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Etre sérieux sans se « prendre la tête »

Dans le document Les chemins du couple (Page 141-148)

Interlude : Le double chemin des sentiments

1) Etre sérieux sans se « prendre la tête »

« Ne pas se prendre la tête » signifie ne rien attendre de particulier de la relation, ne pas la projeter dans le futur, ne pas attendre qu’elle soit conforme aux canons de l’amour conjugal (amoureux pour la vie). C’est l’envie de passer de bons moments ensemble, maintenant. C’est

une première étape dont on peut dire qu’elle a pour fonction d’éprouver l’autre, d’essayer l’autre, de voir si la relation fonctionne bien, si on peut espérer plus. Aline, étudiante à l’IUFM, en couple depuis trois mois avec Axel, s’exprime ainsi : « C’est-à-dire qu’on est dans le même état d’esprit, on n’a pas envie de se prendre la tête, enfin c’est du sérieux, on y croit, mais on n’a pas envie de s’investir, de tirer des plans sur la comète et voilà, envie de s’amuser, de faire la fête, passer des bons moments ensemble » (Aline, E1, 22 ans, IUFM). L’absence d’engagement pour le futur n’est pas un jeu, c’est bien un mode normal de fonctionnement, c’est le contrat que les deux petits amis ont passé l’un à l’égard de l’autre. Etre avec, sans rien attendre, c’est simplement affirmer sa volonté de continuer à être ensemble, et de voir comment cela évolue. Ça n’est pas non plus le refus complet d’une relation de couple plus statutaire. Il s’agit plutôt de se donner le temps de voir comment la relation pourra évoluer. L’avenir de la relation n’est pas clair mais il reste fondamentalement ouvert.

Véronique, étudiante, en couple avec Denis, un collègue de travail, depuis trois mois est sur la même position : « Moi je suis dans l’esprit qu’il faut vivre au jour le jour, parce que de toute façon moi dans ma tête les promesses ça sert à rien, ça te fait juste souffrir après, parce que t’y repenses et voilà… » (Véronique, E1, 21 ans). Sortir ensemble au jour le jour et percevoir ce que l’on ressent mutuellement en situation, c’est bien un rapport pragmatique à la relation que Véronique développe ici, très éloigné des idéaux de l’amour conjugal ou romantique qui engage chaque partenaire pour la vie.

Ces relations « sans prise de tête » se caractérisent par quatre propriétés : d’abord une exclusivité sexuelle et sentimentale ; ensuite un refus de discussion sur le futur de la relation et sur les sentiments ; d’autre part sortir ensemble ne doit pas peser sur les autres dimensions de l’existence des individus ; enfin sortir ensemble est un horizon ouvert mais incertain qui peut, dans le meilleur des cas, déboucher sur une relation avec des sentiments forts partagés. Une dimension du sérieux : l’exclusivité sexuelle et sentimentale

« Se voir » et « sortir ensemble » se distinguent sur un double aspect : la question de l’exclusivité sexuelle et sentimentale. Le sexe n’est pas la dimension centrale dans les relations sérieuses-légères, mais l’exclusivité sexuelle quoique plus ou moins verbalisée, est une clause centrale du contrat. « Sortir ensemble » signifie refuser de s’amuser avec d’autres personnes : « C’est de la jalousie, et forcément la peur qu’il se dise je serais mieux avec elle qu’avec France. Mais je suis claire avec lui là-dessus, je lui fais savoir très clairement que j’aime pas ce genre de trucs, de toute façon si jamais il fait un truc de travers c’est « au revoir » direct » (France, E1, 21 ans, en emploi). Le contrat peut être rompu en cas de non-respect d’une des deux parties des termes de l’accord. « Trahison, c’est terminé. Attends ! Mais trahison c’est terminé mais bien sûr !!! Ouais moi j’veux bien qu’il ait des copines et tout ça, et comme je t’ai dit moi au contraire ça m’permet de… enfin moi c’est ce genre de

relation-là à laquelle j’aspire, mais on a quand même une certaine liberté tout ça, maintenant si y a trahison, si y a coucherie, mais moi c’est mort quoi » (Lise, 23 ans, étudiante en L3). « Sortir ensemble » suppose que soit remplie une seconde clause souvent assimilée à tort avec la première : il faut « être disponible dans sa tête » pour pouvoir s’attacher. L’exclusivité sentimentale est une condition centrale mais plus implicite de l’entrée dans une relation sérieuse-légère. Elle renvoie à une logique de la sincérité, de l’authenticité dans les sentiments. Il faut pouvoir être prêt à ressentir des sentiments forts pour le partenaire et pour cela ne pas penser à un autre. Pour commencer quelque chose avec quelqu’un il faut avoir terminé quelque chose avec le précédent. Cette condition est plus difficile à objectiver car elle repose sur les dires de chacun. Les individus peuvent cacher leurs sentiments pour un ex ou même ne pas être très au clair avec les sentiments qu’ils éprouvent quand la haine pour un ex peut cacher encore une forte part d’amour. France a commencé une histoire avec Théo après une rencontre par internet, mais elle n’a pas été très honnête avec lui au début ce qu’elle vit mal : « En fait mon gros blocage de l’époque c’était que j’étais encore amoureuse de mon mec, et limite je culpabilisais d’essayer de reconstruire avec un mec alors que dans ma tête j’étais pas dispo ». « Etre disponible dans sa tête » c’est ne pas penser à son partenaire précédent, ne plus avoir de sentiments amoureux à son égard. France se retrouve en défaut par rapport à un des éléments centraux du couple contemporain : l’exclusivité sentimentale. Ce problème la conduit à remettre en cause le fait de sortir avec Théo : « Je me disais je peux pas rester avec lui, parce que lui il va s’attacher et moi j’y arrive pas »40. Le passé amoureux peut être un obstacle s’il est encore trop présent. Comme dans le film Un homme, une femme de Claude Lelouch, le passé trop présent des deux protagonistes les empêche de construire une nouvelle relation ensemble. Il faut s’assurer que l’histoire précédente est bien terminée et que les braises de la relation sont bien éteintes.

Pourtant France ne met pas fin à sa relation : elle a essayé d’expliciter à Théo ce qu’elle avait vécu tout en restant floue sur l’essentiel. Elle a essayé de compenser son manque d’explicitation par une abondance de récits et de questions sur ce qu’elle avait vécu, mettant ainsi Théo au courant de son passé. « Au début de notre relation je lui ai parlé de Fred, j’ai été honnête, il sait pas tout, il sait pas que j’étais le cul entre deux chaises, mais il savait dès le début que je sortais d’un truc pas super drôle, que j’avais été hyper amoureuse, que c’était un truc qui avait vachement compté, il le savait et il m’a écoutée, je lui en ai parlé, parlé, parlé, je lui en ai pas mal parlé quoi, et il m’a écoutée, et je lui disais… on a discuté

40 On comprend ici que ce qui compte c’est moins le problème de l’infidélité sexuelle que celui de l’attachement, des sentiments qu’on ressent et qu’on doit construire vis-à-vis de l’autre. Dans les couples, on peut pardonner un écart si on se rend compte qu’il n’y avait pas de sentiment et qu’il n’y a rien avec l’autre personne. Ici dire qu’on est partagé dans ses sentiments et qu’il n’y a pas d’exclusivité sentimentale c’est ne pas respecter un interdit puissant.

dessus : « Qu’est-ce que t’en penses que mon ex ait décidé de partir à l’autre bout du monde ? » « Qu’est-ce que t’en penses qu’en fait il soit pas parti ? » On en a parlé, parce qu’il sait que j’ai besoin d’en parler » (France, E1). A l’inverse, France n’a pas souhaité trop poser de questions à Théo sur ses précédentes expériences dans les premières semaines de leur relation : « C’est clair qu’au début, j’avais pas envie de connaître son histoire, si tu commences à lui parler de ses ex alors qu’il est toujours dans le trip voilà mais après quand tu prends un peu la confiance, ouais c’est comme tout t’as envie de connaître ses premiers flirts, la première fois, qu’il a couché avec une nana… » (France, E1). Le principe est donc celui de l’exclusivité sentimentale mais personne n’a trop intérêt à aller voir si des sentiments restent encore vifs.

Continuer ensemble sans rien se promettre

Être ensemble, sortir ensemble ne signifie pas faire couple ou vouloir s’installer. Le modèle du couple conjugalisé, installé est même fortement critiqué dans ce type de relation. S’il n’est pas forcément rejeté, il paraît pour le moins lointain, soumis à de multiples conditions. A la différence des relations sérieuses, l’installation ne vient pas de façon automatique. La relation reste légère : peu d’engagements réciproques, pas de quotidien domestique à gérer, pas de promesse sur le long terme de faire couple. La légèreté n’exclut pas cependant cette perspective d’une installation future, mais cet horizon, pour les étudiants, reste lointain et la route périlleuse. « Les promesses, ça sert à rien » expliquait Véronique en souhaitant vivre sa relation au jour le jour. La relation est vécue au présent, sans promesse pour le futur. L’exclusivité sexuelle et sentimentale ne valent pas pour la vie, mais pour le présent. Rien ne sert de jurer un amour et une fidélité pour toute la vie.

La seule promesse a minima faite de façon plutôt implicite est de vouloir « continuer » ensemble. Continuer quoi ? Continuer désigne surtout le processus central qui est au cœur de la construction de la relation : se connaître mutuellement. La connaissance du partenaire en tant qu’individu est en effet centrale pour que des sentiments authentiques se cristallisent. A la différence des relations sérieuses, les sentiments éprouvés sont encore bruts et fondés sur une connaissance souvent lacunaire du partenaire. L’obligation de construire des sentiments authentiques suppose donc du temps passé ensemble et une certaine durée de la relation. Véronique exprime sa vision idéale du couple en se référant à cette idée de connaissance mutuelle : « Connaître la vie de la personne, de l’aider, de s’aider mutuellement, d’être là de partager pleins de trucs, que ce soit des bons ou des mauvais moments, de te dire que quand t’as vécu un truc cette personne elle était là, de penser toujours à cette personne à n’importe quel moment » (Véronique, E1).

Cette promesse implicite est aussi une question : un des leitmotivs dans les entretiens porte sur le fait de savoir si on veut continuer avec cette personne, si cela a du sens, si c’est cette

envie est partagée. Vouloir « continuer » est une des conditions minimales indispensables pour que la relation puisse durer et elle s’appuie sur des sentiments authentiquement ressentis. La force de l’envie de continuer ensemble est contrebalancée par celle de l’incertitude vis-à-vis du futur. Personne ne sait vraiment si l’histoire se poursuivra longtemps, si le partenaire ne va pas se lasser, ou préférer une autre personne, s’il est bien sincère dans son envie de continuer. Au regard de l’incertitude du partenaire, il y a d’abord l’incertitude sur soi, son envie de continuer, ses sentiments vis-à-vis de l’autre, ce qui fait de l’histoire qui commence une relation doublement incertaine, ou si l’on préfère une relation dans laquelle l’incertitude est la seule certitude partagée. Certaines personnes sont plus sûres de leur sentiments que de ceux du partenaire : c’est le cas d’Aline qui a tendance comme elle le dit à « s’emballer assez vite ». Mais elle a des doutes sur les sentiments d’Axel. D’autres au contraire reçoivent des signes clairs du partenaire. Malick souhaite que Lise vienne vivre chez lui. Après une première réaction de peur, Lise se dit qu’elle ne sait pas très bien ce qu’elle ressent pour Malick et surtout se demande tout de même si les sentiments de Malick sont durables. L’incertitude est partout. Le pragmatisme devient alors la règle : continuer pour voir si ça tient, si l’envie d’être avec l’autre demeure et si les sentiments sont là.

En début d’histoire, les enquêtés expriment leur difficulté à coder la relation, à qualifier leurs sentiments. L’autre « plaît » évidemment. On se « sent bien » avec lui. Ce critère pouvait suffire, il y a un siècle, pour se marier. Comme l’exprime Martine Segalen pour les unions en milieu rural dans la première moitié du XXème siècle « les conjoints se trouvent, plutôt qu’ils ne se choisissent » (1972, p. 123). Mais, aujourd’hui il n’est pas suffisant. Une grande révolution se niche au cœur des sentiments : « aimer bien », ce n’est pas assez, il faut aimer véritablement, intimement, profondément pour que l’histoire prenne une autre dimension. Et ces sentiments profonds, ont pour condition une connaissance intime du partenaire. Il y a un siècle, une certaine certitude sur la nature du partenaire pouvait être apportée car il était d’abord connu comme le représentant d’une famille et de ses valeurs morales (être travailleur, honnête, noble… selon les milieux). Aujourd’hui, le partenaire est le plus souvent un inconnu. Même si on connaît sa famille, ce qui va compter pour la suite de la relation c’est d’abord cette connaissance intime de l’individu en tant que personne.

Cette incertitude de départ ne trouble pas les deux partenaires qui connaissent les contraintes de l’entrée en couple. Comme le dit Aline, « on y croit ». Car l’incertitude est contrebalancée par les bons moments légers passés en présence de l’autre, qui sont autant d’indices que l’autre va nous plaire, nous correspondre. Continuer à fréquenter son partenaire, c’est poursuivre sa découverte et permettre aux sentiments de se cristalliser. Mais pour cela, il faut que chacun « s’investisse dans la relation ».

Continuer avec son partenaire mais ne rien promettre sur le long terme sont des objectifs qui entrent en tension : si l’on ne peut pas parler du long terme, alors comment montrer l’envie

que l’on a de continuer, comment montrer la sincérité de son engagement ? Il y a là un difficile équilibre à trouver dans la relation pour pouvoir montrer son plaisir d’être avec l’autre, plaisir qui puisse ouvrir sur une relation de long terme.

Une relation qui respecte la vie personnelle de l’individu

Autre caractéristique des relations « sans prise de tête » : l’histoire débutante doit respecter l’individu et sa vie personnelle. Les études, l’activité professionnelle sont des domaines qui ne doivent pas être perturbés par la nouvelle histoire qui commence. La relation doit même pouvoir constituer un appui pour les statuts sociaux en construction. Cette dimension est nouvelle pour les femmes qui, dans les relations conjugales, pouvaient faire passer leurs intérêts personnels (études, carrière) après l’intérêt conjugal (Singly, 1987b ; Battagliola, 1988). Aline et Axel sont étudiants dans deux villes différentes (Paris et Lyon). Malgré le début de leur relation, il est évident pour eux que chacun va poursuivre ses études dans sa ville. Ils se voient donc le week-end à tour de rôle dans la ville de l’autre. A un moment donné Axel évoque la possibilité de partir étudier un an en Angleterre. Aline est déçue mais constate qu’elle n’a, dans cette première phase de la relation, ni les moyens de lui demander de renoncer à son projet, ni la légitimité pour le faire : « Ben pas encore, j’ose pas, je peux pas me permettre ça fait pas assez longtemps qu’on est ensemble pour lui dire « pars pas l’année prochaine parce que voilà ». » (Aline, E1). Même si officiellement, il s’agit de ne pas « se prendre la tête » sur le futur, la perspective concrète d’un départ perturbe pourtant Aline. Elle ne peut pas infléchir le choix d’Axel, elle se conforme au contrat officiel (pas de question, pas de demandes sur le futur de chacun) mais ses doutes personnels sont cependant profonds. La sociabilité amicale est un deuxième domaine de la vie personnelle qui ne doit pas être trop perturbé par une relation de ce type en ses débuts. A l’opposé d’une relation construite sur le mode de la « bulle », les jeunes adultes choisissent de ne pas sacrifier les amis à l’histoire qui commence. Cela fait partie du respect dû à la personne et à ses choix personnels, mais cela est dû également au sentiment que la relation à deux est fondamentalement fragile. Véronique essaie ainsi, en ce début de relation, de préserver un grand domaine personnel, loin de l’emprise de Denis.

Est-ce qu’il y a des choses que t’as pas envie de partager avec Denis ?

Ah ouais, plein (rires) non… du genre, j’ai besoin de choses qui m’appartiennent à moi, et qu’il peut pas toucher, genre des passions, enfin non parce que j’ai pas vraiment de passions, mais que je puisse rencontrer d’autres gens, que je m’enferme pas dans son univers à lui, je veux pas être enfermée dans un univers où on soit que tous les deux, je veux avoir mon univers à moi aussi, j’ai peur en fait de me construire un univers dans lequel il soit dedans, et qu’imagine on casse et que tout cet univers s’écroule, parce qu’il était un pilier, si on casse je veux pouvoir me ressourcer dans les autres univers que je m’étais construits moi et que ça permette d’aller mieux… et puis même quoi, de rencontrer d’autres gens, de pas rester

cantonnée à lui quoi… (Véronique, E1)

Conserver ses propres amis est aussi une règle pour Aline : « J’ai eu une expérience avec un mec pendant deux ans et il m’avait fait couper contact avec tous mes amis, et quand c’était fini je me suis rendu compte que les amis c’était bien plus important, et on s’est dit avec Axel, que les amis passaient d’abord disons, enfin moi je lui ai dit que je l’empêcherais jamais de passer des soirées avec Karl, Cali, des soirées entre mecs quoi parce que c’est vraiment très important, et comme lui m’a dit qu’il m’empêcherait pas de passer des soirées avec mes amis » (Aline, E1). L’autonomie dans la sociabilité est une règle acceptée par tous les deux. Cette importance de l’amitié pour chacun des deux partenaires est fondée sur une expérience commune et récente. Axel a été lâché par son ex et s’est retrouvé très malheureux, épaulé par ses potes. Aline a connu également une histoire proche. « C’est comme moi la première fois que ça s’est fini avec mon ex, avec qui ça faisait deux ans que j’étais, sur le coup c’est vrai que je me suis vraiment retrouvée seule de chez seule, parce que j’avais coupé contact avec la plupart des gens et du coup j’étais vraiment toute seule, ils étaient pas là… si toi quand tu vas pas bien et qu’ils font l’effort de venir, et même si ça les fait chier parce que c’est pas forcément super de voir quelqu’un quand il va pas bien et qu’ils sont là, c’est super fort comme sentiment je trouve. Ils sont là pour toi, et faut que tu sois là pour eux » (Aline, E1). Entretenir les liens, rester loyal vis-à-vis de ses amis devient une exigence qu’Aline s’impose désormais car elle voit pour elle-même les dangers d’une transformation radicale de sa vie personnelle par la nouvelle relation amoureuse.

Cependant, respecter l’individu et ses choix personnels en ne laissant pas trop la relation à

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