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Une exposition faite sous pression étrangère et qui s’adresse à l’étranger

B. Etude comparative de l’usage des artefacts

1. Une exposition faite sous pression étrangère et qui s’adresse à l’étranger

Il a été démontré en première partie que la manifestation viennoise avait été conçue sous pression internationale : parce que le monde adulait Vienne 1900 et que son exposition était le sujet d’une émulation, d’une course entre les grands musées internationaux, l’Autriche décide de prendre en main ce patrimoine avant que l’étranger ne se l’approprie et que la Vienne 1900 ne soit définitivement considérée comme une entité distincte de la Vienne actuelle. Mais cette constatation se double d’une autre supposition qu’il nous faut démontrer : la manifestation a été conçue comme un message pour l’étranger. Il s’agit en effet, via « Traum und

Wirklichkeit » de redorer l’image de la Vienne contemporaine en utilisant pour cela la

popularité de la capitale dans les années 1900.

a. Rétablir la place de Vienne sur la scène artistique internationale

Afin d’internationaliser l’impact de « Traum und Wirklichkeit », l’exposition est constituée en point de culminance du Wiener Festwochen de 1985. Le Wiener

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viennoise ayant lieu chaque année pendant cinq semaines consécutives, aux alentours de la mi-mai. Le 1er festival se tint en 1927. Interrompu pendant la guerre il reprend en 1951 alors que la ville est encore divisée entre les alliés vainqueurs. Or la réhabilitation du Wiener Festwochen visait à prouver au monde que les séquelles de la 2nde guerre mondiale ayant marqué la ville étaient surmontables : Vienne pouvait de nouveau concurrencer la scène artistique internationale. Derrière cela, il y avait aussi l’idée que si la capitale pouvait consacrer un budget à la promotion culturelle du patrimoine, c’était que l’Autriche était au point en ce qui concernait les secteurs prioritaires (politique, économique…) et que les tutelles extérieures n’étaient donc plus nécessaires. Ce festival valait, en quelque sorte, comme une déclaration d’indépendance de l’Autriche contemporaine. Les célébrations, de natures diverses (pièces de théâtre, expositions, défilés, concerts, concours, opéras, lectures…), ne reflètent pas seulement l’effervescence culturelle de la ville, mais ouvrent aussi celle- ci à d’autres cultures par l’invitation d’artistes contemporains d’horizons très différents. Un tel stratagème a pour conséquence la rapide internationalisation de la manifestation qui, déjà, dans les années 1980 bénéficie d’une bonne médiatisation à l’échelle mondiale. « Traum und Wirklichkeit », présentée comme évènement central du Wiener Festwochen 1985, peut alors bénéficier de cette aura de plus en plus transnationale. De 1984 à 1991, l’Intendante générale du festival est Ursula Pasterk. Bien qu’accusée d’avoir mené une politique artistique très socialiste (elle est membre du parti SPÖ), elle augmenta considérablement les moyens financiers et l’impact du festival. Les propos qu’elle tient dans la préface du catalogue programmatique du

Wiener Festwochen 1985 sont spécialement instructifs quant à la perception de

l’exposition « Traum und Wirklichkeit » par la municipalité viennoise :

« En tant que ville possédant une grande tradition culturelle, importante inspiratrice du développement du vingtième siècle et comme lieu de rencontre entre l’est et l’ouest, le Festwoche de Vienne a – contrairement à d’autres festivals d’été – une position particulière dont nous allons tenter de tirer parti un maximum à l’avenir. C’est là l’un des fils rouges du festival. L’un des thèmes central du Wiener Festwoche 1985 est la redécouverte internationale de la Vienne du tournant du siècle. Le pivot de celui-ci est la grande exposition « Traum und Wirklichkeit » présentée à

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la Künstlerhaus qui est déjà depuis la fin du mois de mars un point d’attraction central »218

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La ville est présentée comme charnière dans l’histoire de l’Europe et du monde. Ursula Pasterk est claire dans ses objectifs : elle souhaite redorer l’image internationale de la capitale et relever la fierté des Viennois. L’exposition apparaît donc comme la plaque tournante de la programmation de 1985. D’ailleurs, les trois- quarts des évènements du Wiener Festwochen entretiennent un lien avec celle-ci (Colloque « Ornament und Askese im Zeitgeist des Wien der Jahrhundertwende », pièces de théâtres mettant en scène les œuvres d’écrivains de la Jung Wien, série de concerts mettant en scène Schönberg, Malher, Von Brückner…)219

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b. Exposer la Vienne contemporaine

Nous avons découvert à quel point la composante étrangère a eu un impact sur la construction du discours expographique.

Ainsi, à plusieurs reprises, les concepteurs viennois font le choix d’intégrer le moule des clichés étrangers. L’exemple de la mise en accrochage des Sécessions est flagrant. Par ce parti-pris, les clichés – surtout culturels - sont nourris et solidifiés. La Vienne mythique de l’imaginaire international s’en trouve raffermie. Le principe est d’exciter les intérêts extranationaux, d’attirer les attentions - par la construction d’une Vienne ancienne – sur la ville actuelle et de stimuler ainsi le tourisme. L’emploi du modèle « Blockbuster exhibition » - détonnant avec les habitudes scénographiques autrichiennes des années 1980, plutôt inspirées par la sobriété du Bauhaus - est également une manière de s’adresser à la communauté internationale. L’import de ce schème muséographique américain en pleine mondialisation permet, en effet, de normer la manifestation, de la rendre appréhensible et comparable aux productions contemporaines concurrentielles : Vienne se retrouve projetée sur le devant de la scène culturelle internationale. Un autre principe constructeur de l’exposition, est

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Werner Urbanek (dir.), Wiener Festwoche 1985, Wiener Kultur, Vienne, 1985, p. 1. « Als Stadt mit einer

grossen kulturellen Tradition, von der wichtige Anregungen für die kulturelle entwicklung des 20 Jahrhunderts ausgegangen sind, und als Ort der Begegnung zwischen Ost und West hat Wien gegenüber anderen Festspielorten eine Sonderstellung, die wir in Zukunft in maximaler Weise zu nützen versuchen werden. Hier liegt eine Grundlage zur Unverwechselbarkeit dieses Festivals. Ein zentrales Thema der Wiener Festwochen 1985 ist das international wieder entdeckte Wien der Jahrhundertwende. Im Mittelpunkt steht die repräsentative Grossausstellung « Traum und Wirklichkeit » im Künstlerhaus, die ja schon seit Ende März ein Anziehungspunkt ist.»

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l’importance donnée au contexte socio-politique et économique urbain en tant que facteur déterminant de création. Les « immortels » de la Vienne 1900, sont présentés comme ayant bénéficié d’un contexte spatiale favorable au développement de leur génie et par-là, c’est Vienne en tant qu’entité autonome qui est immortalisée, mise hors-temps et donc actualisée par cette affiliation. La mise en valeur de la ville contemporaine passe également par l’appel à Hans Hollein, dont la scénographie spectaculaire n’est pas seulement perçue comme un écrin muséographique, mais aussi comme une œuvre d’art à part entière. Sa réputation, d’ailleurs, n’est plus à faire puisqu’en parallèle de la manifestation parisienne, une exposition lui est consacrée. En choisissant de faire appel à une telle personnalité, la municipalité trahit clairement ses ambitions de ramener les projecteurs mondiaux sur la Vienne contemporaine. Enfin, selon Nathalie Heinich et Michael Pollak, l’exposition avait également pour but de faire émerger « une vision mythique orientée vers la création d’une identité future »220. Il s’agit donc pour la ville de Vienne - dans la perspective

d’une revalorisation de son patrimoine - d’affirmer au monde son indépendance historique et artistique vis-à-vis de l’Allemagne nazie à laquelle elle était associée non seulement par le personnage d’Hitler – autrichien – mais également par le développement d’un mouvement pangermaniste au début du XXe

siècle.

Finalement, la Vienne des années 1980 est donc mise en exposition derrière la Vienne des années 1900 comme une ville en pleine renaissance culturelle et muséographique.

c. Assouvir les ambitions d’un musée municipal

L’exposition a aussi été conçue dans l’optique de faire rayonner le musée historique de la ville de Vienne, institution municipale. Ainsi, il a été mis en évidence que l’exposition viennoise était quasiment intégralement conçue avec des moyens « locaux ». Cela inclut le fait que seules les collections viennoises, et spécialement les collections municipales, furent exposées. Or, la mise en valeur de ses propres collections confère un prestige international au musée historique de la ville de Vienne, car la possession d’œuvres de grande réputation témoigne de la sûreté de son goût, de ses connaissances et de sa haute valeur intellectuelle. De plus, en traitant le premier un sujet mondialement convoité, le Musée municipal se pose en lanceur de tendances et par là s’inscrit dans la lignée des musées les plus à la page

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des années 1980 : il concurrence sérieusement le Centre Georges Pompidou, le MoMa, la nationale gallery londonienne et le musée de Tokyo…n’est-ce pas là une consécration ? La mise en lumière de personnalités et d’évènements plus locaux aurait alors pour but d’élargir le champ de l’intérêt tout en consacrant la modernité de l’institution, car un musée contemporain n’est plus seulement un lieu de conservation et de valorisation des collections, mais également un laboratoire de recherche. Dans cette perspective, l’importance accordée à l’exactitude du discours historique et l’organisation d’un colloque Ornament und Askese im Zeitgeist des Wien der

Jahrhundertwende221 (3 au 7 juin 1985) se comprend.

Enfin, cette réappropriation globale de la Vienne 1900 mise au service de la Vienne des années 1980, est accompagnée de la réintégration de certains éléments controversés à la culture viennoise tels que, par exemple, de grandes figures du cinéma des années 20 ayant effectué leurs carrières hors d’Autriche et pourtant rassemblés en une salle de conclusion. Ces réintégrations charismatiques visent l’élargissement du champ de popularité de la culture viennoise.