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Être une fille, être un garçon en ligne : réputation vs popularité

51L’espace cyber peut influencer l’incorporation des

10 Voir partie 1, les deux scénarios

2.3.3. Être une fille, être un garçon en ligne : réputation vs popularité

Les résultats donnent à penser que l’incorporation des normes de genre par les jeunes filles et garçons passe par deux registres à certains égards distincts : le méca- nisme de la réputation chez les filles et celui de la po- pularité chez les garçons. La réputation, dont l’existence et les processus sont par ailleurs bien documentés dans les travaux sur la socialisation genrée des filles, consiste en l’étiquetage péjoratif de celles dont on questionne la vertu ou la respectabilité (Clair, 2008, 2012). Ainsi, on attend des jeunes filles à ce qu’elles fassent preuve d’une féminité hétérosexuelle, c’est-à-dire qu’elles incarnent à la fois une féminité et une hétérosexualité désirables. Être une « vraie » fille, c’est avoir un corps attirant (au- tant forme physique, attributs, que vêtements/maquil- lage) et être jugée désirable par ses pairs, particulière- ment de sexe masculin. Bref, c’est assurer la production du corps féminin comme commodité hétérosexuelle dé- sirable (Renold, 2000). Or, il ne suffit pas de ratifier ces attentes normatives, mais d’y réussir tout en préservant l’impression d’une certaine pureté, vertu et innocence associées aux jeunes filles. En ce sens, la « popularité » féminine est à bien des égards incompatible avec la démonstration d’un intérêt trop grand pour la drague ou la sexualité, la multiplication des conquêtes, l’auto- nomie sexuelle, etc. Ainsi, une fille démontrant « trop peu » de cette « féminité hétérosexuelle » ne montera pas sauf exception dans la hiérarchie scolaire (comme le rappellent les études sur les jeunes filles lesbiennes ou non conformes de genre – voir Toomey, McGuire et Rus- sell, 2012; Chamberland et al., 2010; Duncan, 2004 ), les risques potentiels sont tout aussi élevés pour celles qui en démontreraient « trop » (Clair, 2012). Ces dernières seraient promptement traitées de « pute ».

S’ils se manifestent discrètement, ces mécanismes se sont néanmoins donnés à voir dans les entretiens col- lectifs, notamment par le biais d’anecdotes de filles qui s’étaient vues imputer une mauvaise réputation. Les mo- tifs évoqués sont nombreux : avoir pris ou avoir diffusé (même de façon restreinte) une photographie perçue comme étant « osée », s’être mise dans une situation où elle a été victime d’attouchements, avoir des pratiques sexuelles considérées (ou pas) comme « délurées », s’ha- biller de façon jugée « inadéquate », « aimer se mon- trer », accepter qu’on la touche, etc.

Il ne nous appartient pas ici d’apprécier la validité de ces interprétations évoquées en entretien par les jeunes, mais bien d’analyser la manière dont elles peuvent se déployer, notamment dans l’espace cyber.

« Pour une fille, le pire, ce serait que son image soit dégradée. Genre, s’il y a une photo d’elle toute nue, tout le monde va penser que c’est une fille facile. »

(Lévy, élève de 3e)

Les mécanismes de la réputation sont étroitement reliés au respect par les filles des normes de genre, particuliè- rement sexuelles. On donne une réputation à une fille parce qu’elle a transgressé une norme. On lui signifie

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« C’est quand tu réponds [aux adultes]. Tu fais peur à tout le monde, parce que t’es grand. Plein de choses comme ça. »

(Farah, élève de 5e)

Au final, il s’agit de faire la preuve de sa masculinité. Les mécanismes évoqués par les élèves font étroitement écho aux principaux constats de la littérature sur la so- cialisation genrée. Les garçons pourraient gagner en popularité en démontrant les intérêts ou les habiletés suivantes : pratiquer un sport, être séducteur, avoir des conquêtes féminines ou être actif sexuellement (ou en détenant les preuves, avérées ou non, de ces compor- tements, nous y reviendrons). Parmi les situations évo- quées dans les entretiens collectifs et pouvant conduire à une perte de popularité : pleurer, se faire frapper par une fille, être pris en photo nu, etc. Ici encore, comme dans les mécanismes liés à la réputation, la popularité en ligne semble s’insérer en continuité directe avec les échanges entre pairs ayant lieu en présentiel, à la diffé- rence près que le cyberespace offre d’autres outils par lesquels faire la preuve de sa masculinité (ou au contraire, contribuant à diffuser des situations d’humiliation). Cela peut se faire banalement par le cumul de « j’aime » sur une photo de profil sur laquelle on est « beau gosse ». Cela peut également passer par cet exemple notable, bien que commun  : les outils numériques offrent aux adolescent-e-s la possibilité de détenir la preuve (via une photo ou une vidéo intime) d’une activité sexuelle avec une jeune fille, et de faire valoir cette preuve auprès de ses pairs.

CH : « J’aimerais comprendre pourquoi il arrive que des garçons [diffusent des photos intimes que leur ont fait parvenir des filles] ?

Brenda : Ils veulent juste montrer : « Ouais, regardez, il y a des filles qui m’envoient des pho- tos, je suis aimé ». Ils veulent juste faire ça. Jade : En fait, je crois que ça les amuse. Ils croient qu’il y a quelque chose à gagner. Juana : Ils veulent montrer que les meufs, elles leur courent après : « Je te veux ! ».

CH : Qu’ils sont populaires ? On peut dire ça ? Jade : Ouais, qu’ils sont populaires, qu’ils ont toutes les filles ! »

(Élèves de 5e)

Les processus de réputation vs popularité sont d’emblée inégalitaires, notamment en raison de la vigilance dis- proportionnelle qu’ils demandent aux filles. À certains égards, le cyberespace exacerbe cette inégalité. Les filles, nous l’avons vu, doivent maintenir une image de pureté et de respectabilité tout en performant la fémi- nité hétérosexuelle discutée plus haut. Cette gestion se fait au prix d’un contrôle de leur image difficilement compatible avec les particularités de la sphère cyber. Elles sont à ce titre desservies par les outils numériques, lesquels offrent pourtant aux garçons les instruments nécessaires à la preuve de leur masculinité auprès du plus grand nombre.

constances, si elle ne rompt pas ses liens d’amitié ou ne condamne pas sans équivoque le comportement de son amie, il est possible que sa propre réputation soit ternie par association.

« [Une fille qui prend une photo d’elle nue], c’est abuser. C’est n’importe quoi. Certes, elle veut faire des photos comme ça avec son décol- leté, mais si elle fait des photos qui dépassent les limites, alors là…

CH : Toi, ça serait un cas où tu remettrais en question ton amitié ?

- Oui, alors là, oui. Je pense qu’il faut faire atten- tion à la réputation. Moi, je ne préfère ne pas être amie avec une fille qui se montre comme ça sur les réseaux sociaux. »

(Ravi, élève de 3e)

Le statut social des filles ne se décline toutefois pas qu’en termes binaires (avoir ou ne pas avoir une réputa- tion). Effectivement, au-delà des « filles bien » (qui res- pectent les attentes genrées de féminité, de respectabi- lité et d’hétérosexualité) et des « putes » (qui déçoivent une ou plusieurs de ces attentes), les filles peuvent in- vestir le terrain mitoyen de la popularité, bien qu’elle semble se jouer sur des territoires traditionnellement masculins (comportement dissipé en classe, non-respect des consignes, etc.). Une exception notable à la règle concerne la sexualité : là où les pratiques sexuelles sont gage d’une certaine popularité chez les garçons, ils ne sont acceptables chez les filles que dans leur expression restreinte (le baiser et le tripotage) et dans le contexte régulé d’une relation hétérosexuelle établie.

CH : « Est-ce que les filles populaires font le même genre de choses que les garçons populaires ?

Ingrid : C’est pareil.

CH : [Répétant les propos rapportés précédem- ment dans l’entretien] C’est oser faire des choses comme sécher les cours, répondre aux profs ? Ingrid : Oui.

CH : Avoir des actes sexuels ?

Ingrid : Les filles, elles ne font pas vraiment ça. CH : Même embrasser ?

Ingrid : Non.

Fatoumata : Si, quand elles sont en couple. CH : D’accord. Dans le cadre d’un couple, il peut y avoir des baisers ?

Fatoumata : Oui, et du tripotage. »

(Élèves de 5e)

Le degré de popularité que connaissent les garçons semble être tout aussi lié au succès avec lequel ils par- viennent à ratifier les attentes de genre. Appelés à expli- quer ce qui fait d’un garçon un élève populaire, les ré- ponses des élèves sont convenues, rarement arbitraires.

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/le cyberespace est associé à des injonctions sup-

plémentaires pour performer le genre auxquelles filles et garçons sont confronté-e-s. sur les réseaux sociaux, la circulation d’images est généralisée ce qui occasionne une vigilance particulière notamment in- tériorisée par les filles, pour ne pas perdre le contrôle (par exemple diffusion sans accord d’une vidéo où un garçon se fait battre par une fille, ou encore diffusion d’une vidéo où une fille est dévêtue).

2.4. interprétation des