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Chapitre II : La « crise de vivier » : les minorités visibles peu disposées à s’investir

3. La fausse crise de vivier

À l’instar de Daniel Gaxie (2003), les spécialistes distinguent généralement trois cheminements politiques. La première voie est organisée autour de l’exercice de mandats électifs locaux : d’abord conseiller municipal28, puis maire, après quelques années le jeune politique se présente aux élections cantonales pour les remporter et devenir conseiller général. Localement établi, il se présente aux élections législatives pour entrer au Parlement. Gravissant tous les échelons, il aura vocation à entrer au Gouvernement pour se voir confier des ministères de plus en plus importants. Surtout fréquent sous la IIIe République, ce type d’ascension décline avec la professionnalisation de la politique.

Le deuxième cheminement est caractéristique de ceux qui sont passés par les « Écoles de pouvoir » évoquées plus haut : d’origine sociale élevée, il fréquente les meilleurs lycées avant d’intégrer les Grandes écoles et les grands corps d’État. Collaborateur d’un ministre ou dirigeant d’un parti, il se fait remarquer et obtient une bonne circonscription avant d’accéder rapidement au Parlement et au Gouvernement. Cette voie d’accès est celle qui est la plus usitée par le personnel politique sous la Ve République.

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Enfin, le troisième cheminement, qui semble également le plus sinueux, est celui emprunté par la plupart du personnel politique issu des minorités visibles : entré dans un parti ou une organisation (syndicale/associative) comme militant de base, il gravit progressivement tous les échelons de la hiérarchie interne. En tant que candidat désigné par les instances statutaires, il brigue son premier mandat comme élu local ou comme parlementaire. Cette troisième voie mène rarement jusqu’au sommet de l’État.

Détailler les trois principales voies d’accès à la politique avait pour but de démontrer que les minorités visibles, elles aussi, s’investissent en politique. Il y a même une voie qui leur est particulièrement accessible : celle du militantisme associatif/syndical. Mais comme nous l’avons souligné, cette voie mène très rarement au sommet de l’État. Lorsqu’ils sont au Gouvernement, les membres politiques ayant emprunté cette voie sont souvent cantonnés aux postes de secrétaire d’État, lorsqu’ils sont élus au Parlement, ils ne renouvèlent que très rarement leur mandat.

Quoi qu’il en soit, il semble exagéré de parler de « crise de vivier » pour justifier la sous- représentation politique des minorités visibles. Fadela Amara, Harlem Désir, Malek Boutih et plusieurs autres personnalités issues de la diversité sont passées par le milieu associatif/syndical avant d’accéder à la politique. Les Français de la diversité s’investissent en politique, mais ils n’empruntent pas les voies traditionnelles d’entrée. Ils sont surreprésentés au sein des associations, des syndicats, et même au sein des partis, seulement, ils sont généralement circonscrits aux fonctions les moins valorisées. Si le personnel politique ne les voit pas, c’est qu’il se bande les yeux, preuve en est, leur représentation politique au niveau local, même si elle reste lacunaire, est plus honorable qu’au niveau national.

Il est difficile d’évaluer si les minorités visibles sont moins politisées que les autres Français, mais au vu de l’émergence de listes dites « ethniques » suite aux crises des banlieues de 2005, ça ne semble pas être le cas. Aux élections municipales de 2008, nous avons pu constater l’émergence de listes de jeunes des quartiers, ne se contentant plus d’apparaitre sur les affiches des grands partis pour apporter une touche de diversité. De nombreux « Motivé-e-s »29,se présentant souvent contre la majorité, mais également en contrepartie de l’opposition, ont tenu le pari de porter sur le devant de la scène publique des revendications politiques en terme de racisme, d’exclusion et de chômage. Leur engagement local a démontré leur volonté de se prendre en main et leur désir de donner une traduction politique à la discrimination, au racisme ordinaire et aux émeutes (Boubeker 2011 : 266). Au niveau local, ils sentent qu’ils peuvent agir, alors que l’échelon national leur semble désespérément fermé. Ils décident donc d’œuvrer à leur échelle, se désintéressant parfois de ce qui se passe dans la capitale. C’est notamment ce qui ressort du témoignage d’Haroun interrogé par Nancy Venel (2004) sur son engagement politique :

« Tout ce qui a trait au local m’intéresse beaucoup plus (que le national) parce que c’est des projets beaucoup plus proches de nous, plus quotidiens. Mais maintenant, par rapport à la politique nationale et par rapport à l’élection d’un président, c’est toujours bon de savoir pour qui on vote, c’est toujours bon de savoir quel est le président qui est élu nouvellement! » (Venel 2004 : 194)

Si le personnel politique cherche des représentants issus de la diversité, il sait ce qui lui reste à faire : venir les chercher par des propositions concrètes et les intéresser à la politique nationale.

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Nous abordions cette section en nous demandant quels étaient les obstacles que peuvent rencontrer les minorités visibles dans leur ascension politique. Nous avons pu identifier plusieurs types d’obstacles, qui, certes, rendent l’ascension politique des minorités visibles plus difficile, sans pour autant la rendre impossible.

C’est, d’abord, des facteurs que nous avons qualifiés d’endogènes, autrement dit, qui dépendent de la volonté des minorités visibles, qui expliqueraient que certains se détournent de la politique. Les Français de la diversité provenant généralement de milieux précaires, ils choisissent, d’abord et avant tout, de tenir le défi de la réussite économique. Pour ce faire, loin des alcôves incertaines de la politique, ils succombent aux sirènes du milieu sportif et des médias qui se veulent de plus en plus ouverts sur la diversité.

C’est, ensuite, des facteurs que nous avons qualifiés d’exogènes, autrement dit, systémiques et indépendants de leur volonté, qui expliquerait, en partie, que les minorités visibles se détournent de la politique. Les agents de socialisation étant incapables de remplir leur rôle, et le manque de ressources culturelles et sociales venant accentuer les obstacles, l’ascension politique parait bien difficile à ces jeunes issus de l’immigration qui ambitionnent de s’engager politiquement.

Toutefois, nous avons nuancé ce qui précède. Certains se détournent de la politique, d’autres se découragent en pleine ascension, mais une grande majorité continue de lutter pour un jour percer le sérail politique. Les stratégies sont diverses, certains passent par des organisations de type associatif ou syndical et y gravissent tous les échelons pour espérer après plusieurs années de militantisme leur nomination à un poste national. D’autres décident d’agir à l’échelon local et d’œuvrer de manière concrète pour mettre sur l’agenda politique leurs préoccupations.