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CHAPITRE 2- ÉCRITURE ET EXCENTRICITÉ

3.1. Folie, double, sosie et narcissisme

Dans ce troisième chapitre, notre visée est de montrer que le double, le sosie, le miroir, le regard, la folie- étroitement liée au rêve, à l’illusion et à l’hallucination- sont, par leur mécanisme de fonctionnement, ainsi que par leurs implications et enjeux complexes, des figures de l’excentricité par excellence.

Le double est l’un des thèmes récurrents378

, beaucoup exploité par les écrivains du

XIXe siècle, non seulement dans la littérature française, mais aussi dans d’autres littératures.

Hoffmann, Byron, Jean Paul, Goethe sont à ce sens quelques références, parmi les dizaines, connus comme les explorateurs, fidèles et passionnés, des potentialités nombreuses que la thématique du double présente. Le traitement du double, y compris les enjeux psychiques et psychologiques de ce thème, remplit les pages de presque tous les ouvrages379 de ces écrivains, accaparant ainsi l’univers psychique de leurs personnages et, par projection oblique, des auteurs eux-mêmes. Nerval connaissait bien les écrivains allemands et leurs œuvres, particulièrement celles de Goethe qui s’est montré, lui-aussi, captivé par le thème ou le mythe du double. Dans la littérature française, Honoré de Balzac, Charles Nodier, Alfred de Musset, Théophile Gautier et Huysmans ont réservé une place considérable à la figure du double de sorte que Nerval ne manque pas des sources d’inspiration dans cette direction. N’oublions pas

Guy de Maupassant qui exploitera, plus tard, les thèmes du double et de la folie. C’est donc

un thème romantique par excellence que les écrivains explorent et analysent sur le terrain de la littérature, le mettant presque toujours en rapport direct avec le fantastique, le rêve et la folie. Notons pourtant que l’auteur des Illuminés ne se contente pas de traiter le double

comme simple thème romantique en vogue. Chez lui, le double doit être lu, inséré et analysé toujours dans un ensemble d’autres thèmes, agencés d’une manière particulière dans une

378

Voir Otto Rank, Don Juan. Une étude sur le Double, Paris, Denoël et Steele, 1932 ; Voir aussi Vladimir Troubetzkoy, L’ombre et la différence : le double en Europe, Paris, PUF, 1996 ; Figures du double dans les littératures européennes, textes réunis par dirigés par Gérard Conio, « Cahiers du cercle l’âge d’homme »,

Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 2001 ; Pour le double dans Raoul Spifame voir W. Kasell, « Nerval’s

innocent double : ‘Le roi de Bicêtre’ », Stanford French Review, n. 2, 1978, p. 39-46.

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poétique personnelle. La figure du double- là où elle est présente- renvoie souvent à la

problématique de l’identité, à l’excentration du moi, à la projection, au reflet, à l’identification

irréductible ou aux généalogies fantastiques. De plus, le double est chez cet auteur des

Illuminés étroitement lié à la quête d’unité, à la notion de biographie et d’autobiographie, à

l’impossibilité d’être, au rêve et à l’hallucination, à la folie mégalomaniaque et à l’excentricité de son foyer mental et spirituel intime. C’est pourquoi nous pourrions dire que cette figure littéraire du double génère tout un mythe personnel de Gérard de Nerval380.

Notre objectif n’est autre que de montrer quel est le rapport entre les figures du

double et l’excentricité, c’est pourquoi nous ne nous arrêtons plus sur l’histoire et l’évolution

de ce thème dans la littérature. Les études ne manquent pas dans cette direction, mais, c’est vrai, qu’elles se concentrent moins- sinon point- sur les relations entre le double et

l’excentricité.

Dans Les Illuminés381, l’auteur met en scène le motif du double surtout dans le texte

« Le roi de Bicêtre. Raoul Spifame » que nous tenterons donc d’aborder dans ce chapitre. Le choix des mots et leur composition sont chez Nerval assez souvent porteurs d’une symbolique cachée. En ce sens, le mot de Bicêtre, lu Bis/être (deux fois être) est très suggestif en ce qui concerne la figure du double, de la double identité du personnage Spifame.

Toute attraction tient, dans les œuvres de Gérard de Nerval, à une ressemblance

physique382. C’est à travers le double, réel (le sosie) ou imaginaire, que les personnages manifestent leurs désirs de pouvoir, leurs angoisses, leurs fantasmes et obsessions, leurs folies mégalomaniaques, leurs besoins d’être et d’altérité et leurs quêtes identitaires.

Bruno Tritsmans souligne que le « je nervalien, pour se fixer, emprunte donc le nom

d’autrui, bref, il s’identifie à un rôle […] l’emprunt de l’identité à autrui peut être un gain

380

Voir Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, Corti, 1964.

381

Voir aussi le double du narrateur dans Aurélia, Yousouf dans L’Histoire du Calife Hakem, « le grand Frisé » dans Sylvie, dans Les Faux Saulniers.

382

Jeanneret, Michel, La lettre perdue. Écriture et folie dans l'œuvre de Nerval, Flammarion, 1978 p. 9 : « deux réseaux se dégagent, dont les images connotent, sans mystère, des troubles profonds de la personnalité. Le

premier s’organise autour des motifs de la ressemblance et module les divers degrés de fusion et de confusion, jusqu’à l’abolition de toute différence ; les identités s’enchevêtrent, le moi et l’autre se brouillent, frappés par l’hypertrophie délirante du même. Dans le second réseau gravitent les images de la dérive et du vide –autre

représentation d’une faille existentielle. Les situations types sont ici l’errance, le déracinement, l’éclatement ou, symboles de la substance vaporisée, les motifs de la pénurie, de la déperdition et de l’absence. Ces indices

équivalent à autant de fantasmes élémentaires et pourraient bien se situer à ce point central où convergent la dictée du psychisme et de la convention littéraire » ; La figure du double apparaît dans « L’Histoire du calife

Hakem» : Youssouf est le sosie presque parfait de Hakem ; à son tour, Hakem a son double intérieur, il est à la fois calife et dieu. Dans « L’Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des Génies » du Voyage en

Orient, Balkis est le double féminin d’Adoniram. Le narrateur de Sylvie a son double ; on évoque la

ressemblance physique entre Aurélie et Adrienne. Dans Aurélia le double est conçu soit comme le frère mystique du narrateur, soit comme le double hostile ; Dans CN des Illuminés les ressemblances féminines sont un motif central ; Dans Corilla, on évoque la ressemblance de la comédienne et de la bouquetière.

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d’identité, un supplément d’être, mais peut aussi se dégrader en multiplication incontrôlée de

l’identité, en vertige383

». Rien à nier dans l’idée que l’être humain est, par la nature des choses, ex-centrique, son ex- centricité devenant un mode d’existence hors, toujours en

relation avec soi-même (l’excentricité comme moyen de réflexivité, de prise de conscience sur soi-même ; il faut s’excentrer pour pouvoir s’analyser à distance) et avec les autres (s’excentrer de soi-même pour se centrer dans les autres ; on manifeste le besoin de se

projeter, de s’identifier, de vivre l’expérience de l’altérité, simultanée ou multiple, pour

pouvoir mieux se définir en relation avec soi-même et avec les autres).

Le projet de Nerval, annoncé dans la préface des Illuminés, est de réhabiliter les

excentriques, et, implicitement, l’excentricité en tant qu'instrument de connaissance non pas « en soi », mais à travers une dialectique entre centre et marge, entre raison et folie, entre conscience lucide et hallucination, entre moi et non-moi, entre rêve et vie, entre soi et autre.

L’identification projective est constituante de l’identité réelle ; on se construit une identité

dans la relation avec les autres, c’est pourquoi on pourrait dire, à vrai tort, que la projection

dans l’autre, donc la connaissance de l’altérité, ne signifie pas une dissolution de l’identité,

une pulvérisation dans une multitude de relations ou une dispersion, mais un « gain d’identité, un supplément d’être », comme le précisait Bruno Tritsmans, cité tout à l’heure. La relation

avec les autres ne met pas en péril l’identité ou ne génère pas un brouillage d’identités, au

contraire, elle est forme de cette identité excentrée dans l’identité de l’autre. Pour le dire

autrement, les métamorphoses indéterminées, qui peuvent avoir lieu suite à l’ouverture vers l’autre, à l’identification donc avec les autres, à l’emprunt de l’identité de l’autre ou à l’imitation de l’autre, ne peuvent pas mettre en péril le centre identitaire de celui qui

expérimente toutes ces « mutations » et devenirs. Nous sommes tout à fait d’accord que l’intuition du besoin des transferts ou des métamorphoses est nécessaire, mais le problème

commence lorsque les relations ou les identifications avec les autres n’ont pas de limitations, c’est pourquoi l’expérience d’altérité, menée jusqu’au bout, devient le signe d’une folie

perturbatrice384. C’est le cas des généalogies ou des descendances fantasmées, des doubles et

383

Voir Bruno Tritsmans, Écritures nervaliennes, Tübingen, Narr, 1993; Brisacier joue le rôle de

l’empereurNéron et s’identifie à ce rôle jusqu’à ce qu’il ne peut plus distinguer entre son identité réelle et le rôle auquel il s’identifie : « Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur ; mon rôle s'est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s'est collée à mes membres qu'elle brûle, comme celle du centaure dévorait Hercule expirant. [...] Mes amis ! Comprenez surtout qu'il ne s'agissait pas pour moi d'une froide traduction de paroles compassées ; mais d'une scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances

égales, où comme au jeu du cirque, c'était peut-être du vrai sang qui allait couler. » ( Préface des Filles du feu,

NPl, III, p. 456 ).

384Dumas affirme que la folie de Nerval n’est autre chose qu’une identification excessive avec l’autre, réel ou

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dédoublements des personnages des Illuminés et de l’auteur lui-même: Raoul Spifame, le « descendant de Charles VI », se prend pour le roi Henri II, sans plus pouvoir distinguer entre

son identité réelle et l’identité royale empruntée ; Claudius Vignetus, « l’un de la Pléiade » et le « poète royale », est l’alter ego ou le double de Raoul Spifame ; L’abbé de Bucquoy, même s’il ne descend pas directement d’une race royale, appartient à une lignée de nobles étant le comte abbé de Bucquoy385 ; Cazotte, faute d’une origine noble, s’attache au roi ; il est le double littéraire ou « le frère mystique » de Nerval ; Quintus Aucler s’auto-déclare le

descendant d’une race des prêtres hiérophantes de Rome et se donne le nom romain de

Quintus Nantius ; Nicolas des Confidences de Nicolas se présente comme le descendant de

l’empereur Pertinax ; il est aussi le double littéraire de Gérard de Nerval ; Cagliostro se dit le Grand Cophte. On a déjà montré les nombreuses titres et descendances que Nerval se donnait à travers ses écrits.

L’entité du centre ontologique, que l’on reconnaît ou que l’on refuse, reste immobile tout au long des transformations et altérités, mais celui qui tombe, répétons-le, dans la folie et

dans l’imagination, ne peut plus accéder à son centre intime, unique et définitoire, et refaire

son socle identitaire ; c’est pourquoi, faute d’une lucidité de l’expérience de l’altérité, les

personnages de Nerval arrivent à ne plus distinguer entre rêve, imagination et réalité, entre leurs identités réelles et les identités des autres. Dit autrement, au-delà de l’équivoque et de la

terminologie, de ses limitations ou de sa polysémie, nous postulons que le centre ontologique reste ce qu’il est, c’est-à-dire la substance immobile et définitoire de l’être humain. Dire entre les parenthèses, une mutation ontologique spirituelle est possible sans mettre en danger

l’identité, puisqu’elle suppose non pas une dérive du centre, mais un devenir de l’être intime. Mais, lorsqu’il s’agit d’une déchéance mentale, le dérèglement produit n’est plus si inoffensif pour l’intégrité de l’être. Et la folie est justement l’impossibilité de pouvoir assumer une

identité stable. La vraie identité s’obtient par le recentrement, par le retour à soi-même, mais Raoul Spifame réussit-il à réabsorber la rupture de son identité ou mieux dire intégrer

385L’abbé de Bucquoy a un faux double : « On m’écrit […] qu’il a existé deux abbés de Bucquoy, un vrai et un

faux[…] Nous tenterons plus tard de démasquer l’intrigant qui se serait substitué au descendant du seigneur comte de Bucquoy, généralissime des armées d’Autriche dans la guerre de Bohême» ( NPl, II, p. 66 ) ; Le

narrateur de l’Angélique et des Faux Saulniers s’identifie avec ce personnage ; Voir Michel Brix, « Nerval et la réflexion politique. Une lecture des Faux Saulniers », Sborník Prací Filozofické Fakulty Brněnské Univerzity, L 21, 2000, p. 29 : « l’abbé de Bucquoy est jeté en prison, à Sens, à la place d’un autre (l’abbé de La Bourlie); le

narrateur est attaqué à deux reprises par des confrères journalistes. Personnages sans passeport, ils sont menacés de perdre leur nom et leur identité, voire leur place: il existe deux Bucquoy; le narrateur se trouve confondu par

un rédacteur du Corsaire avec un autre Gérard; pendant l’absence d’Angélique, une demoiselle de Picardie a tenté d’usurper son identité ».

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l’altérité dans sa propre identité, sans perdre son intégrité? Réussit-il ou non à reconstruire son sujet double intègre? Dit autrement : le personnage réussit-il à rester intègre par rapport à ses projections, à ses dédoublements ou à ses identifications? C’est ce qui nous proposons de voir au cours de notre analyse.

Comme nous l’avons montré dans les chapitres antérieurs, réunis dans la partie « Écriture et excentricité », la déconstruction des notions de centre et de sujet n’était pas une

annihilation totale de celles-ci, au contraire le père du déconstructivisme visait leur repositionnement dans une discursivité plus large. D’ailleurs il nous est difficile de croire que

l’on peut se dispenser de toute idée de centre soit-il une idée, Dieu, morale, conscience ou intériorité concentrées. La syntaxe des relations ne devrait pas mettre en danger la notion

d’immobilité ou d’immuabilité du centre ontologique, si celui qui vit l’expérience d’altérité maintient l’écart entre la conscience lucide ou la mémoire de ce qu’il était avant l’institution

de l’état de folie et de ce qui est après la crise d’aliénation. Or, chez Nerval, particulièrement dans le cas de Raoul Spifame, c’est justement le jeu mutuel et permanent entre l’identification fantasmée, survenue, c’est vrai, sur le fond d’une ressemblance objective (le sosie), de

l’impossibilité d’être386

et de la tentation narcissique qui brouillent les frontières entre le réel

et l’imaginaire, entre la conscience de soi et l’identification irréductible avec le roi. Les

personnages oublient leurs singularités en les multipliant jusqu’à ce qu’entre l’original et la copie il n’y ait plus de différence. Ce qui pourrait rendre possible la communication entre les

fantasmes du double vécus par les personnages et par l’auteur («Je suis l’autre387

», écrivait Nerval de sa main) et les altérités successives des ceux-ci et surtout de l’auteur388

(je suis le

roi, le dieu, le prince, le prophète, l’empereur, le fou, l’excentrique, le ténébreux, l’illuminé, le veuf, l’inconsolé, témoignait l’auteur) c’est la mémoire. Henri Lemaître disait que

l’expérience littéraire de Nerval fut qu’il rêva toujours d’être ce qu’il n’était pas.

C’est à partir de cela que nous pourrions comprendre pourquoi Raoul Spifame ne

386

David Martin, « D’un certain phénomène de la lecture, ou Nerval et l’autobiographie impossible : à propos

d’Alexandre Dumas », Cahiers Gérard de Nerval, « L’Autobiographie », Mulhouse, 1988, p. 36.

387

« Je suis l’autre» est l’expression du double (Nerval se confronte, sans doute, à une confusion folle et tragique qui entraîne la désintégration de son moi, perméable à toutes identifications), tandis que « Je est un autre » rimbaldien est l’expression d’altérité. Voir Jacques Huré, « Je suis l’autre », Cahier Gérard de Nerval, « L’Autobiographie », Mulhouse, 1988 ; Voir Gérard Macé, « Je suis l’autre », Pierre-Albert Jourdin, Europe

revue mensuelle Gérard de Nerval, Aïgui, mars 2007. 388

Gérard de Nerval, qui témoignait ne pas pouvoir écrire sans s’identifier avec les rôles de ses personnages,

semble être un Philip Roth, qui, dans La contrevie, Paris, Gallimard, 2004, p. 400, nous dit : « M’en tient lieu

tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien ; j’ai intériorisé toute une troupe, une

compagnie permanente à laquelle faire appel en cas de besoin, un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire ».

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réussit plus à conserver la cohérence entre ses doubles, c’est-à dire à contrebalancer son identité réelle et son identité idéale, revenant ainsi à un état de fonctionnement équilibré et harmonieux.

Le récit sur Raoul Spifame se développe grâce aux nombreuses accumulations de dérives et de recentrements des deux personnages, Spifame et Claude Vignet, qui mènent, les deux, une existence excentrée de leurs identités réelles : l’un est le roi, l’autre le poète royal, ministre du faux roi. Raoul Spifame ne demeure pas centré dans sa conscience ; il se décentre, se perd dans l'image de l’autre et il n’est plus celui qu’il est. Son dédoublement ne se

manifeste pas comme un phénomène d’autoscopie, d’avoir le sentiment de se dédoubler et de

se voir ainsi au fond de soi, mais comme un phénomène d’excentroscopie : il n’a pas d’accès

à son foyer intime ; l’homme extérieur tue l’homme intérieur, de telle manière que le

personnage ne réussit plus à faire la navette entre la conscience de sa ressemblance physique et de son fond intime.