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Le culte des grands hommes n’a cessé d’imprégner la société et la culture occidentales, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours1. Si les représentations en la matière sont anciennes et répandues, leur remise en question et leur critique aussi. Durant l’Antiquité, les comédies d’Aristophane ridiculisent déjà « les Cléon, Périclès, Cléophon, Alcibiade, Lamachos et autres politiciens qui, sous couvert de démocratie, ne songent qu’à leur carrière2 ». Le cynique Diogène Laërce – qui rabaisse en particulier Alexandre le Grand – ou Lucien de Samosate sont également des « briseurs d’idoles3 ». Dès le XIIe siècle, l’image du héros chevaleresque commence à se détériorer ; du XIIIe siècle jusqu’au XIVe siècle4, elle est de plus en plus parodiée, moquée, contestée, si bien qu’à l’aube du XVe siècle, le preux chevalier « est devenu une chimère5 ». Le dernier siècle du Moyen Âge voit naître un autre type de héros, qui s’inscrit beaucoup plus concrètement dans la réalité que le héros chevaleresque et « renoue avec la figure du grand homme de l’Antiquité, mais dans un cadre laïcisé, débarrassé du surnaturel6 » : il est marchand, homme de guerre, politicien ou même artiste. Ainsi, à l’âge antique des héros, et à l’époque médiévale du saint et du preux, succède « l’âge du grand homme7 » proprement dit. Là encore, les critiques abondent. Rabelais, Érasme ou Montaigne, à la Renaissance, puis les moralistes, les prédicateurs, les pamphlétaires et les historiens – pourtant issus du « grand siècle » –, abîment considérablement l’idée même de grandeur héroïque. Au siècle des Lumières, « les grands esprits, les héros de la culture, les phares de l’humanité8 » montrent l’exemple ; les grands hommes du passé peuvent être « une machine de guerre efficace contre l’absolutisme et les abus du présent9 ». Mais si Voltaire et Rousseau cèdent peu ou prou à l’attrait de cette grandeur, Diderot et Kant se méfient des génies. La tourmente de la Révolution française apparaît alors comme un complexe « laboratoire des grands hommes10», aussi favorable qu’hostile aux héros historiques. Enfin, au XIXe siècle, les historiens, de Guizot à Taine, sont

1 Cf. Georges Minois, Le Culte des grands hommes : des héros homériques au star system, Paris,

Éditions Louis Audibert, 2005.

2 Ibid., p. 32. 3 Ibid., p. 49.

4 Voir entre autres Aucassin et Nicolette, Le Lai d’Aristote, Le Roman de Renart, Le Roman de la

rose.

5 G. Minois, Le Culte des grands hommes, op. cit., p. 126. 6 Ibid., p. 127.

7 Ibid., p. 163. 8 Ibid., p. 238. 9 Ibid., p. 240. 10 Ibid., p. 267.

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marqués par la Révolution française et privilégient plutôt les mouvements collectifs ; la plupart critiquent le culte des « grands hommes », non sans ambivalences. Michelet admet le rôle positif de certaines personnalités tout en contestant le « grand homme » au nom du peuple.

Lorsque Vallès rabaisse, en 1857, les « Alexandre, les César, les Charlemagne, les Napoléon11 », il hérite d’une longue tradition, notamment littéraire et historique. Ce défenseur d’un « art populaire12 » et futur propagateur du Cri du

peuple s’inscrit plus précisément dans la filiation de Michelet13 selon qui le peuple est le véritable agent, la force motrice de l’histoire, et les « grands hommes » sont avant tout ses porte-parole. Toutefois, il ne se contente pas de vouloir déterrer « les grands hommes14 » pour « mesurer leurs squelettes et peser les cendres [des] Annibals15 » ou – plus symboliquement encore – il ne lui suffit pas qu’on asperge « d’une goutte d’encre le cadavre d’un demi-grand homme16 ». Il déplace, affine et s’approprie la question, en la resserrant sur celle du « grand événement » : selon lui, il vaut mieux s’en prendre aux représentations qu’aux individus. À cet égard, ce qu’il déclare au sujet du pamphlet en 1857 fait figure de principe inaugural :

[L]e public rit, quand il voit saigner sous la plume les orgueilleux ou les puissants !

Ces attaques aux personnes, ces portraits satiriques des individus, ces croquis malins, tout cela ne mène hélas ! pas à grand-chose. Mais quand un homme arrive, qui cingle de sa plume comme d’une lanière les préjugés, les conventions, les hypocrisies d’alcôve ou de ministères, celui-là m’enivre de joie17[…].

Certes, la remise en cause du culte des « grands hommes » est déjà une manière de fustiger les « préjugés » et les « conventions » ; toutefois, elle réside pour une grande part – surtout lorsque le piquant littéraire prend le pas sur la réflexion historique – dans ces « attaques aux personnes » dont Vallès déplore la stérilité. Guidé par cette conviction amère mais aussi bridé par la censure impériale – à l’époque, le culte du « grand homme » est en particulier napoléonien donc, dans ce cas, intouchable directement –, le démystificateur érode, bien au-delà de telle ou telle personnalité, une certaine conception de l’événement historique. Le « grand

11 J. Vallès, L’Argent, dans Œuvres, I, 1857-1870, op. cit., p. 13.

12 Cf. notamment J. Vallès, « L’art populaire », Le Courrier français, 20 mai 1866 (BNF) (p. 879-

884).

13 Il a lu les premiers livres de son Histoire de la Révolution française dès 1848 et il a suivi un certain

nombre de ses conférences au Collège de France en 1851.

14 J. Vallès, « Lettre de Junius (Casaque blanche) », Le Figaro, 7 novembre 1861 (Gallica) (p. 134). 15 Id.

16 J. Vallès signé « Max », La Chronique parisienne, 21 mars 1858 (Gallica) (cf. Annexes).

17 J. Vallès signé « Max », « Chronique », Le Présent, 1er novembre 1857 (BNF) (p. 101). La « Lettre

de Junius » du 7 novembre 1861 reprend la même idée en d’autres termes : « Je devais vous montrer comment on tue un homme avec la plume, comment on écrit un pamphlet ; je vais vous raconter comment on devient un pamphlétaire ! / Je ne sors pas du cadre. Je vous ai promis d’écorcher quelques préjugés, de bouleverser les clichés […] ». Cf. J. Vallès, « Lettre de Junius (Casaque blanche) », art. cité.

événement » envisagé en tant que « haut fait » n’est-il pas un « faix écrasant », dont il convient de se délester ?

Guerre et gloire

Une « fausse

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» gloire ?

La guerre occupe une place de choix, presque unanime, dans la catégorie de l’événement historique : à l’origine même, écrire l’histoire, c’est « prendre pour point de départ le conflit et raconter une grande guerre19 ». Elle est certes une manifestation extrême de la violence. Mais elle est aussi couramment envisagée comme une action éclatante : c’est ce qui rend le fait notable, ce qui lui confère sa qualité propre d’événement, et c’est précisément ce que regrette Vallès. Au-delà de tel ou tel fait de guerre en particulier, il s’agit donc d’interroger la valeur « gloire », qui sous-tend et cautionne la violence constitutive de l’événement guerrier. « [É]clat du mérite ou des actions20 », selon le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, la gloire ne désigne pas la réalité de l’événement – qui correspondrait aux seules « actions ». Conformément à son étymologie latine21, le mot exprime une renommée, une réputation, autrement dit le discours et le regard qui peuvent transformer en véritable événement un simple fait. C’est que l’événement n’est pas « un déjà-là inerte, statique, en attente d’un travail extérieur d’élucidation, mais au contraire un processus immanent de donation de sens selon un processus fluctuant d’identification22 ». En l’occurrence, la critique de la gloire permet à Vallès d’accuser le profond hiatus qui sépare la réalité négative de l’événement guerrier – le Larousse oppose peut-être plus qu’il ne juxtapose ou coordonne les « actions » au « mérite » – et ses représentations positives, hiatus déjà contenu en germe par le mot « éclat », qui connote l’excès de brillance.

À cet égard, l’article du 15 juillet 1866 – consacré aux événements guerriers de Custozza et de Sadowa – est aussi bref qu’éloquent : comme l’annonce sans ambages le titre, il examine moins « la guerre » que la « gloire23 ». D’emblée, Vallès substitue à la restitution redondante de l’actualité factuelle le commentaire critique des discours qui en escamotent la violence, ce que confirme le cœur de l’article : « Que parlez-vous d’héroïsme et de gloire ! L’héroïsme, il consiste à exposer

18 Pour reprendre les mots mêmes de Vallès, qui seront cités au cours de ce chapitre. 19 F. Hartog, Évidence de l’histoire, op. cit., p. 38.

20 « Gloire », dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle [1867-1890], par Pierre Larousse,

Nîmes, C. Lacour, 1990, t. 12, p. 1306.

21 Le latin classique gloria signifie « renommée », puis, par spécialisation, « bonne renommée,

réputation ».

22 F. Dosse, Renaissance de l’événement, op. cit., p. 249.

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généreusement sa vie – non à semer sur ses pas la mort24 ! » Puis la gloire guerrière est indirectement qualifiée de « criminel honneur25 » : la dénonciation mobilise un procédé de synonymie, au sein duquel s’immisce un décalage significatif entre le mot « gloire » – négatif en lui-même – et l’honneur, dont la valeur péjorative est seulement contextuelle, exprimée par l’adjectif « criminel ». S’il est plus sensible à l’Histoire des Girondins qu’aux Méditations poétiques, Vallès semble réactualiser cette réflexion poétique – à la fois lyrique et satirique – de Lamartine : « La gloire efface tout… ; tout, excepté le crime26. » Issue de différences étymologiques et sémantiques, la distinction entre la gloire et l’honneur est un topos très perceptible dans le discours républicain et progressiste de l’époque, dont le Grand Dictionnaire

universel du XIXe siècle, publié à partir de 1867, offre un aperçu :

La gloire est plus éclatante que l’honneur, elle suppose des actions extraordinaires, elle se répand au loin et commande l’admiration ; il y a une gloire qui est fausse. L’honneur a un caractère plus moral, le sentiment qu’il fait naître est l’estime […] [La gloire] n’exclut même pas la haine et on peut dire qu’elle l’engendre nécessairement quand elle est obtenue par les armes27.

La gloire porterait vers la violence alors que l’honneur induirait une éthique, précisément incompatible avec la cruauté. Vallès s’appuie sur ce topos tout en le détournant : il ne distingue ni n’oppose vraiment ces valeurs, mais les nivelle en les rapprochant et en les ramenant toutes les deux à une acception péjorative. Surtout, la gloire est le contraire de l’héroïsme qu’elle devrait supposer, et la seule action extraordinaire qu’elle induit est le crime. L’écrivain-journaliste ne se contente pas de décliner le sens du mot en séparant une vraie et une « fausse » gloire. En contexte militaire, il le vide complètement de sa charge positive donc souligne sa teneur discordante et contradictoire, bien résumée par l’oxymore « poésie sauvage28 », associé à sa haine de la guerre. Il martèle qu’il « méprise29 » voire « hai[t]30 » les crimes guerriers, y compris lorsqu’il y a « des rayons de gloire pour dorer la fumée31 ». Il se méfie des mots rutilants qui recouvrent – mais n’effacent pas – les sombres et sinistres réalités. Plus encore, il ne faut pas être dupe de « certains préjugés qui ont pris rang d’opinions, des […] tyrannies admises glorifiées comme des conquêtes, toutes hérissées d’épines sous leurs lauriers […] dont les maximes hypocrites vous entrent dans le dos comme un coup de poignard32 ». Le zeugme sémantique reconnecte la violence concrète de la réalité guerrière avec les termes et artifices littéraires qui la subliment, donc la camouflent, au point que les hommes

24 Id. (p. 897). 25 Id.

26 Alphonse de Lamartine, « III. Bonaparte », Méditations poétiques. Nouvelles méditations poétiques

[1820-1823], Paris, Gallimard, 1981, p. 134-140.

27 « Gloire », art. cité, p. 1306.

28 J. Vallès, « Causerie. Mon cher rédacteur en chef », L’Époque, 27 juillet 1865 (BNF) (p. 777). 29 J. Vallès, « Les livres nouveaux », Le Progrès de Lyon, 26 septembre 1864 (BNF).

30 Id. 31 Id.

risquent de s’en abstraire. Vallès construit des images parlantes, là où Girardin propose un discours éloquent :

C’est le meurtre, c’est le vol, soustraits à l’échafaud par l’arc de triomphe. C’est le meurtre, c’est le vol, moins le châtiment et la honte, plus l’impunité et la gloire.

C’est l’inconséquence légale, car c’est la société ordonnant ce qu’elle défend, et défendant ce qu’elle ordonne ; récompensant ce qu’elle punit, et punissant ce qu’elle récompense ; glorifiant ce qu’elle flétrit, et flétrissant ce qu’elle glorifie : le fait étant le même, le nom seul étant différent33.

Enfin, la critique vallésienne se montre subtile et diffuse, comme lorsqu’elle établit pour Le Progrès de Lyon ce parallèle éclairant entre la littérature et la politique : « C’est aux époques non brillantes, dans les jours les plus malheureux, que le génie d’un peuple en se reposant se fortifie ; on n’est jamais si près de la liberté ou de la gloire que lorsqu’on souffre de la défaite et de la honte34. » Elle ne s’attaque pas frontalement et littéralement à un fait guerrier qui serait identifié. Elle vise avant tout la servitude endémique du Second Empire. Ce faisant, au moyen du paradoxe – arme redoutable pour déstabiliser le discours établi et en pointer le caractère doxique, par le seul fait de le renverser – elle vide de sa substance la notion même de gloire, soi-disant consubstantielle du « grand événement ». En résulte un effet de retournement qui reconsidère radicalement la conception historique du « haut fait » : la gloire est associée au repos, autrement dit à l’absence d’événements – dont l’équivalent littéraire est l’« absence d’œuvres puissantes35 » – ainsi qu’à la défaite honteuse, négation de la victoire guerrière. Vallès s’autorise alors à « exécrer la victoire36 », cette déesse ailée qui survole avec indifférence les cadavres des soldats morts au combat. Associée à l’absence d’événements éclatants, la gloire est privée de sa signification conventionnelle, théoriquement attendue. Elle devient synonyme d’une « liberté37 » dont elle est par ailleurs l’antithèse frontale – en particulier lorsque le journaliste regrette de ne pas « pouvoir faire le procès de la gloire ni l’éloge de la liberté38 » – mais aussi du « génie39 ». Le discours se renverse donc d’un article à l’autre et joue de ses ambivalences : est-ce à dire qu’il convient de falsifier le sens du mot « gloire » pour convaincre le lecteur qu’il désigne une valeur factice ?

33 Émile de Girardin, Le Désarmement européen, Paris, Michel Lévy frères, 1859 (Gallica). 34 J. Vallès, « Les livres nouveaux », Le Progrès de Lyon, 10 octobre 1864 (BNF) (p. 399). 35 Id.

36 J. Vallès, « Les mineurs de Saint-Étienne », La Rue, 19 octobre 1867 (introuvable à la BNF mais

original vérifié par Bellet dans la collection de Lucien Scheler), p. 991.

37 J. Vallès, « Les livres nouveaux », Le Progrès de Lyon, 10 octobre 1864 (BNF) (p. 399). 38 J. Vallès, « La gloire », art. cité (p. 897).

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L’actualité brûlante de la guerre

Le propos de Vallès s’éclaire plus sensiblement au contact de son contexte politique et journalistique immédiat. Dans les années 1860-1866, la presse française est marquée par de vives polémiques sur la guerre et la paix40. La question n’avait pas vraiment préoccupé les journalistes jusqu’aux années 1850-1860 ; elle est « posée à partir des affaires romaines (“le casse-tête italien”, dit Le Nain Jaune), de la montée de la Prusse et de la guerre du Mexique41 ». La guerre de Crimée (1853- 1856), la guerre d’Italie de 1859, la guerre austro-prussienne, ainsi que la menace et l’approche de la guerre franco-prussienne favorisent l’émergence d’un grand nombre de mots relatifs aux armes dans le vocabulaire courant et en particulier journalistique42. Or, Vallès n’est pas seulement imprégné d’un lexique des armes, « référent attendu43 » à l’époque ; il se positionne contre une actualité brûlante. Il n’est certes pas le seul journaliste à critiquer les événements guerriers de la période. Dès 1859, Prévost-Paradol44 rappelle – dans le Journal des Débats, quotidien politique et libéral – que la guerre engendre non pas la paix, mais bel et bien la guerre, contrairement à ce que déclare la brochure du journaliste-diplomate M. de la Forge45. Il accuse notamment la politique impériale d’attiser les nationalismes, en Italie et en Allemagne. Le 9 juillet 1866, dans l’hebdomadaire littéraire – également libéral – Le Soleil, Rochefort couvre de sarcasmes le « fusil à aiguille, panacée de la défense nationale46 ». En 1867, la création de La Situation, quotidien du soir libéral dirigé par Antoine Grenier, vise même le regroupement de républicains que la montée de Bismarck inquiète. Bien que plurielles, ces critiques véhémentes de la guerre font saillie dans le discours ambiant. Elles ne sont pas dépourvues de mérite dans les années 1860 à 1870, « où un chauvinisme élémentaire suppl[ée] à toute pensée véritable, où une bonne partie de la presse chant[e] avec un lyrisme naïf les vertus du fusil à aiguille, du chassepot, et d’autres inventions techniques47 ». Enfin, là où d’autres journalistes mettent l’accent sur les implications concrètes et particulières de tel ou tel événement guerrier, le discours vallésien reste en prise directe avec l’actualité mais se signale par l’intérêt problématique qu’il accorde à la gloire, considérée comme une caution illégitime de la guerre. Dans Le Courrier du

Dimanche du 10 juin 186648, Prévost-Paradol s’inquiète de la durée de la guerre austro-prussienne et des conséquences concrètes d’un tel désastre. Pour Le Soleil49,

40 Cf. R. Bellet, « Polémiques sur la guerre et la paix 1860-1866 », Presse et Journalisme sous le

Second Empire, Paris, A. Colin, 1967, p. 266-271.

41 Ibid., p. 267.

42 Pierre Pillu, « L’arme et l’imagination de l’arme chez Vallès », Les Amis de Jules Vallès,

Rhétorique, politique, imaginaire, juin 1993, n° 16, p. 262.

43 Id.

44 Que Vallès a connu en pension.

45 R. Bellet, Presse et Journalisme sous le Second Empire, op. cit., p. 267. 46 Id.

47 Id.

48Cf. ibid., p. 268-269. 49 Cf. ibid., p. 271.

Rochefort dénonce essentiellement l’inégalité du rapport de forces qui a présidé au drame de Sadowa. Quant à Vallès, dans Le Courrier français du 15 juillet 1866, il réagit directement aux massacres guerriers qui ont eu lieu quelques jours auparavant, dans le cadre de la guerre austro-prussienne : les Autrichiens ont battu les Italiens à Custozza le 24 juin 1866, puis les Prussiens ont écrasé les Autrichiens à Sadowa le 3 juillet 1866. Au début de l’article, il fait explicitement référence à l’actualité étrangère en citant « Custozza » et « Sadowa » puis il restitue de manière très concrète la réalité de ces événements récents, clairement identifiés. Il décompte les effectifs de morts : « quatre-vingt mille », est-il en effet précisé à deux reprises. De plus, il n’hésite pas à insister sur les détails triviaux et sordides des champs de bataille – le sang qui caille au soleil, l’odeur pestilentielle et les lèvres bleues des cadavres en décomposition, les mères cherchant leurs enfants morts sur les lieux du combat – ou de la bataille elle-même : coups de crosse, mitraille, balles, lames tranchantes des baïonnettes et des sabres. Mais tout l’article aboutit au « procès de la gloire50 », comme l’indique une prétérition pathétique dans l’avant-dernier paragraphe. Si l’écrivain-journaliste devient juge, c’est pour condamner, au-delà des faits contemporains, la valeur cardinale et générique – cette fausse idole – qui en sous-tend et légitime la violence tangible. Preuve en est la double métaphore qui affilie, dans la dernière phrase de l’article, la mort sanglante à l’héroïsme. Il s’agit d’un « procès » de la guerre, dont les « intentions » sont évaluées à partir d’actes concrets, puisés dans l’actualité factuelle. Par-delà tel ou tel fait marquant de la politique extérieure, ce sont les représentations fautives de l’événement guerrier qui intéressent Vallès. La violence guerrière est, à tort, jugée plus acceptable en tant qu’elle servirait une quelconque gloire. Toujours est-il que le discours antibonapartiste sur le danger du « haut fait » transcende de loin les simples considérations liées à l’actualité politique, sans pour autant cesser de « toucher le concret51 », l’un des grands enjeux qui font le propre du journalisme vallésien selon Géraldine Muhlmann.

L’intertextualité explicite que mobilise l’écrivain-journaliste est à cet égard éloquente. Lorsqu’il se fait critique pour Le Progrès de Lyon en 1864, il se saisit de l’actualité littéraire pour approuver ouvertement la dénonciation de la guerre qui traverse l’œuvre républicaine d’Erckmann-Chatrian. Dans ce cas, l’événement guerrier ne date pas du Second Empire, mais il remonte à la Révolution française et au Premier Empire52. L’éloignement temporel des événements historiques importe peu pour Vallès, qui assigne en l’occurrence au discours littéraire une portée générale :

[N]ous nous rencontrerons au moins sur un terrain, la haine, la haine terrible de

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