1. Gélifications acides des suspensions de complexes seuls
Nous avons dans un premier temps suivi des gélifications acides de suspensions de complexes seuls
(sans PPCN) dans le but d’évaluer l’influence des interactions hydrophobes établies entre eux dans la
formation et la construction d’un gel acide. Cette approche a été utilisée par Alting et al. (Alting, De
Jongh, Visschers, & Simons, 2002) et Morand et al (2012) pour étudier le rôle du pI des complexes
sur le pH de gélification, et a aussi un intérêt pour maîtriser l’application en alimentation de WPI
comme ingrédient de texture.
La mesure simultanée du pH et du G’ permet d’obtenir une cinétique de l’évolution du module
élastique au cours de l’acidification (Figure 13).
Figure 13 : Profil type de gélification acide à 35°C de suspension de complexes seuls (20g/kg).
On peut clairement observer que le pH de gélification des complexes augmente avec l’augmentation
de l’hydrophobie. Les complexes du groupe WPIA 3200 gélifient à pH ~4.8, ceux du groupe WPIA
6400 à pH ~5.2, et les complexes des groupes WPIA 11000 et 15000 gélifient à pH ~5.6 et ~5.7
respectivement. Autrement dit, plus les complexes sont hydrophobes, plus ils gélifient tôt (R
2= 0.9).
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La valeur maximum du G’ (G’ max) des systèmes de complexes du groupe WPIA 3200 ne dépasse
pas 100 Pa, alors que les systèmes du groupe WPIA 6400 atteignent des valeurs comprises entre 260
et 460 Pa. Les suspensions de complexes les plus hydrophobes (WPIA 11000 et WPIA 15000)
gélifient rapidement mais finissent par se contracter au point d’expulser du sérum, ce qui cause
l’effondrement de la valeur du module élastique. On peut imaginer cependant, d’après l’allure de la
courbe de gélification, que sans cet effondrement, la valeur du G’ max pour ces complexes aurait été
bien supérieure. On peut donc établir une relation entre l’augmentation de l’hydrophobie des
complexes et l’augmentation du G’ (R
2= 0.7) (Figure 14b).
Il semble donc que l’augmentation de l’hydrophobie de surface des complexes favorise une
gélification précoce des systèmes de complexes seuls (Figure 14a), et permette la formation d’un gel
acide plus ferme.
Ces conclusions nous permettent de confirmer l’importance du rôle des interactions hydrophobes
dans le comportement des gélifications acides des complexes. Mais il est nécessaire de les vérifier
dans un système plus proche du lait.
Figure 14 : a) Evolution du pH de gélification de suspensions de complexes modifiés seuls (20 g/kg) en fonction de l’hydrophobie de surface des complexes. b) Evolution du module élastique à pH 4.5 des mêmes suspensions en fonction de l’hydrophobie de surface des complexes.
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2. Gélifications acides des laits reconstitués.
2.1 Gélifications acides à 35°C
Des gélifications de complexes mélangés aux micelles de caséines reconstituées dans du MUF ont
été effectuées à une concentration en complexes protéiques de 10 g/kg et une concentration en PPCN
de 40 g/kg. Cet assemblage correspond à un lait écrémé chauffé.
A 35°C les systèmes gélifient si tôt, que cela rend difficile la mesure du pH de gélification. De plus,
les gels les plus hydrophobes s’effondrent au-delà de pH 5.2. A cette température, les gélifications
sont très rapides, aléatoires et peu répétables, ce qui rend la détermination du G’ final impossible.
Il est donc difficile à 35°C de conclure quant à l’effet de l’hydrophobie de surface des complexes à
pI constant, sur le pH de gélification et la fermeté des gels acides. Il semble qu’une cinétique
d’acidification trop rapide puisse être responsable de cette instabilité, or la vitesse d’acidification
dépend de la température du milieu.
Afin de définir plus précisément l’effet de l’hydrophobie des complexes dans la formation (pH de
gélification) et la construction (fermeté) des gels acides, nous avons donc effectué les mêmes
mesures à 25°C.
2.2Gélifications acides à 25°C
Le pH, la valeur du G’ et la tan δ ont été mesurées au cours de l’acidification. Un profil type des
courbes de gélification est présenté en figure 15.
On observe que les systèmes avec les complexes du groupe WPIA 3200 gélifient autour de pH 4.9,
ceux avec les complexes du groupe WPIA 6400 à des pH compris entre 5.7 et 6.1 et ceux avec les
complexes des groupes WPIA 11000 et WPIA 15000 gélifient à pH ~6.2. Il apparait donc clairement
que le pH de gélification des systèmes augmente avec l’augmentation de l’hydrophobie des
complexes modifiés. Cependant nous avons rencontré une limite puisque la valeur du pH de
gélification n’excède pas 6.2 pour les systèmes avec les complexes les plus hydrophobes (Figure
16).
En déterminant la mobilité électrophorétique (mb) des complexes au moment du pH de la
gélification, on peut déterminer leur état de charge à ce pH. Il apparaît que les systèmes qui gélifient
à pH 6.2 sont ceux générés avec les complexes dont la mb au pH de gélification est la plus élevée (-1
µm.cm/Vs). Par conséquent, une hypothèse est que la charge négative élevée des complexes entraine
la stabilisation du milieu par des répulsions électrostatiques si fortes que malgré l’hydrophobie
élevée des complexes, cela ne suffise pas à induire une gélification.
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Une seconde hypothèse est que nous rencontrons certainement une limite expérimentale. En effet les
systèmes les plus hydrophobes gélifient aussitôt qu’ils sont placés dans la géométrie. La première
valeur de G’ mesurée pour ces systèmes est comprise entre 1.2 et 1.4 Pa pour un pH < 6.2.
Autrement dit, il est possible que la gélification ait lieu à un pH en réalité plus élevé que pH 6.2,
mais impossible à mesurer dans ces conditions expérimentales.
Figure 15 : Profil type de gélifications de complexes modifiés dans des systèmes lait à 25°C et de l’évolution de la tangente au cours de l’acidification.
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Figure 16 : Effet de l’hydrophobie de surface de complexes protéiques thermo-induits modifiés sur le pH de gélification des systèmes lait à 25°C.
La mesure de la tan δ permet également de visualiser les différences de pH de gélification en
fonction de l’hydrophobie, il correspond sur la figure 15 au premier point des courbes. La valeur
finale de la tangente nous informe sur les propriétés mécaniques du gel. A pH 4.5, la tan δ des
systèmes du groupe WPIA 3200 (~ 0.29 ±0.01) n’est pas significativement différente de la tan δ des
systèmes des autres groupes (P>0.16). Cependant les laits reconstitués avec les complexes du groupe
WPIA 3200 sont ceux qui gélifient le plus tardivement, donc à pH 4.5 le gel est tout juste formé, et il
se peut que la tan δ mesurée puisse encore évoluer, suite à des réorganisations du gel.
On observe également que les valeurs du G’ final des systèmes du groupe WPIA 3200 ne dépassent
pas 100 Pa, alors que les systèmes du groupe WPIA 6400 ont des valeurs de G’ considérablement
plus élevées, jusqu’à ~ 2700 Pa. Cependant la trop forte hydrophobie du groupe WPIA 11000 semble
déstabiliser le système au-delà de pH ~5.4, bien que celui-ci ait gélifié plus tôt et plus rapidement.
Par ailleurs, les systèmes des complexes WPIA 15000, encore plus hydrophobes, gélifient moins
bien que les précédents. La valeur du G’ augmente donc avec l’augmentation de l’hydrophobie de
surface des complexes, mais avec l’effondrement des valeurs de G’ pour les plus hydrophobes on
peut envisager un optimum d’hydrophobie des complexes permettant une construction efficace du
gel acide, et dont la valeur serait comprise entre 5000 et 10000 (Figure 17).
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Figure 17 : Effet de l’hydrophobie de surface de complexes protéiques thermo-induits modifiés sur la valeur du G’ des systèmes lait à 25°C.
L’observation à l’œil nu d’un gel de lait reconstitué avec un C4- du groupe WPIA 3200 et d’un gel
de lait reconstitué avec un C6 du groupe WPIA 15000 semble indiquer que ce dernier est contracté et
qu’il a exsudé du lactosérum (Figure 18). On peut émettre l’hypothèse que la trop forte hydrophobie
des complexes entraîne des interactions entre eux et la micelle de caséine si fortes qu’ils forment des
paquets protéiques plutôt que des brins agencés de façon homogène. Le gel devient hétérogène avec
d’un côté les agrégats protéiques qui interagissent entre eux et fusionnent en amas denses, et de
l’autre le lactosérum exclue du réseau. Cette organisation n’est pas favorable au gel qui aura
tendance à s’effondrer plus facilement, ce qui pourrait en partie expliquer le profil de gélification des
systèmes des groupes WPIA 11000 et WPIA 15000 en rhéologie.
Figure 18 : Photographie d’un gel acide de lait reconstitué avec les complexes C4- peu hydrophobes (gauche) et avec des complexes modifiés C6 très hydrophobes (droite).
Gel homogène Gel contracté
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2.3Propriétés mécaniques et structurales des gels acides
A pH 4.5, on mesure la contrainte limite (ζ
lim), la résistance en compression, et on effectue des
observations en microscopie confocale.
Les contraintes expérimentales ne nous ont pas permis d’obtenir un nombre suffisent de valeurs de la
ζ
limpour conclure de manière fiable. Cependant, les résultats semblent aller dans le sens d’une
diminution de la ζ
limavec une augmentation du G’ des systèmes. Les gels fermes sont donc aussi
plus cassants.
Les mesures de résistance en compression font apparaitre des valeurs de la pente élevées pour des
systèmes dont le G’ final est élevé. Les valeurs de la pente sont plus faibles pour les systèmes avec
les complexes les plus hydrophobes.
Ces résultats tendent à traduire que les gels présentant une valeur élevée du G’, et donc plus fermes
sont également plus cassants et plus rigides. Aussi, les systèmes contenant les complexes les plus
hydrophobes et avec un G’ final faible de par leur effondrement semblent moins rigides (plus
élastiques) et moins cassants. Cela confirme les résultats précédents : lorsque les complexes sont trop
hydrophobes, ils ne permettent pas de construire efficacement le gel.
Une analyse d’image des observations microscopiques des réseaux protéiques a été effectuée. Les
résultats montrent que plus les complexes sont hydrophobes, plus la taille des pores des réseaux est
élevée. Les réseaux construits avec les complexes très hydrophobes (WPIA 15000) ont des tailles de
pores très élevées, ce qui explique l’hétérogénéité du réseau et l’exsudation de lactosérum observée
(figure 20).
Figure 19 : Image en microscopie confocal inversée de gels de laits reconstitués avec des complexes du groupe WPIA 3200 (gauche) et du groupe WPIA 15000 (droite). Les protéines sont marquées en rouge, les zones sombres représentent les zones où les protéines sont absentes, soit le lactosérum présent dans les pores. (Barre d’échelle = 20 µm)
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L’ensemble de ces résultats nous permettent de conclure que l’augmentation de l’hydrophobie
permet une augmentation du pH de gélification, du G’, et de la porosité des gels avec certaines
limites : le pH de gélification ne peut excéder 6.2, le G’ s’effondre, et les gels se contractent et
exsudent du lactosérum lorsque l’hydrophobie est trop élevée.
2.4Rôle des interactions hydrophobes et électrostatiques
Nous avons étudié l’effet de l’hydrophobie des complexes en fonction de leur pI sur les propriétés
des gels acides, pour les complexes seuls, les systèmes lait à 35°C et les systèmes laits à 25°C.
Morand et al. ((2012) ont montré que le pI n’avait pas d’effet sur la valeur du G’. L’évolution du pH
de gélification en fonction de l’hydrophobie de surface à différentes gamme de pI est représentée en
figure 20 pour les 3 systèmes.
La première observation est que les systèmes de complexes seuls gélifient à des pH plus faibles que
les systèmes lait. De plus, l’effet du point isoélectrique n’est pas le même dans les trois systèmes. En
effet dans le cas des gélifications de complexes seuls on observe que l’effet de l’hydrophobie sur le
pH de gélification dépend du point isoélectrique des complexes. A hydrophobie constante, plus le
point isoélectrique est élevé, plus les complexes gélifient à pH élevé. De plus, l’effet de
l’augmentation de l’hydrophobie des complexes sur l’augmentation du pH de gélification est plus
marqué pour les complexes à pI élevé, c’est-à-dire qu’à pI élevé, le pH de gélification augmente
beaucoup pour une augmentation faible de l’hydrophobie. Dans le cas des systèmes lait à 25°C et
35°C, on n’observe pas d’interaction entre l’hydrophobie et le point isoélectrique. En effet, quel que
soit le pI l’effet de l’hydrophobie sur le pH de gélification est le même : l’augmentation de
l’hydrophobie de surface conduit à l’augmentation du pH de gélification.
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Figure 20 : Effet de l’hydrophobie des complexes sur le pH de gélification de suspensions de complexes seules à 35°C (haut), de laits reconstitués à 25°C (milieu) et de laits reconstitués à 35°C (bas), en fonction du point isoélectrique des complexes.