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Existe-il un décalage entre les représentations qu’ont les enseignants du triangle pédagogique

5. Analyse et interprétation des résultats

5.2 Existe-il un décalage entre les représentations qu’ont les enseignants du triangle pédagogique

5. Analyse et interprétation des résultats

Dans cette partie nous confrontons les résultats obtenus aux éléments théoriques du chapitre 2 afin de répondre à notre question de recherche : quelles sont les raisons pédagogiques qui poussent certains enseignants romands à travailler dans des écoles alternatives ? Pour cela, nous répondons d’abord à nos sous-questions de recherche : les conceptions des enseignants interrogés révèlent-elles un décalage entre leur triangle pédagogique idéal et le triangle qu’ils associent à l’école publique (5.2) ? Si oui, en quoi les écoles alternatives se proposent-elles comme solutions à ce décalage et ces solutions sont-elles en lien avec les tensions et réponses de la forme scolaire (5.3) ?

Avant cela, nous rappelons encore une fois que notre travail étant basé uniquement sur les conceptions de sept enseignants, il nous est impossible de prétendre à une généralisation quelle qu’elle soit. Notre recherche vise seulement à comprendre les raisons qui ont poussé ces enseignants en particulier à préférer travailler dans une école alternative plutôt qu’à l’école publique, ainsi qu’à mettre en lumière leurs opinions et points de vue sur les relations entre les différents acteurs de l’éducation. Il s’agit d’une analyse de cas et non de la recherche d’une vérité générale.

5.1 Influence du parcours personnel des enseignants

Il paraît important également, avant de commencer l’analyse des résultats proprement dite, de clarifier certains points concernant les enseignants interrogés. En effet, ainsi que nous l’avons précisé dans le tableau 3, les enseignants présentent tous des parcours très différents, que ce soit au niveau de leur formation, du pays dont ils sont originaires ou de leur expérience en tant qu’enseignant. A la lumière des résultats obtenus, nous pouvons établir que la plupart de ces différences de parcours ne paraissent pas être significatives dans le cadre de ce travail. La seule à avoir véritablement une influence sur les résultats semble être le fait d’avoir ou non enseigné à l’école publique.

5.2 Existe-il un décalage entre les représentations qu’ont les enseignants du triangle pédagogique idéal et l’école publique ?

Pour répondre à cette question, nous allons d’abord nous intéresser au triangle pédagogique idéal, puis au triangle à l’école publique tel qu’ils sont décrits par les enseignants interrogés, avant de comparer leurs représentations.

5.2.1 Le triangle pédagogique idéal

Ainsi que nous l’avons constaté dans le sous-chapitre 4.2.1, trois profils se détachent parmi les enseignants interrogés. Nous les détaillons l’un après l’autre :

Le triangle idéal d’E1, E5, E6.1 et E6.2

Ils considèrent l’axe apprendre comme étant essentiel et rejoignent en cela le triangle de l’Education nouvelle tel que l’a décrit Vellas (2007). En effet, les propos de ces enseignants se recoupent avec

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Ferrière (1937, cité dans Avanzini, 2003) qui préconise que ce qui motive l’élève à apprendre et à progresser doit venir de lui-même et non de l’extérieur. C’est cette volonté intrinsèque qui le poussera ensuite à l’activité et à l’autonomie, autre élément cité par chacun de ces enseignants comme étant essentiel. Cette vision du triangle place l’enseignant à la place du mort (Vellas, 2007), ce qu’ils confirment lorsqu’ils expliquent que l’enseignant doit se mettre en retrait, être un soutien dont les élèves auraient au fil du temps, de moins en moins besoin.

Les autres axes sont importants également pour ces enseignants, surtout former. Mais ils sont toujours au service de l’axe apprendre. Les processus enseigner et former visent avant tout à permettre à l’élève de construire une relation autonome avec le savoir, mais aussi avec les autres élèves. En effet, le but final de ces enseignants est de créer un environnement où l’enseignant devient de plus en plus inutile et où les enfants sont en autorégulation, autant du point de vue social que cognitif. Ils rejoignent Freinet dans l’idée que l’école est une société dans la société dont les élèves sont les citoyens qui s'autogèrent (Peyronie, 2013).

Le triangle idéal d’E2 et E4

Ils favorisent l’axe apprendre, tout comme les enseignants cités précédemment et correspondent donc également au mouvement de l’Education nouvelle en cela (Vellas, 2007). Cependant, ils ne mettent pas aussi catégoriquement l’enseignant à la place du mort ce qui correspond davantage à la pédagogie Steiner (Ulrich, 2013) à laquelle ils s’identifient tous les deux. Cette dernière, tout en privilégiant l’axe

apprendre, considère l’axe former comme extrêmement important également. En effet, la relation

enseignant - élève, chez Steiner comprend l’idée d’un enseignant « guide spirituel »

(Ulrich, 2013, p.235), notion qui n’est pas présente chez E1, E5, E6.1 et E6.2. Cette place différente accordée à la relation former se répercute sur le fait que l’enseignant ne se met pas autant en retrait dans leur triangle idéal que chez les autres enseignants privilégiant l’axe apprendre.

Le triangle idéal d’E3

On serait tenté de rapprocher E3 de certains modèles pédagogiques cités par Houssaye (2014) et Vellas (2007) comme favorisant l’axe former, à savoir les pédagogies libertaires ou non directives (Gremont & Tardif, 1996) mais elle n’a décrit aucune pratique correspondant à un tel modèle pédagogique. Ses propos démontrent plutôt une vision de l’école dont l’élément central serait de construire le bonheur de l’élève au travers d’une relation enseignant - élève basée sur la confiance mutuelle, ainsi qu’une envie de gommer la hiérarchie généralement sous-entendue par le contrat didactique liant l’élève à l’enseignant. Cela la rapproche plutôt de Rousseau qui critique la relation verticale liant l’enseignant à l’élève dans la pédagogie traditionnelle (Soëtard, 2013).

5.2.1.1 Synthèse

Le triangle pédagogique idéal de chacun des enseignants interrogés s’inscrit dans le mouvement de l’Education nouvelle, mais en prenant ancrage dans des modèles pédagogiques différents. Ils ont tous

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pour point commun la présence de l’élève dans la relation privilégiée. En effet, que ce soit E3 qui favorise l’axe former ou les autres enseignants qui privilégient apprendre, ils placent tous l’élève au centre de leurs préoccupations. C’est le principe de base du mouvement de l’Education nouvelle qui n’est pas centré sur l’enseignant, ni sur le savoir, mais sur l’enfant (Gremont & Tardif, 1996).

5.2.2 Le triangle pédagogique à l’école publique

Ainsi que nous l’avons vu dans les sous-chapitres 2.3.2 et 2.3.3, ni l’accord intercantonal HarmoS (2007), ni les lois cantonales (LIP, 2015 ; LEO, 2011 ; LEP, 2013 ; LS, 1985 ; LOS 1984 ; Loi sur l’école obligatoire, 1990) ne donnent de directives quant à l’utilisation d’une méthode pédagogique particulière à l’école publique. Ceci devrait, en théorie, permettre à chaque enseignant d’y privilégier l’axe du triangle pédagogique qu’il souhaite. Cependant, les explications des enseignants interrogés montrent que dans la réalité ce n’est pas aussi simple : en effet, si nous n’avons pas pu déterminer de

« triangle pédagogique public »sur la base de nos résultats, il est malgré tout possible de dégager un

certain nombre d’éléments que nous allons développer plus bas.

Dans cette partie, nous ne prenons pas en compte E2 et E5 de par le fait qu’ils se sont peu exprimés au sujet du triangle pédagogique à l’école publique, résultat qui s’expliquerait, comme nous l’avons dit, par le fait qu’ils n’y ont jamais enseigné.

Une vision commune

Les différences entre les visions du triangle pédagogique idéal des enseignants semblent n’avoir que peu d’influence sur leur conception du triangle pédagogique à l’école publique. Effectivement, E3 (qui privilégie l’axe former) pointe les mêmes difficultés et frustrations qu’E1, E4, E6.1 et E6.2 (qui favorisent l’axe apprendre). Ainsi, les dires des enseignants révèlent une vision commune du triangle pédagogique à l’école publique, alors même que leurs idéaux ne sont pas tous exactement identiques. E1, E4, E6.1 et E6.2 ont une position partagée à l’égard de l’école publique. En effet, ils s’en déclarent insatisfaits mais en même temps, expliquent qu’il existe de nombreux enseignants qui y font du bon travail. Il faut, ainsi que nous l’avons constaté, différencier dans leurs propos deux visions du triangle pédagogique à l’école publique.

La première vision, illustrée par le tableau 7, met l’axe enseigner en avant. Cela correspond au triangle

de la pédagogie traditionnelle (Vellas, 2007) qui met l’élève à la place du mort. Ce dernier point

concorde également avec les résultats des entretiens puisque les cinq enseignants expliquent que l’élève n’est pas pris en compte à l’école publique. De plus, ils disent que l’élève n’est pas encouragé à être actif et semble avoir peu l’occasion de découvrir le savoir par lui-même : il est généralement confronté aux réponses toutes faites données par l’enseignant. On retrouve l’image de l’ardoise vierge que l’enseignant va remplir à son gré (Morandi, 1997).

Parallèlement, les enseignants précisent à plusieurs reprises que l’on peut faire du très bon travail selon leurs critères, au public. Sur la base de leurs propos, il semblerait qu’il soit effectivement possible de

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créer une relation privilégiée entre l’élève et l’enseignant à l’école publique. Malgré tout cela reste difficile puisque trois enseignants se déclarent insatisfaits de la forme que prend cette relation. Quant à l’axe apprendre aucun enseignant ne l’a évoqué explicitement comme étant mis en place de façon satisfaisante à l’école publique. Cet axe paraît être le plus difficile à favoriser, sans que ce soit entièrement impossible pour autant, si l’on considère que lorsque les enseignants E1 et E6.1 disent que l’on peut faire du « très bon travail » à l’école publique, cela implique que l’on puisse aussi favoriser l’axe qui leur tient le plus à cœur, à savoir apprendre.

Cette double vision semble s’expliquer de deux manières : la première étant que le savoir paraît jouer le rôle d’obstacle à la mise en place d’un triangle favorisant un axe autre qu’enseigner. En effet, si l’on s’intéresse à ce que les enseignants qui en parlent, à savoir E1, E2, E3, E4 et E5 disent, c’est cela qui en ressort : à l’école publique, ils voient le savoir comme une contrainte, quelque chose de fixe, d’immuable, qu’il est difficile de s’approprier ou d’adapter, que ce soit pour l’enseignant qui ne peut pas l’amener de la façon qui lui convient ou pour l’élève qui n’y trouve pas de sens. On peut ici aussi faire un rapprochement avec la pédagogie traditionnelle (Morandi, 1997), au travers de l’idée d’un programme détaillé auquel il faut se conformer, identique pour chacun des élèves de la classe. Cet élément est appuyé par E4 lorsqu’il dit trouver difficile d’enseigner avec un programme aussi détaillé que celui qu’il avait à l’école publique.

Le savoir rend difficile un enseignement ne favorisant pas l’axe enseigner mais pas impossible. Cela, grâce à l’enseignant, semble-t-il. En effet, si le savoir paraît jouer le rôle d’obstacle à l’école publique pour cinq des sept enseignants interrogés, ils sont six à dire qu’il existe des enseignants qui font du très bon travail. Dans cette optique, l’enseignant serait l’élément décisif qui permettrait de contrebalancer la rigidité du savoir. Il paraît effectivement être le seul acteur à avoir une marge de manœuvre à l’école publique : suivant le comportement qu’il adopte, il peut privilégier une relation du triangle pédagogique plutôt qu’une autre. S’il ne fait pas d’efforts particuliers, il se trouvera dans l’axe enseigner, mais il est également en mesure de favoriser l’un des deux autres axes s’il s’investit dans ce sens. E3 et E6.1, par exemple, l’ont fait quand elles travaillaient à l’école publique, mais E3 précise que c’était compliqué. Il existe donc bien des éléments qui, sans rendre impossible un enseignement privilégiant un axe autre qu’enseigner, le rendent difficile.

5.2.2.1 Synthèse

Ainsi, alors qu’il est, comme nous l’avons dit, difficile de déterminer avec certitude à quoi ressemble le triangle pédagogique à l’école publique, nous constatons tout de même qu’une vision du triangle proche de celle de la pédagogie traditionnelle (Vellas, 2007) est implicitement encouragée, selon les enseignants interrogés.

Seul l’enseignant a une certaine marge de manœuvre à l’école publique et c’est donc lui qui joue le rôle décisif : selon son comportement, il peut favoriser un axe du triangle pédagogique plutôt qu’un autre.

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Cependant, tous les axes ne sont pas aussi faciles à privilégier les uns que les autres. Cela dépend en grande partie du degré d’investissement de l’enseignant.

5.2.3 Le décalage entre l’idéal des enseignants et le système public

Il existe effectivement dans les conceptions des enseignants ayant travaillé au public un décalage entre le triangle pédagogique idéal et le triangle pédagogique à l’école publique.

Le lien entre l’idéal des enseignants et le mouvement de l’Education nouvelle est évident. Celui entre la pédagogie traditionnelle et l’école publique peut se faire également, mais avec davantage de prudence : en effet, les enseignants précisent bien que le triangle traditionnel n’est pas une fatalité à l’école publique, bien qu’il semble être fortement encouragé de manière implicite.

5.3 En quoi les écoles alternatives se proposent-elles comme solutions à ce décalage