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1-1 L'exploration organique

-La libération du corps

Cronenberg n'a jamais cessé de sonder l'intériorité des êtres, que cette intériorité soit physique ou psychologique. Ancien étudiant en biologie, le cinéaste a gardé intact l'intérêt qu'il porte, depuis son premier film, au corps et à ses possibles mutations. C'est, d'ailleurs, pour cette raison que le cinéma gore, en plein effervescence au milieu des années soixante-dix a longtemps été son genre de prédilection. Dans ses Entretiens avec Serge Grünberg, le réalisateur de Vidéodrome était revenu sur ses débuts dans le gore avec Frissons, son premier film de genre, après les expérimentations de Stereo et de Crimes of the future :

Ce n'était pas vraiment un choix conscient. Il me paraissait tout naturel d'écrire une histoire de science fiction ; je peux théoriser là-dessus aujourd'hui, mais peut-être pas à l'époque. Je crois que le corps humain est le fait fondamental de l'existence. Pour moi, tout découle de cela : la philosophie, la religion. Tout vient du corps et de la mortalité de l'homme. Même dans mes premiers écrits, lorsque j'étais enfant, la mort et la conscience de la mort étaient très présentent. Il m'a donc paru tout à fait normal de traiter du corps et de ce qui lui arrive. Pour moi, inventer une fantasmagorie, créer des métaphores du corps et des choses qui se passent dans le corps, et faire que des parties internes du corps sortent du corps afin qu'on puisse les regarder et assumer tout cela. Ça me mène au genre de l'horreur organique, disons, qui n'était sans doute pas vraiment

reconnu alors, mais dans le contexte de ce que j'allais faire plus tard, je crois que tout devient assez évident. 187

Frissons n'est pas un simple film d'horreur, avec son lot de scène ultra-violentes et d'effets

sanguinolents ; c'est une exploration des possibilités du corps qui, délesté du poids de la conscience, gagne en force et en puissance. Ce n'est pas la mortalité, et le fait de se vider de ses organes (comme dans d'autres œuvres du cinéastes que nous évoquerons par la suite) qui est au centre du film mais le désir de devenir un surhomme au sens nietzschéen du terme. Tel Zarathoustra, dans le roman éponyme de Nietzsche, les personnages de Frissons sortent du cadre moral que la société et la religion leur a imposés pour jouir de la toute puissance de leurs corps. Même si, pour rependre les propos tenus par Giorgio Colli, dans ses Écrits sur Nietzsche, nous pouvons affirmer que le surhomme nietzschéen est moins une doctrine qu'un mythe, il n'en demeure pas moins attaché à un idéal antireligieux188. Or, si Dieu est mort, la notion de ''Divin'' n'est pas totalement absente de la

pensée de Nietzsche puisque, l'homme, comme l'a judicieusement fait remarquer Jung, dans

Psychologie et religion, aurait la possibilité d'être son propre Dieu :

Nietzsche n'était pas athée, mais son Dieu était mort. La conséquence de cette mort de Dieu fut que Nietzsche lui-même se dissocia en deux et qu'il se sentit obligé de personnifier l'autre partie de lui même tantôt en "Zarathoustra" tantôt, à d'autres époques, en "Dionysos", le Dionysos démembré des Thraces. La tragédie de Ainsi parlait Zarathoustra est que, son Dieu étant mort, Nietzsche devint un Dieu lui- même et cela advint précisément parce qu'il n'était pas athée.189

Cette volonté démiurgique nietzchéenne passe, dans Frissons mais aussi dans Rage et La

Mouche, par la transformation des corps. La transgression de la morale et de l'éthique n'est possible

187 Serge Grünberg, David Cronenberg, Entretiens avec David Cronenberg, op.cit., p. 38. 188 Giorgio Colli, Écrits sur Nietzsche, Paris, éditions de l'éclat, 2017, p. 97.

que si le corps lui-même est ''transgressé ''. Dans Frissons, c'est une fois contaminés par le parasite que les corps se libèrent. Cronenberg, à travers l'exemple de Nicholas, seul personnage dont on suivra les mutations physiques, interroge l'incidence qu'un parasite peut avoir à la fois sur le corps et l'esprit d'un homme. Le processus de transformation est parfaitement gradué, ce qui permet au cinéaste d'éviter la surenchère inhérente au genre. Au départ, le personnage crache du sang. On le voit d'abord, de dos, surcadré par la porte de sa salle de bain et appuyé sur sa baignoire, en train de vomir. Le hors-champ nous laisse imaginer le pire alors que le plan suivant ne nous présente, en gros plan, qu' une simple tâche de sang. Dans la deuxième scène, par ailleurs assez humoristique, Nicholas ouvre sa fenêtre pour cracher du sang sur le parapluie d'une vieille femme qui pense qu'un oiseau vient de s'écraser. À cet instant, le spectateur découvre, au sol, le mystérieux parasite qui a infecté le jeune homme. Cette apparition d'un parasite, à mi-chemin entre le phallus et l'excrément, bien qu'elle soit risible, métaphorise l'une des thématiques majeures du cinéma cronenbergien : le lien entre éros et thanatos. L'excrément représente ce que le corps rejette. Il est donc, pour reprendre les analyses d' Alberto Eiguer, dans Le Cynisme pervers, du côté de la mort :

J'attire l'attention principalement sur la nature ''morte'' des fèces, plus que sur l'odeur, le sale, comme on le pense d'habitude. En outre, l'homme primitif a dû s'apercevoir assez tôt de la nature inerte des excréments , ce qui les dispose à les éloigner de lui et à les jeter. Il les rejeta probablement à cause du sens symbolique qui s'en dégageait, avant de comprendre que les excréments pouvaient nuire à la santé- infections, contamination- chimique... 190

Les excréments ''métaphoriques'' ingurgités et recrachés par le personnage ont, de par leur forme, un caractère foncièrement contaminant or Cronenberg refuse de les considérer comme de simples bactéries. Il préfère les anthropomorphiser comme l'attestent les paroles de Nicholas qui 190 Alberto Eiguer, Le Cynisme pervers, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 25.

leur demande de sortir de son corps. Le personnage, dont le ventre, filmé en gros plans, bouge et gonfle, souhaite voir les organismes qui l'habitent. Le dégoût a laissé place à un désir scopique teinté d'onanisme. Le personnage est excité par ce qui sort de son corps. Le parasite ensanglanté est devenu un objet érotique au même titre que les excréments dans la pornographie scatophile. En ingurgitant et en régurgitant cet objet répugnant, les personnages de Frissons convoquent tout un imaginaire de la coprophagie que vient renforcer la forme du dit objet. Lorsque le parasite sort enfin de la bouche de Nicholas, il est filmé en gros plans, tel un substitut phallique dans une scène orale de film X. Ce n'est plus le corps, dans toute son ''extériorité '' qui est attirant mais ce qui en sort. La ''pornographie'' a contaminé le ''gore'' bien que ces deux genres, comme on a pu le voir précédemment, montrent ce qui est généralement caché dans les autres films.

Le phallus-excrément de Frissons ou le symbole de la contamination sexuelle.

Le scénario de Frissons, si l'on en occulte sa dimension critique, aurait pu être celui d'un film pornographique. Mais Cronenberg, en reprenant à son compte les théories de Wilhem Reich, libère la sexualité, et par son intermédiaire le corps, du carcan dans lequel la société l'a enfermée. Le sexe perd son statut d'interdit, de tabou pour devenir le centre névralgique d'un nouvel ordre.

Dans Le cinéma d'horreur et ses figures, Eric Dufour explique ce passage de l'anormalité sexuelle à la création d'une nouvelle forme d'humanité :

C'est cet ordre qui va être mis à mal par un parasite qui, en investissant les corps, dérègle la sexualité et, partant, l’ordre social. C'est que, métamorphosés par les parasites, les gens se laissent aller à leurs envies immédiates- ce qui d'ailleurs permet de montrer ce qui ne s'inscrit pas dans les normes : lesbiennes, pédés, etc. Mais, surtout, ce dérèglement, qui apparaît au début n'être qu'un changement de degré et de nature (puisqu'il se manifeste essentiellement dans un excès de sexualité), et qui surtout est complètement contingent, n'étant nullement prémédité, va non seulement bloquer le fonctionnement de la société, mais, altérant les comportements de chacun sans lesquels l'ordre social n'existe pas, dissoudre totalement cet ordre lui-même. Ce sont les images, à la fin où l'on voit les voitures partir de l'hôtel, pour aller faire éclater l’ordre partout ailleurs.191

Dans Rage, Cronenberg expose le corps de Marylin Chambers, actrice de films X connue pour son rôle de victime de viol collectif dans Derrière la porte verte, classique du porno américain des années soixante-dix. Si, dans ses rôles traditionnels, Chambers exhibe son sexe ouvert, perpétuellement dans l'attente d'une nouvelle pénétration, dans Rage, les quelques plans, montrant la jeune femme nue, confèrent au film de Cronenberg, un aspect érotique qui évoque plus les œuvre de Jesus Franco ou de Jean Rollin que les productions pornographiques de l'époque. Rose, l'héroïne du film incarnée par Chambers, dévoile ses seins lors de brèves scènes d'auscultation à la clinique du docteur Keloïd. Au début du film, seule sa poitrine est mise en avant, sa blessure, que Cronenberg prend soin de ne pas montrer directement, est évoquée à travers plusieurs gros plans sur des tâches de sang qui s écoulent tout au long de son bras. Comme dans Frissons, le cinéaste ne cherche pas à montrer directement la monstruosité de ses corps en mutation. Le suspens, propre au

genre du film d'épouvante, empêche l’œuvre, bien moins violente et sanguinolente que ce que sa réputation laissait supposer, de rentrer directement dans la catégorie du ''gore'' où l'on a eu trop souvent tendance à l'enfermer. Cronenberg n'expose pas, de manière directe, l'intériorité des corps. Les premiers crimes de Rose sont filmés en plans moyens ( le vieil homme de l'étable, Judith) de manière à ce que le spectateur n'aperçoive pas son ''dard vampire''. Les attaques sont brèves, le cinéaste, contrairement à bon nombre de réalisateurs issus du gore tels que Herschell Gordon Lewis, l'auteur de 2000 Maniacs, ou encore Joe d'Amato, ne filme pas la longue agonie des victimes.

Cronenberg ne s'intéresse pas tant aux corps des victimes qu'à celui de son héroïne qui prend conscience, au fur et à mesure de l'avancée du film, de sa monstruosité tant physique que psychique puisque son dard fait d'elle une meurtrière avide de sang. L'intérieur du corps de Rose, bien qu'il soit au centre de l'intrigue du long-métrage, n'est pas un objet surexposé. Le spectateur le découvre progressivement même si sa première apparition, à travers un gros plan sur le trou percé dans le bras de Rose, apparaît comme un insert ''pornographique''. L'excroissance sur le bras de la jeune femme ressemble à un anus que Cronenberg filme de la même manière qu'il filmera, plus de vingt ans après, les orifices d'Existenz. Une excroissance, de forme phallique, sort alors de ce trou, de manière à figurer ce qui représente une forme de réappropriation des codes de la représentation pornographique traditionnelle. Ce n'est plus le pénis qui rentre dans le trou (qu'il soit vaginal ou anal) mais le trou qui éjecte le pénis. Bien que l'on ait évoqué précédemment, notamment à travers les analyses de Sam Bourcier, le caractère foncièrement queer de la représentation sexuelle dans

Rage, il semble que Cronenberg cherche moins à exposer un corps pénétrant (Rose aspire le sang

mais ne pénètre pas réellement ses victimes, du moins au sens ''sexuel'' du terme) qu'un corps qui se pénètre lui-même de l'intérieur. Le trou ne ferait que cacher ce ''nouveau phallus'' de la même manière que le prépuce recouvre le gland du pénis. À la fois anus et prépuce, l'orifice du film de

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