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Chapitre trois

III. Axe spatial : les espaces alimentaires entre la sphère publique et la sphère privée

1. Essai de définition sociologique et anthropologique de l’espace

L’espace, cœur de métier de la géographie, n’a pas été un champ privilégié de la sociologie mais il se trouve aux soubassements de toute étude des pratiques sociales. Dans l’exercice de sa définition socio-anthropologique il faut s’affranchir du piège tautologique qui prétend montrer l’espace par lui-même, car il existe en effet plusieurs espaces (Pellegrino 2005). Leroi-Gourhan définit les lieux produits par les cultures comme une « extériorisation » d’elles-mêmes dans le milieu. Marion Segaud propose un cadrage de ces rapports et de leur changement par la voie anthropologique. Elle nous rappelle qu’il s’agit là d’une notion qui a du mal à être prise comme objet sociologique mais qui est cependant un « objet d’étude incontournable pour les sciences humaines puisque son analyse permet de mieux comprendre des diverses sociétés et donc un certain état du monde »(Segaud, 2010). La réduction de l’espace à ses dimensions matérielles, le territoire, fait que l’objet ait été attribué principalement à la géographie. Dans l’introduction de son ouvrage, l’auteure part du principe que

« l’espace n’est pas une notion homogène, mesurable, existant a priori, indépendamment des cultures, des temps historiques et des représentations que les uns et les autres en donnent » (Segaud, 2010, p. 9).

Pour le philosophe et géographe Henri Lefebvre l’espace est un produit. Pour parvenir à une compréhension multidimensionnelle de l’espace il faut faire la distinction entre l’espace conçu (ordre, rapports de production, signes, codes et relations frontales), l’espace perçu (la pratique spatiale d’une société associée à la réalité quotidienne), et l’espace vécu (symbolismes et représentations) afin d’en restituer l’unité productive et non d’en dissocier les différentes dimensions (Lefebvre, 1974). Dans la suite de ces approches, Pierre Bonnin propose l’extension des études d’anthropologie de l’espace, souvent descriptives, cantonnées à la superficie et aux différences culturelles, pour avancer une problématisation de ces sujets depuis la « topologie sociale » en travaillant

« les faits d’organisation de l’espace en intention (que signifient les lieux produits par ces cultures, et les arrangements topologiques qu’elles composent ?) ; aussi bien qu’en morphologie (quelles règles d’arrangements se donnent-elles ?) ; en extension (diversité au sein des sociétés) et en

dynamique temporelle ou historique » (Bonnin 2010).

Il s’agit donc de regarder les liens qui s’établissent entre les lieux de « localisation » des personnes et des objets et les représentations données à ces lieux dans leurs dynamiques temporelles et conjoncturelles.

L’espace n’a pas été un objet de recherche sociologique à proprement parler. Il s’agit d’une notion que les sociologues ont laissée aux géographes, aux urbanistes et même aux ergonomes,

sans jamais entreprendre le projet d’étudier les processus de sa construction sociale. C’est le constat d’Alain Bourdin dans son introduction à une première Sociologie de l’Espace de la berlinoise Martina Löw : « l’espace ne passionne pas les sociologues ». L’approche relationnelle que propose M. Löw introduit l’espace dans la sociologie comme un champ de recherche à part entière, avec en plus une portée épistémologique qui cherche à bouleverser toute la discipline dans la continuité du mouvement du spatial turn initié dans les années 70 avec l’interactionnisme symbolique (Goffman, 1973). Le projet de Löw se traduit donc par une conceptualisation sociologique de l’espace s’appuyant sur la philosophie, les sciences naturelles et les sociologies qui ont abordé la question, même si de manière indirecte ou en tout cas non centralisée, notamment dans les travaux d’Anthony Giddens, Norbert Elias, Erving Goffman, Henri Lebfevre et Doreen Massey, entre autres. Elle revisite leurs travaux de façon critique tout en identifiant les éléments constitutifs d’une approche sociologique de l’espace (Löw, 2015). Le projet prétend unir les phénomènes spatiaux étudiés, mais qui se sont maintenus jusqu’à maintenant isolés les uns des autres. Pour Löw, la recherche sociologique s’est plutôt occupée de l’analyse de l’organisation des espaces, vision pour le moins statique car elle ne se concentre pas sur les processus de construction et d’évolution des sociétés dans leur rapport avec l’espace. L’espace est cependant dynamique car il est intégré à l’action (Löw, 2008, 2015; Massey, 2005). Pour appréhender l’espace dans sa dynamique et non seulement comme le résultat d’un agencement matériel et symbolique, l’auteure sépare en deux grands ensembles les approches philosophiques des sciences naturelles et sociologiques l’espace : 1)

celles qui opèrent une distinction absolutiste qui voit l’espace comme un contenant des êtres humains et donc existant indépendamment de l’action sociale. L’espace serait donc unique et autonome. Et, 2) la perspective relativiste qui prend l’espace comme un construit dynamique se forgeant par les interactions sociales et donc corrélatif de celles-ci. Il n’existerait pas indépendamment des corps. Dans l’approche relativiste de l’espace, pour autant qu’elle relève d’une étude sociologique, elle s’agira toujours d’un agencement de corps (humains et non humains). L’auteure vise à se distinguer de la posture classique qui sépare l’espace social de l’espace matériel, distinction qui laisse entendre qu’un espace pourrait apparaître par-delà le monde matériel, ou qu’un espace peut faire l’objet d’une observation de la part des êtres humains sans que cette observation soit pré-structurée socialement.

En anthropologie la focale a été mise sur les formes de répartition des humains suite à des processus de classification des espaces. L’usage de grilles ou bien de centres concentriques ; par exemple, sont au cœur des rapports de voisinage, de différenciation, ainsi que des rapports aux diverses institutions et des institutions entre-elles.

« Délimiter est une opération élémentaire, consubstantielle à l’orientation, qui situe l’homme par rapport au reste du monde, qui introduit un intérieur par rapport à un extérieur. Elle institue une rupture dans ce qui est continu en créant une frontière, un bord, une lisière, bref une séparation entre deux zones » (Segaud, 2010, p. 126).

La première délimitation que s’effectue est celle entre le sauvage et le domestique, entre le monde identifié et l’inconnu. Les délimitations de ces frontières sont basées sur des processus de catégorisation en séparant ce qui relève de la nature inconnue, non familière, non domestiquée et ce qui relève du monde familier, connu, maîtrisé et du spectre entre les deux. La question de la limite spatiale s’est premièrement posée lors de premiers établissements sédentaires : lieux de résidence, de culture, de stock, de rassemblement, etc. ont été assignés, séparés, tracés. Concernant l’alimentation, le continuum zones sauvages–zones de cultures– zones de résidence pose les premières bases de la séparation des espaces selon la dichotomie sauvage/domestique qui, dans la mesure où ses termes ne se présentent jamais à l’état pur, mais toujours dans le mélange de l’un et de l’autre, n’est pas pour autant dualiste (Leroi-Gourhan, 1945; Lévi-Strauss, 1962). Ces espaces peuvent être plus ou moins fermés, être plus ou moins spécifiés et soumis aux rythmes temporels des activités de la communauté. Le processus d’assignation se produit selon les âges, les statuts, les sexes ou la parenté et va de pair avec les prohibitions et tabous quant à l’occupation d’autres espaces. La classification purement anthropologique est activée lors de la fondation et de l’assignation spatiale. Le passage du sauvage au domestique se fait par le biais de relations fondées sur les différenciations entre l’intérieur et l’extérieur, le familier et l’inconnu, le propre el sale. Tous les groupements humains effectuent ces séparations qui remontent aux premiers établissements suite à la sédentarisation (Douglas, 1967; Lévi-Strauss, 1962, 2001).

Délimiter, c’est opérer une démarcation entre des espaces en leur accordant des fonctions et des normes différenciées selon la propriété, la sécurité, l’ordre, les rapports sociaux, etc. Ce « striage » de l’espace rompt avec la continuité provoquant des « coupures d’ordre temporel et spatial » comme nous le rappelle Marion Segaud (2010). L’habitat informel est par ailleurs une permanente fondation de l’espace, par effet des appropriations matérielles et symboliques et par l’usage improvisé de matériaux et de savoir-faire contingents et spontanés, qui fait aujourd’hui l’objet de nouveaux investissements esthétiques (Dovey et King, 2011; McFarlane, 2011; Roy, 2011). Les espaces ainsi constitués sont à la base aussi de comportements qui leur sont attribués a priori et qui se transforment réciproquement par les usages qu’en font les individus, par les diverses pratiques d’appropriation et par les valeurs qui marquent, délimitent ou au contraire en détruisent et brouillent les frontières. Les assignations fonctionnelles des espaces ne se limitent pas aux différenciations entre un espace privé et un espace public. Les

différenciations entre les sexes, les âges et les activités rythment et coordonnent le groupe en indiquant le type d’activité, son appareil normatif et les rôles attribués selon des inscriptions spatiales tant symboliques que matérielles.

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