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L’Autre doit rester à sa place

Chapitre III : La responsabilité des partis politiques

3. Discrimination, néo-colonialisme, préjugés : les maux de la politique

3.5. L’Autre doit rester à sa place

Dans leur analyse politique sur les partis politiques français, Vincent Geisser et El Yamine Soum (2008) font, eux aussi, une analogie entre les élites politiques issues de la diversité et les autochtones de l’ère coloniale :

« ‟La première chose que l’indigène apprend, c’est rester à sa place, à ne pas dépasser les limites”. Cinquante ans plus tard, le constat parait toujours aussi pertinent. Entre-temps, l’indigène ou l’enfant d’indigène est devenu français et le syndrome de placisme est plus présent que jamais dans l’esprit des responsables politiques français, inquiets de se voir ‟chiper” leur place par ces nouveaux venus de la politique, comme si ces derniers n’étaient pas totalement légitimes » (Geisser, Soum 2008 : 72).

La ségrégation entre les « Blancs » et les « Divers » n’a pas pris fin avec la décolonisation, elle a seulement subi une translation qui la rend moins saisissable, et de fait, plus pernicieuse : « la distorsion et le repli des distances culturelles et géographiques n’ont fait que déplacer l’exotisme sur d’autres fronts, l’attachement à d’autres objets sans pour autant rompre sa filiation avec l’histoire coloniale » (Cervulle, Rees-Roberts 2010 : 53). Les banlieues ont remplacé les colonies, et la « racaille » a remplacé l’indigène, mais le rapport est resté le même. En politique également le rapport se poursuit : pendant l’ère coloniale, toutes les minorités visibles présentes au Parlement représentaient les protectorats et colonies françaises, aujourd’hui, toutes les minorités visibles présentes au Parlement représentent les DOM-TOM et les banlieues35. Illégitimes pour représenter la majorité, les minorités visibles sont contraintes de rester à leur place, une place qui est davantage symbolique que réelle, et à l’instar d’Eros Sana, ceux qui veulent sortir du rôle que les partis politiques veulent bien leur concéder sont perçus comme opportunistes :

« Un jour, au bureau exécutif des Verts d’Île-de-France, une dame dit : ‟C’est qui Eros Sana ?” Et quelqu’un m’indique du doigt en disant : ‟Ce Noir-là !”. Et lorsqu’avec des copains nous nous présentons à des élections internes ou externes et que l’on dit : ‟Vous êtes trop ambitieux ! Vous avez les dents qui rayent le parquet !”. L’ambition d’une personne issue de l’immigration sera toujours plus mal interprétée que celle de quelqu’un qui n’est pas issu de l’immigration » (Geisser, Soum 2008 : 75).

Dans la sphère politique française, il semble y avoir deux poids, deux mesures. Les élites de la diversité n’arrivent pas à se détacher du « carcan ethnique » dans lequel la classe politique

les enferme. Illégitimes et suspectes, les minorités visibles ne semblent pas régies par le droit commun : comme le code de l’indigénat régissait les autochtones pendant l’ère coloniale, un code implicite semble régir leurs enfants dans la sphère politique.

Nous abordions ce chapitre en nous demandant quels étaient les obstacles que peuvent rencontrer les minorités visibles à l’étape de la sélection du processus électoral. Suite à l’analyse du milieu politique, nous avons pu identifier plusieurs facteurs qui, de manière plus ou moins importante, pourraient contribuer à la sous-représentation des minorités visibles au sein de la sphère politique française. Les témoignages semblent confirmer l’hypothèse selon laquelle la sous-représentation politique des minorités visibles est à imputer, en grande partie, au milieu politique; toutefois, il convient d’aborder le poids explicatif de ces témoignages dans une perspective critique. Bien que l’ensemble des témoignages semblent aller dans le même sens, ils ne constituent pas des éléments de preuve suffisant pour affirmer un lien de causalité entre le conservatisme du milieu politique et la sous-représentation politique des minorités visibles. Cependant, à partir de ces témoignages nous pouvons suggérer plusieurs facteurs potentiels de la sous-représentation politique des minorités visibles à l’étape de la sélection du processus électoral.

Suivant une approche multiscalaire, en croisant différentes échelles d’observation, nous avons pu identifier deux types d’obstacles : ceux d’ordre structurel et ceux d’ordre culturel. Partant, d’abord, d’une perspective globale, nous avons pu constater que le conservatisme politique n’est pas spécifique aux minorités visibles et qu’il touche la plupart des groupes 35 Voir les chiffres que nous avons détaillés dans le chapitre I.

minoritaires. La raison : les élites dirigeantes font en sorte de bloquer la percée de nouveaux groupes qui constitueraient une concurrence supplémentaire. Nous nous sommes, ensuite, intéressés aux dynamiques internes des partis, pour constater que la faible représentation politique des minorités visibles peut être due à une multitude de facteurs. Incomprises par le Parti communiste, négligées par les Verts et instrumentalisées par le Parti socialiste et l’UMP, les minorités visibles sont incapables d’accéder aux postes de direction dans les partis. Certains crieront au racisme, mais les témoignages d’élites politiques issues de la diversité, recueillis par Vincent Geisser et El Yamine Soum (2008), semblent infirmer la thèse raciste. Dans la sphère politique française, c’est plutôt les méfaits de la discrimination qui se font ressentir. Une discrimination qui fait son lit à partir de stéréotypes qui tirent leur filiation de l’ère coloniale. Les obstacles que rencontrent les minorités visibles dans leur ascension politique semblent liés à leur altérité ethnique : elles sont implicitement régies par un droit distinct du droit commun. Les minorités visibles sont des « Autres » au sein de la sphère politique, des « Autres » encore trop immatures pour accéder aux hautes responsabilités politiques, des « Autres » qui doivent rester à leur place et laisser aux « habitués » la gestion de la Cité.