• Aucun résultat trouvé

Espace de parole versus Manipulation

supposions que celle-ci se créait difficilement avec les détenus étant donné le risque d'amalgame que pouvaient faire ces derniers entre le service médical et l'autorité pénitentiaire.

L'ensemble de nos entretiens nous a permis de constater que les détenus ont connaissance de l'indépendance du service médical vis-à-vis de la prison.

«L'alliance thérapeutique se fait sans difficulté particulière. Les patients se rendent compte que le service médical est là "pour leur bien". La grande majorité des patients comprennent que nous sommes indépendants des autorités de sanction» (communication personnelle [entretien 1] 15 février 2013).

«Maintenant, euh le service médical, les infirmiers, les médecins, ne sont pas perçus comme... comme des alliés ou des geôliers, enfin des représentants de la loi en tous cas. Donc euh, la différence est bien faite et donc généralement on peut quand même avoir une alliance qui se fait relativement bien avec les détenus en demande» (communication personnelle [entretien 2] 16 mai 2013).

Non seulement, il n'y a pas d'amalgame, mais en plus le service médical représente un espace de parole pour les détenus.

Le contexte carcéral limite les ressources que les détenus pourraient utiliser, telles que leurs familles, leurs amis, etc. Dans ce contexte, les soignants font figure d'unique ressource − ou presque − pour ces détenus. De plus, comme ces derniers sont enfermés en cellule 23 heures sur 24, monter au service médical peut représenter une occasion de sortir de cet espace réduit et donc constituer une "bouffée d'air".

«Et puis c'est des gens qui, souvent, ont pas de famille, pas de réseau, qui vivent dans un milieu, quand même, qui est dur hein, la rue tout ça, et donc c'est un espace de parole important et même si on parle pas du vrai problème, on crée un lien quand même» (communication personnelle [entretien 4] 27 mai 2013).

«Après c'est peut-être plus vraiment en lien avec la prévention des maladies infectieuses, mais on fait appel à nous aussi parce que ça permet au détenu de se sortir de la cellule, de sortir un petit peu des conversations qu'il peut y avoir régulièrement avec les autres détenus et puis, euh simplement d'avoir une bouffée d'air et de parler un petit peu d'autre chose» (communication personnelle [entretien 2] 16 mai 2013).

Nous voyons comment cet espace de parole peut servir de base à la création du lien. Nous savons que les détenus ne l'utilisent pas toujours dans le but de parler du "vrai problème". Cependant, cela démontre la confiance accordée au service médical et son utilisation comme ressource. Une fois cette étape acquise, il devient possible pour le soignant d'entamer une relation thérapeutique, puisque le détenu est suffisamment en confiance pour aborder les "vrais problèmes". C'est à ce moment que le soignant peut effectuer de la prévention primaire en lien avec les problèmes de santé évoqués par le détenu et peut également discuter des sujets "tabous" tels que la consommation de drogues et la sexualité.

Le personnel du service médical de Champ-Dollon fait preuve de compétences irréfutables, puisqu'il parvient à s'imposer comme partenaire et donc comme ressource pour le détenu. Nous insistons sur ce point, car nous avons pu constater, à travers la littérature, que cet aspect n'est pas propre à toutes les prisons, même en Suisse, où l'amalgame existe et par conséquent le service médical ne peut représenter un espace de parole et donc une ressource.

«Les détenus voient peu clair la façon dont le secret médical est réglé et la nature des informations qui sont transmises à des instances non-médicales. Ceci provoque de la méfiance, ce qui fait que le service médical n'est visité qu'avec réserve et que les questions problématiques (par exemple, consommation de drogues ou relations sexuelles) ne sont pas abordées» (Karger et al., 2000).

Nous avons relevé précédemment que le service médical semble être l'une des seules ressources disponibles pour le détenu. Cet aspect peut être, selon nous, délétère. En effet, le service médical étant le seul service au sein de la prison qui ne dépend pas de l'autorité pénitentiaire, son rôle peut être détourné par les détenus. En effet, les soignants représentent les seuls professionnels, au sein de la prison, en qui les détenus peuvent avoir confiance. Cet aspect peut amener les détenus à "abuser" de cette relation en faisant des demandes injustifiées ou encore à manipuler les soignants dans le but d'obtenir des médicaments, par exemple.

«Alors il y a beaucoup de manipulation autour de ça. C'est pas une vrai alliance thérapeutique moi je dirais. Peut-être ok, avec certains patients. Mais souvent ils montent ici pour avoir beaucoup de médicaments, donc voilà quoi. C'est à nous de, comment dire, poser des limites et c'est à nous de négocier, de revoir le patient» (communication personnelle [entretien 3] 16 mai 2013).

«Ce qui peut être aussi parfois embêtant, c'est qu'ils montent au service médical en pensant, par ce biais-là, obtenir des trucs ou plus de choses et là on leur dit que nous on est pas là pour ça, mais on profite de ce moment pour leur parler des risques, de se piquer avec la seringue des autres, etc. ... par exemple pour avoir des médicaments, des benzo, de tout quoi, pour les revendre» (communication personnelle [entretien 4] 27 mai 2013).

Parfois le service médical peut même avoir un impact sur la durée d'incarcération des détenus, ces derniers le savent bien et peuvent l'utiliser.

«Alors c'est à ce moment-là eux qu'ils peuvent nous utiliser, parce que l'avocat peut dire par exemple, ok si vous avez un suivi à l'extérieur, si vous avez un certificat qui dit que vous êtes suivis à l'extérieur pour les addictions euh bah ça va vous aider pour votre problème judiciaire et donc eux-mêmes ils peuvent utiliser ça. Ça, ça arrive souvent» (communication personnelle [entretien 4] 27 mai 2013).

Partant de là, les soignants doivent donc constamment être attentifs à ce risque et poser des limites avec les détenus, afin de ne pas entraver leur relation, celle-ci étant la base même d'une prévention efficace.