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Expressions, locutions

DES NÉOLOGISMES ESPAGNOLS ET FRANÇAIS

6. Expressions, locutions

Le figement va au-delà de la composition et des expressions ou locutions peuvent apparaître ou être détournées, associant alors de l’ancien et du nouveau (voir Sablay-rolles 2000, 2009, 2015 et 2019).

6.1. Nouvelles expressions

Les créations d’expression ne sont pas très facilement observables, mais on en relève

néanmoins parfois des cas 29.

(110) être à l’Ouest (présent dans PR 2010, PL 2008 mais encore absent de PR 1995 et PL 1991), ne pas faire du huit mégabits (« ne pas être vif intellectuellement »), ne pas avoir la lumière à tous les étages (idem), montarseunapelícula (« se faire des films ») 6.2. Expressions détournées

Les détournements d’expressions sont plus fréquents. D’une certaine manière, ils s’appa-rentent aux amalgamations, avec, formellement, la superposition d’une expression figée

29. On relève aussi de nouveaux proverbes, mais contrairement à J. Tournier, nous ne considérons pas que ce sont des unités lexicales, puisque ce sont des phrases et pas des constituants de phrase. Ainsi deux slogans de la RATP lus sur des affichettes apposées dans des bus fin 2011 : « Qui a validé voyage l’esprit léger » et « Qui saute par-dessus un tourniquet peut tomber sur un contrôle au quai ».

et d’un élément nouveau qui se substitue à un élément de l’expression figée, et sémanti-quement un croisement des deux : le sens de l’expression détournée n’est constructible qu’avec l’identification de l’expression source (v. Sablayrolles 2015). Ces expressions présentant du nouveau dans leur signifiant et leur signifié relèvent de la néologie.

Dans certains cas, ces expressions servent de moules avec un grand nombre de détournements :

(111) droit dans ses bretelles / ses escarpins / ses chaussettes (//droit dans ses bottes « déter-miné »), costarunriñón / huevo (//costar un ojo (de la cara) « coûter les yeux de la tête / la peau des fesses / un bras ») (exemples non néologiques)

Dans d’autres cas, les détournements sont ponctuels, mais on observe parfois un début de série

(112) être les dindons de la paix, puis être les dindons de la crise (sur être le dindon de la farce), perroladrador, pocoblogueador (au sujet du chien robot de Sony, à partir de perro ladrador, poco mordedor), caramelosdefrutamadre (publicité pour les bon-bons Skittles, 20 minutos Barcelona, 21/04/15, à partir de de puta madre, indiquant – de façon peu élégante mais non moins divertissante – qu’en plus d’être excellents, ces bonbons sont aussi très fruités)

Conclusion

D’un point de vue morphologique, on observe donc une très grande variété

d’élé-ments qui apparaissent comme relevant de la néologie 30. Certains correspondent à la

définition des « mots », mais d’autres non, qu’ils soient de statut linguistique initial inférieur au ‘mot’ ou au contraire qu’ils soient plurilexicaux. Dans le premier de ces deux cas et parfois dans le second, la lexicalisation opère par conversion verticale, avec un changement de statut. Des segments phoniques, des morphèmes et aussi des syntagmes d’origine syntaxique se muent en lexies, en en acquérant les trois caracté-ristiques définitoires : être un signe linguistique, être une unité fonctionnelle et être liée à la mémoire. La différence avec les lexies mémorisées et les néologismes qui nous occupent c’est qu’ils sont mémorisables et pas encore mémorisés puisque nouveaux.

Mais ce sont bien sûr les autres catégories, préfixées, suffixées, composées, qui offrent le plus grand nombre de néologismes. Notre objectif, que nous pensons avoir atteint en énumérant (les) diverses matrices identifiables dans les différents types morphologiques de surface, est de montrer qu’il est nécessaire de bien faire le départ entre l’analyse mor-phologique, la structure des néologismes quand on les décompose en leurs différentes unités constituantes, et l’identification de la ou des matrices qui les ont produits.

30. Quand nos sources ne nous offraient pas d’exemples de néologismes récents, nous avons eu recours à des lexies plus anciennes, mais qui ont été néologiques, pour illustrer telle ou telle catégorie.

Deux remarques pour conclure et ouvrir des perspectives qui viennent complexifier ce que la présentation a simplifié pour la clarté de l’exposition. D’une part, contrairement à ce qu’avance Sablayrolles (2000), plusieurs matrices peuvent agir simultanément dans l’émergence d’un néologisme : une matrice formelle et une matrice sémantique peuvent se conjuguer et aussi présenter une dimension stratique, quand il y a emprunt, création sous influence d’une langue étrangère, etc. Pour cela nous renvoyons aux travaux de Koch (avec ou sans Gévaudan, 2000 et 2010) cités dans la bibliographie. Juste un exemple :

escorteuse est fabriqué par suffixation sur le verbe escorter (sans rapport direct avec le

nom de bateau qu’est l’escorteur), c’est un (faux ?) euphémisme pour nommer un type de prostituée, et cette lexie doit sans doute son existence au nom anglais escort girl. En espagnol, clubero, créé par suffixation, est sans doute influencé par l’existence de l’anglais

clubber. Pour l’autre remarque, nous renvoyons également en bibliographie aux travaux de

D. Corbin (1987, 1988 et 1990) qui a bien montré que des lexies comportant en surface un suffixe peuvent être créées par plusieurs opérations successives de suffixation avec des

troncations de suffixes. Si l’adjectif alcoolique « relatif à l’alcool » a la structure [[alcool]N

(ique)A]A, son homonyme ayant le sens de « en relation avec l’alcoolisme » a la structure

[[[[alcool]N(ique)af <+T> ]A(isme)af <+T>]N(ique) ]af <+T ]A correspondant à la série dérivative

alcool -> alcoolique A1 -> alcoolisme -> alcoolique A2 31. Ces deux dernières remarques, jointes à la nécessaire distinction de l’analyse morphologique et de l’identification de la ou des matrices incitent à la vigilance dans les travaux néologiques et à l’exigence de ne pas se contenter de réponses rapides et superficielles et encore à la méfiance envers des analyses automatiques qui passent par-dessus toute cette complexité de la lexicologie.

Julie Makri-Morel et Jean-François Sablayrolles

Université Lumière Lyon 2, CRTT et USPC, HTL UMR 7597

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