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2-2- Etudes des mots : les tableaux de retraitement conceptuel

PARTIE III : LES RESULTATS

III- 2-2- Etudes des mots : les tableaux de retraitement conceptuel

Pour amorcer cette étude, qui fait appel à la méthode du professeur Honeste Marie-Luce, où la théorie implique le cognitif et le culturel dans les analyses, nous avons donc débuté par l'élaboration de quelques tableaux incluant quelques mots, et grâce auxquels nous pourrons procéder à l'analyse comparative via les transferts linguistiques.

Notons tout d’abord que tous les tableaux qui suivent sont inspirés de Honeste, 2011. Enfin, ces tableaux qui vont suivre se déclineront de la façon suivante :

- La colonne 1 « Forme linguistique » présente le mot ou l’expression étudiés ;

- La colonne 2 « Points d'ancrage cognitifs » indique les éléments « prégnants » issus de l’expérience cognitive initiale de la chose observée : ils relèvent de l’expérience sensorielle elle-même (apparence physique, comportement), ainsi que de ses effets sur l’observateur (ressenti psychologique tels : plaisir, crainte, dégoût, admiration, etc. ; évaluation morale ; utilité, etc.) ;

- La colonne 3 « Mode de retraitement » précise la façon dont l’environnement culturel et social des observateurs va intégrer les ressentis initiaux du tableau 1 : extension de la dénomination à d’autres êtres ou objets (« polysémie » en lexicologie traditionnelle), évaluation morale de l’expérience (connotation positive, négative ou neutre) ;

- La colonne 4 « Traits retenus en langue » concerne l’insertion linguistique de cette expérience socialisée (déjà réinsérée dans la culture de l’observateur), sous la forme de traits sémantiques qui vont construire le signifié de langue du mot.

Dans ce Tableau 1, nous avons choisi le vocable Missile. Nous remarquons ici que ce mot est présent aussi bien dans le français de France (Français de référence), que dans le français du Gabon. Cela revient à dire que son existence révélée ici par son usage dans les deux communautés, est bel et bien avérée. Néanmoins il convient de dire ici, que nonobstant son existence dans les deux types de français c’est-à-dire que les gabonais au Gabon d'une part et les français d'autre part ont certes, connaissance de ce mot-, français et gabonais ne lui affectent pas toujours exactement la même valeur sémantique ou la même faculté de désignation.

Le Tableau 1 montre que le mot existe dans les « deux français ». On parle bien de Missile dans le français de France, et aussi dans le français du Gabon. Sachant que Missile désignait initialement un projectile quel qu'il soit. Aujourd'hui cette désignation qui, contrairement en anglais, est actuellement obsolète en français ; mais que l’on peut trouver dans des ouvrages datant d'entre les deux guerres mondiales. Ainsi la règle généralement utilisée de nos jours veut que le terme Missile soit affecté à des engins propulsés. Cette première considération, qui nous renvoie ici au sens premier de ce vocable, est certes, aussi en usage au Gabon, mais avec parfois un autre

domaine d’emploi. C'est dans cette optique que nous constatons qu'au Gabon, le mot Missile prend

un autre sens. En effet pour les gabonais, il désigne aussi une « attaque mystique », aussi nommée « fusil nocturne » en français du Gabon, ou « lancement d’un sort » en français de France, c’est-à-dire quelque chose qui relève de la métaphysique (au-delà du naturel, voire du rationnel). Cela peut paraître un peu étrange pour un européen, mais non pas pour un africain vivant, ou toute autre personne ayant vécu en Afrique. C'est effectivement à ce niveau précis, que l'apport de la théorie de Honeste devient plus qu'intéressant. Comme elle le suggère dans ses analyses, l'aspect culturel est à prendre en compte dans le transfert linguistique. En l'occurrence ici, nous voyons que le gabonais dans son emprunt du mot Missile a en effet intégré comme « point d'ancrage cognitif » la notion de « projectile dangereux », qui fait appel à son intellect ; il intègre aussi le « mode de retraitement », qui décrit le processus d'appropriation du mot dans le domaine de la sorcellerie ; et enfin les « traits

Tableau 1

Forme linguistique Sens/Désignation PAC MR TRL

Français de France Missile arme de guerre de type projectile Dangerosité et caractère de projectile

dénomination d'un projectile dangereux dans le domaine des

armes

Arme + Dangerosité + projectile

Français du Gabon Missile sort jeté Dangerosité et caractère de projectile

dénomination d'un projectile dangereux dans le domaine de la sorcellerie pratique de sorcellerie + projectile

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retenus en langue », qui est la réutilisation des « points d'ancrage cognitifs » sous la forme de sort maléfique jeté vers une personne à qui on veut du mal. Prenant en compte tous ces points dans le cheminement de la création de sens dans la langue, ou mieux encore dans sa langue, nous voyons que l'aspect culturel vient y apporter un tournant décisif. Le fait qu'en Afrique, et au Gabon en particulier, le côté surnaturel du monde est omniprésent ; le fait qu'au Gabon la mort par exemple n'est pas toujours le fruit de « l’ordre naturel », mais que le surnaturel et l'irrationnel sont aussi à prendre en compte. C'est cela qu'Honeste dit « Le relevé des traits en langue montre que les points d'ancrage

perceptifs donnent lieu à des traits de nature variée, indices de la nature complexe de l'expérience (...).On comprend alors qu'on a pas affaire à une perception objective d'un phénomène immédiatement inséré dans l'ensemble des connaissances de la communauté (...).Le système culturel, conceptuel et linguistique dans lequel s'inscrit l'expérience constitue un filtre au moment de l'observation et canalise sa conception ». Honeste (2005 :12). Ainsi, le gabonais peut se servirde sa culture du monde surnaturel pour nommer les « attaques » et « assauts mystiques » pour les désigner dans le naturel, en utilisant le mot ou expression de la langue française qui se rapproche au plus près du sens qu'il veut donner. Missile qui est un projectile et une arme peut désigner « arme » aussi dans le monde surnaturel gabonais.

-Dans ce Tableau 2, où c'est cette fois-ci le trait linguistique retenu est papa. Tout comme pour le Tableau 1, le mot existe bel et bien dans le français de France et dans celui du Gabon. Mais une fois encore, nous constatons néanmoins quelques dissemblances sur le plan sémantique. En effet en France le vocable papa désigne l'appellation affectée au géniteur. Au Gabon, cette considération existe aussi, mais il est à noter que le sens du mot chez les gabonais peut et est souvent grossi, et de ce fait, dépasse le seul cadre du père ou du géniteur pour embrasser toute autre personne à qui l'on témoigne d'un respect similaire à celui que l'on réserve à son père. Ainsi, on peut attribuer le mot

papa à un oncle, ou à toute autre personne qui ne serait même pas issue de notre famille comme un

ainé dans le quartier, dans le village, ou à quelqu'un de la même génération que son propre père. Ici encore, nous voyons que même si le cheminement du retraitement conceptuel est identique au niveau cognitif, c'est-à-dire au niveau du référent intellectuel, de notre imagination ; et même si le mode de retraitement, tout comme les traits retenus en langue sont les mêmes, le potentiel d’applications du mot change quelque peu.

Nous constatons alors là que la valeur sémantique ou le champ de définition du mot au final comporte des dissemblances. En France, le mot papa a un champ plus restreint, alors qu'au Gabon son champ est plus vaste. À ce niveau, nous pouvons en effet nous demander si la culture, une fois encore, aurait un rôle à jouer dans cette distanciation. La réponse à notre niveau est bien sûr affirmative ; oui la culture dans chacune des communautés ou chacun des pays interfère vraisemblablement.

En France, nous avons affaire à une cellule familiale restreinte. Les familles en France sont composées « majoritairement » ou sinon presqu'exclusivement d'un père, d'une mère et des enfants. Au Gabon, par contre on parle de famille élargie. Ce sont des familles composées souvent d'un père, d'une mère, des enfants, des neveux, des oncles, des cousins germains, des cousins et des grands parents. Il faut parfois même ajouter à cette liste des amis et voisins de longues dates. Encore plus

Tableau 2

Forme linguistique Sens/Désignation PAC MR TRL

Français de France Papa père (familier) relation géniteur / progéniture

dénomination d'une relation respectueuse et

affectueuse dans le domaine des liens de

parenté

relation au géniteur + respect + affecttion

Français du Gabon Papa personnalité respectée et appréciée relation respectueuse et affectueuse

dénomination d'une relation respectueuse et

affectueuse dans le domaine des liens

sociaux

relation à un supérieur + respect + affecttion

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instructif, le rôle du papa dans cette famille africaine. En effet, en Afrique, l'enfant appartient certes à un couple, mais aussi à une famille, un clan, village. Ainsi, l'enfant qui voit le jour est éduqué non pas seulement par son père, mais aussi par son oncle, son voisin et toute autre personne habilitée à lui prodiguer des conseils. Alors en France, le papa est singulier ; au Gabon il est pluriel. Ainsi quoiqu'utilisant le même vocable que le français de France, le gabonais y ajoute sa conception culturelle, et « dénature » quelque peu, ou prend quelques distances avec la langue d’origine : c'est l'apport culturel. En somme ici, le sens du mot est grossi pour être en adéquation avec sa culture.

Dans ce Tableau 3, nous avons le mot café, qui comme l'expérience précédente présente aussi des différences sur le transfert du français parlé en France à celui parlé au Gabon. Nous remarquons encore là, que le gabonais prend un mot du français, mais l'intègre de telle sorte que ce mot soit en adéquation avec sa culture. Ce postulat semble encore se vérifier ici via le terme café. En France, la « culture du café » arrive des pays du nord de l'Europe ainsi que de l'Australie et des Etats-Unis. Même si elle s'est bien imprégnée et que les pratiques peuvent varier d'un coin de la France à un autre ; le café reste néanmoins une boisson en France. Il est surtout pris à la fin des repas ou parfois offert comme rafraichissement à un convive.

Au Gabon, le café, mais surtout le « Nescafé », qui est un dérivé industriel du café, est pris lors du petit déjeuner le matin avant que les enfants partent pour l'école et que les adultes partent pour le travail. Il ne s'agit pas donc véritablement de la désignation de la boisson seulement, mais de la désignation de l’ensemble du repas autour de cette boisson, en l’occurrenced'un assemblage de petits produits comme du beurre, du lait, du pain du sucre, saucisson et bien d'autres choses. Les gabonais utilisent alors la Métonymie. Cette figure de style est vraiment appropriée pour expliquer ce rapport que les gabonais mettent entre le café et le petit déjeuner. Ici, il s'agit de désigner un ensemble par un élément logique de cet ensemble. La culture du café telle qu'elle est pratiquée en France, peut exister au Gabon, mais dans les milieux riches. Ce sont des personnes qui ont vécu dans une certaine mesure en France ou en Occident en général qui peuvent avoir ce rapport au café tel qu'en France. Ainsi au Gabon, quand une personne s'adresse à vous pour demander un café, il s'agit bien d'un petit déjeuner ; il va donc falloir lui apporter non seulement du café ou (majoritairement du Nescafé), mais aussi de tout ce qui peut composer un petit déjeuner. Une autre réalité qui démontre que ce fossé est lié au fait qu'au Gabon, on peut parler de café, donc par ricochet de « petit-déjeuner » tout en précisant que la présence du café ou du Nescafé ne sont pas requises. Dans ce cas-là, vous aurez bien un « petit-déjeuner » avec tout ce qui va avec (une tasse d’eau ; lait ; sucre ; du pain ; du beurre;) ; mais surtout

Tableau 3

Forme linguistique Sens/Désignation PAC MR TRL

Français de France Café

boisson faite à partir du café, prise à certains moments de la journée,

en particulier à la fin des repas

boisson spécifique prise à certains moments de la journée dénomination d'une boisson spécifique associée à certaines situations boisson + moment d'ingestion (fin de repas)

Français du Gabon Café petit-déjeuner petit-déjeuner métonymique du petit-dénomination déjeuner

toutes boissons et aliments spécifiques pris au cours du repas

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sans café. En définitive ici, le français gabonais utilise la Métonymie en parlant du café pour désigner en réalité le « petit-déjeuner ».

Parlant du Tableau 4, c'est l'expression décapsuleur qui va faire l'objet d'une étude sémantique. En français de France, tout comme en français du Gabon, le terme décapsuleur désigne un petit instrument qui sert à ouvrir des bouteilles, donc un « ouvre-bouteilles » spécifique, concernant les bouteilles bouchées par une capsule. Donc, le décapsuleur est un petit instrument qui nous permet de décapsuler les bouteilles. En France comme au Gabon, son usage est identique. Cependant nous constatons qu'au Gabon, cet instrument a aussi pour synonyme ouvre-bière. La

question en effet que nous pouvons nous poser est la suivante : Pourquoi un tel nom, ou encore qu'est-ce qui peut expliquer une telle désignation. Pour répondre à qu'est-cette interrogation, nous voilà à nouveau plongésdans la culture gabonaise ; comme quoi, là encore la culture semble nous fournir des éléments de réponse. Nous avons vu que sur le plan cognitif, l'objet aussi bien en France qu'au Gabon désigne une même chose, symboles sur le tableau par « forme physique ». Sur le plan intellectuel, l'objet fait appel à une même forme. Sur le plan du mode de retraitement, là encore nous observons au tableau la dénomination d'un objet de même forme.

Enfin sur les traits retenus en langue, c'est l’usage qui retient les deux types de français. Cependant sur le plan de la désignation nominative, nous constatons qu'à l'instar du vocable

décapsuleur, il y a aussi l'appellation ouvre-bière. Ainsi, sur le plan culturel gabonais, le Gabon a

plusieurs boissons sur son sol ; soulignons même au passage qu'il a même une brasserie (SO.BRA.GA.), nom qui se décline comme suit : Société de brasserie du Gabon. Cette enseigne produit une pluralité et diversité de boissons (Coca ; Fanta ; Orangina ; Bière ; vin, etc.). Avec une telle diversité, pourquoi alors parler de Ouvre-bière ? Pourquoi pas ouvre-Fanta ou tout autre ? Il faut dire qu'au Gabon, la Bière présente une telle prédominance sur toutes les autres boissons dans le territoire national qu’elle en devient le « parangon », au point que son nom sert de générique de toutes les sortes de boissons, y compris sans capsule. Cette préférence de la bière a même donné naissance à une bière gabonaise la « Régab » (Regarder les gabonais boire) ; qui est la boisson la plus

Tableau 4

Forme linguistique Sens/Désignation PAC MR TRL

Français de France Décapsuleur d'ouvrir une bouteille outil permettant capsulée

fonction d'ouverture d'un bouchage

spécifique

dénomination d'un outil pour ouvrir tout objet

capsulé

outil + fonction d'ouverture d'un objet +

bouchage spécifique

Français du Gabon (Ouvre-bière)Décapsuleur d'ouvrir une bouteille outil permettant

de bière capsulée fonction

dénomination d'un outil pour ouvrir une bouteille de bière

outil + fonction d'ouverture d'un objet +

bouchage spécifique + objet

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consommée au Gabon. Ainsi, la bouteille de bière est la « bouteille » la plus débouchée par un décapsuleur au Gabon, d'où Décapsuleur = Ouvre-bouteille = Ouvre-bière.

Dans ce Tableau 5, nous avons choisi le mot Bastille, qui prend sa source dans l'histoire de la nation française. Lors de la Révolution française, une forteresse qui représentait dans une certaine mesure le pouvoir de la Dynastie et de la royauté était tombée sous les mains du peuple. Ainsi comme nous venons de le dire, la Bastille en français de France est une forteresse tombée lors de cette grande bataille en France où le peuple français avait pris son destin entre ses mains en l'arrachant du pouvoir de la royauté.

Par contre ce mot prend une autre assignation au pays des gabonais. Tout d'abord il est à signaler que le Gabon qui est une ancienne colonie française n'a jamais dans toute son histoire connue de révolution citoyenne. Dans cette optique, nous comprenons mieux alors que s'approprier une telle expression peut paraître totalement incongru. Contrairement alors à la France, au Gabon, cette expression prend une autre forme. En observant attentivement le tableau auquel nous nous référons, nous constatons en effet que le point d'ancrage cognitif est le même aussi bien en France qu'au Gabon, renvoyant à l’idée générale d’agression sur les personnes, en l'occurrence ici, il s'agit du conflit. Ainsi au Gabon, le mot Bastille est utilisé comme un verbe : on parle alors de Bastiller, c'est-à-dire

molester ; bastonner ; frapper.

Cette approche n'est pas loin de celle de la France ; dans la mesure où la Bastille, symbole des atrocités du pouvoir, est aussi devenue à travers sa prise, symbole de la Révolution Française. Les gabonais se sont donc attelés à prendre dans ce vocable une partie de son histoire pour ensuite s'en servir. Parler de Bastille revient inéluctablement à parler de toute forme de violences (verbales, physique et psychologique), car nous savons que d’une part, le bâtiment a servi de prison, avec une réputation sinistre de mauvais traitements et de conditions de vie très malsaines, et que d’autre part, le conflit a conduit à une véritable hécatombe démographique en France. C'est donc ce climat belliqueux et antagoniste qui explique la connotation que les gabonais ont donné à ce mot. Encore

Tableau 5

Forme linguistique Sens/Désignation PAC MR TRL

Français de France Bastille parisienne prise à la prison-forteresse Révolution

ouvrage fortifié dont on ne sort pas

Nom Propre d'un monument à partir d'un nom commun désignant

une forteresse

lieu de coercition

Français du Gabon bastille bastonade mode d'agression dénomination d'une agression physique quelqu’un à laquelle il visée agressive sur ne pourra pas échapper

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une fois, nous voyons comment la culture a pu interférer, cette fois-ci indirectement certes, mais elle y a toutefois joué son rôle dans les traits retenus en langue.

« Ces convergences sémantiques ne suffisent pourtant pas à justifier à elles seules l’emploi du mot “bastille” pour désigner une attaque physique sur une personne : il faut sans doute y associer la convergence phonétique avec la famille de “bastonner”, i.e. “frapper quelqu’un à coups de bâtons, comme le suggère d’ailleurs implicitement le rapprochement spontané fait pas certains glossaires de français gabonais où “bastille” est défini par “bastonnade”.” » (Honeste, communication personnelle)

Beignet est un mot présente dans la production linguistique et langagière gabonaise. Ce mot

ne trouve pas son origine dans la culture gabonaise, mais plutôt dans les emprunts linguistiques ou encore dans les échanges et les transferts que le Gabon entretient avec des pays étrangers, en

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