Le sauvage est « ce qui procède de la silva, la grande forêt européenne que la colonisation
romaine va peu à peu grignoter : c’est l’espace inculte à défricher, les bêtes et les plantes qui s’y
trouvent, les peuples frustres qui l’habitent, les individus qui y cherchent un refuge loin des lois
de la cité et, par dérivation, les tempéraments farouches demeurés rebelles à la discipline de la
vie sociale. Ces différents attributs du sauvage (…) ne forment un tout cohérent que parce qu’ils
s’opposent terme à terme aux qualités positives afirmées dans la vie domestique » (Descola,
2004 : 29). Nous voyons donc que le qualiicatif de « sauvage », s’il s’applique en premier lieu
aux animaux et à leur lieu de vie, peut également être utilisé pour désigner des hommes et des
comportements humains. Longtemps honni en raison du danger qu’il représente pour la sécurité
des personnes, le sauvage s’inscrit aujourd’hui comme un élément du milieu naturel qu’on cherche
à la fois à protéger et contrôler. Parce qu’il fait peur, son contrôle rassure ; parce qu’il se distingue
de l’homme, il attire. Au cours de ce travail, nous verrons dans quelle mesure les différents usages
récréatifs et touristiques participent à redéinir le sauvage (cf. chapitre 7). Il nous faut avant tout
revenir sur cette notion et son évolution dans le temps. Si cette étude s’intéresse aux activités
récréatives et touristiques autour de l’animal sauvage, espèces et espaces sauvages sont couplés
dans l’imaginaire. La faune sauvage est souvent associée aux espaces naturels où l’homme n’est
pas ou faiblement présent. De tels espaces sont issus de processus historiques et d’une construction
culturelle sur laquelle nous revenons dans les paragraphes suivants. Notre travail s’inscrivant en
Europe et en Amérique du Nord, nous analysons la notion « d’espace sauvage » et in ine d’animal
sauvage au sein de ces deux continents. Dans un premier temps nous nous intéressons à la notion
de wilderness. La wilderness n’a pas d’équivalent en France ou en Europe, dans la mesure où
elle a émergé d’une confrontation spéciique de l’homme avec la nature et est liée au contexte
bien particulier de la colonisation du continent nord américain. Elle se différencie ainsi de la
« marqueterie des paysages du vieux continent » (Arnould et Glon, 2006 : 230) marquée par
l’héritage de siècles d’exploitation et d’interventions de sociétés sédentaires.
2.1.1. L’espace sauvage en Amérique du Nord
L’espace sauvage en Amérique du Nord se traduit par la notion de « wilderness ». La signiication
et les connotations de ce terme se sont fortement transformées au il du temps, désignant un espace
dont « les conigurations sont plus intellectuelles et culturelles que véritablement spatiales »
(Héritier, 2002 : 70). Aujourd’hui reconnue comme symbole de la nature vierge où l’homme peut
trouver refuge face aux méfaits de la civilisation du monde industriel contemporain, la notion de
wilderness reste une construction artiicielle forgée par les anglo-saxons. Elle est le symbole de la
pensé dualiste séparant l’homme de son milieu naturel (Cronon, 2009), et se trouve au fondement
des sociétés nord américaines.
Etymologiquement, cette notion est issue d’une contraction des mots wild-deor-ness signiiant
littéralement « le lieu des bêtes sauvages ». Le mot apparaît pour la première fois au XIVème
siècle dans une traduction de la bible ; il est alors utilisé comme synonyme de terres arides ou de
désert. Lieu de pénitence pour les hommes, la wilderness s’appuyait sur un fondement religieux
représentant les espaces naturels alors craints par les hommes. A l’arrivée des colons en Amérique
du Nord, les vastes étendues de forêts et de plaines des Etats-Unis et du Canada ont été perçues
comme des espaces sauvages à repousser grâce au travail et à la mise en valeur des terres. Aux
Etats-Unis, cette appropriation a participé à la construction du mythe de la frontière. La wilderness
s’inscrit donc comme un élément fondateur du territoire (Turner, 1935). Toqueville (1840) énonçait
« les merveilles de la nature inanimée les trouvent [les colons] insensibles et ils n’aperçoivent pour
ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs
coups » (cité in Arnould et Glon, 2006 : 231). Cette vision d’exploitation de la wilderness s’est
transformée au cours du XVIIIème siècle et un courant en faveur de sa protection s’est développé.
Tout d’abord, la connotation religieuse du terme s’est élargie. Nourri par le courant romantique,
la wilderness a peu à peu été vue comme un moyen de se rapprocher du divin : les paysages
« sublimes » de la nature offraient des lieux où « la probabilité de voir le visage de Dieu était plus
élevée qu’ailleurs » (Cronon, 2009 : 177). Ils permettaient, par leur existence même, l’élévation
spirituelle. Les paysages naturels sont alors investis par les poètes, philosophes, peintres, écrivains.
Le transcendantalisme américain instaure un véritable culte de la wilderness en en faisant le lieu
de l’émotion et de l’accomplissement personnel. Cette transformation du sens du mot accompagne
également la disparition du mythe fondateur de la civilisation américaine : la frontière. Avec la
constitution des Etats-Unis d’Amérique et la prise de pouvoir de l’Etat américain sur l’ensemble
des terres, la nature n’est plus à conquérir, mais apparaît comme un élément à protéger. L’idée de
frontière, qui s’était fondée sur la conquête du sauvage, se renouvelle : l’aventure sauvage reste
possible à travers la découverte de la wilderness qui devient alors un élément de la civilisation
américaine à préserver (Haila, 1997 ; Cronon, 2009). La wilderness est ainsi peu à peu intégrée aux
politiques pour la conservation de la nature. La notion sera institutionnalisée à travers la création
d’organisation fondée pour sa protection (par exemple la Wilderness Society sera fondée en 1935)
ou l’adoption de lois comme telle que le « Wilderness Act » de 1964.
Côté canadien, la vision de la wilderness est restée longtemps négative. « Qu’ils s’agisse
de l’appropriation, de l’exploitation, de la conservation ou de la préservation, les Américains
bâtissent des valeurs éminemment positives à partir de la nature et des forêts. Rien de tout cela
ne se manifeste de façon concomitante avec autant d’intensité et de fougue au Canada » (Glon,
2006 : 245). E. Glon explique cette divergence d’appréciation par deux raisons majeures. La
première concerne la colonisation du Canada (Harris, 2006). La colonisation des terres sur le
territoire canadien a duré plus longtemps qu’aux Etats-Unis. L’historique de la colonisation, qui
a dans un premier temps été française puis anglo-saxonne, et la géographie physique du territoire
avec la topographie (bouclier canadien, zones humides) et son climat rigoureux, ont compliqué
l’appropriation des terres (Arnould et Glon, 2006 : 235). La deuxième raison serait liée à la tutelle
exercée par la compagnie de la Baie d’Hudson de 1669 à 1869 sur une large partie du territoire
canadien. Cette compagnie avait obtenu le monopole du commerce et de la traite des fourrures et
contrôlait une grande partie de l’exploitation et de la commercialisation des ressources naturelles du
territoire. Ain de garder sa position dominante, la compagnie n’aurait pas hésité à propager de faux
récits et témoignages contribuant à l’image négative de la wilderness pour freiner la colonisation
des terres (Glon, 2006 : 247). Finalement, le développement urbain et industriel et leurs impacts
sur l’environnement mobilisent peu à peu les Canadiens vers une protection de la wilderness.
C’est au début du XXème siècle que les peintres canadiens investissent les contrées sauvages et en
donnent une nouvelle représentation : la wilderness n’est plus un espace à exploiter et à contrôler
mais devient source de vie et d’énergie. Sur les traces des conservationistes et préservationistes
américains, les Canadiens commencent à réléchir à la protection de la wilderness.
Aujourd’hui, la wilderness est un espace privilégié pour le développement de nouvelles
activités tel que le tourisme de nature. La wilderness est associée à la nature originelle, n’ayant pas
subi les transformations du monde moderne. Le fait que les populations autochtones aient habité
et utilisé ces lieux, ou que ces vastes étendues « sauvages » aient été exploitées par les colons
est complètement oublié et occulté dans la mémoire collective. Celle-ci imagine que ces espaces
représentent des enclaves au monde développé des hommes. Dans l’imaginaire collectif, ces
enclaves offrent un lieu privilégié pour entrer en relation avec les milieux naturels, dont la faune est
partie prenante. Or, cette construction de l’espace sauvage crée sa propre réalité car dans les faits
la rencontre avec la faune sauvage est possible en dehors de ces espaces. Haila (1997) revient sur
cette situation en donnant l’exemple des grands prédateurs : « Par exemple, il est commun d’utiliser
les grands prédateurs tels que les loups et les ours comme des indicateurs écologiques d’un espace
wilderness en bonne santé ; comme l’écrit l’écrivain naturaliste canadien J. B. Therberge, ce
point de vue se retrouve dans l’aphorisme « les loups et la wilderness sont inséparables » (Cité
par Mech, 1995). Dans les faits, cependant, les grands mammifères prédateurs vivraient très bien
dans les espaces densément peuplés, si seulement ils y étaient autorisés. Les grands prédateurs ne
sont pas possédés par un inhérent « appel du sauvage » »6 (Haila, 1997 : 135).
Si la wilderness d’Amérique du Nord relète les grands espaces où l’homme ne semble pas
présent, qu’en est-il du côté européen où l’espace sauvage fait l’objet d’une pression anthropique
séculaire ?
2.1.2. L’espace sauvage en Europe : l’exemple des zones de montagne
Le terme sauvage apparaît en français au XIIème siècle et vient du latin « salvaticus » qui se
traduit par « fait pour la forêt » ou à « l’état de nature ». Le sauvage ou l’érème se distingue des
campagnes et des villes, tout en constituant avec ces deux types d’espace différents paysages (cf.
supra igure I.6). Historiquement et selon l’anthropisation de la planète, l’érème a régressé face aux
campagnes puis face à l’urbanisation croissante. Préalable à ces paysages, l’érème ne prend son sens
qu’au moment où la campagne et le milieu urbain apparaissent : « L’érème n’existe pas puisque c’est
un hors monde, et que pour les personnes concernées (les individus vivant dans l’érème comme par
exemple certaines peuplades autochtones) cet espace est justement leur monde » (Berque, 2011 :
6