001). Dans cette conception,
l’humain peut tisser les liens avec le non-humain.