• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 Le théâtre futuriste face aux expérimentations artistiques de

A. Environnements artistiques

Témoin d’un environnement artistique riche de propositions et même d’expérimentations, le début du XXe siècle n’est évidemment pas le terrain des

seules réformes futuristes.

A.1. Les réformateurs de la scène théâtrale

Puisque le théâtre incarne ce domaine idéalement conçu pour accueillir les expérimentations futuristes, il paraît important de porter le regard sur la scène théâtrale environnante — de manière volontairement très partielle — à ce mouvement radicalisé. Retournons pour se faire quelques années avant la suture séculaire.

Car si le futurisme, qui touche l’ensemble des domaines sociaux, culturels et artistiques, apparaît en 1909, la sphère théâtrale est quant à elle traversée d’interrogations et connaît de fait des transformations dès les années 1880. C’est en effet au cours de cette décennie, en 1887, qu’est proclamée la naissance de ce que l’on appelle la mise en scène moderne. Élan d’émancipation de la figure du metteur en scène comme artiste créateur à part entière, son représentant est André Antoine, fondateur la même année à Paris, du Théâtre Libre. Sans pour autant adhérer au vrai et au vraisemblable, Antoine prône l’abandon des intrigues fantaisistes et illusionnistes et défend la ligne artistique du naturalisme, auquel les futuristes s’opposent fermement.

L’initiative réformatrice d’André Antoine n’est évidemment pas isolée, et le prochain cas, celui du Britannique Edward Gordon Craig, répond de la même

logique que celle aboutissant à la distinction entre symbolistes et futuristes : de l’assimilation, les futuristes finissent par opter pour la distinction.

« Si, fatalement, […] les théories de Craig allaient constituer un véritable point de départ pour les futuristes […], il reste que la recherche futuriste mène à l’intensification de l’impressionnisme, au jeu dissymétrique et déséquilibrant du dynamisme vitaliste qui, d’emblée, refuse la racine symboliste, entre harmonie et évanescence, de la vision de Craig111. »

Néanmoins, au regard de notre sujet, il est primordial de noter l’influence très concrète — revendiquée — de Craig sur certains futuristes, constituant notre corpus d’artistes ayant approché plus ou moins directement la lisière entre théâtre et cinéma. Ne serait-ce que parce qu’en cette première décennie du XXe siècle, si les

recherches de Craig — même constat pour Adolphe Appia — étaient connues en Italie, aucune investigation approfondie n’y avait cependant été menée à leur sujet. Parmi ces artistes à tendance futuriste qui proposent un contrepoint à cette réalité italienne, nous trouvons Achille Ricciardi. Ce dernier fonde le Théâtre de la Couleur, déterminant la nouvelle narrativité et la nouvelle « psychologie » théâtrale sur le simple effet sensoriel d’une combinaison des formes, des matières et des couleurs. Parmi les similarités présentes entre le mouvement marinettien et les expérimentations de Craig, on retrouve une même conception globalisante des enjeux et des procédés théâtraux. Selon lui, scénographie, jeu d’acteur, lumière et appréhension du public doivent être envisagés, et conjointement, pour parvenir à la nouvelle forme théâtrale. Par ailleurs, selon Bénédicte Boisson, Alice Folco et Ariane Martinez,

« Craig est l’un des premiers metteurs en scène à distinguer radicalement l’art théâtral de la littérature dramatique. […] Convaincu que l’art théâtral naît de l’union du mouvement (geste et danse), du décor (incluant les costumes et les éclairages) et de la voix (parlé et chantée, par opposition aux paroles écrites), Craig pense que le théâtre de l’avenir se passera de la pièce écrite112. »

A.2. Les avant-gardes

Plus directement, quand bien même il s’en distingue une fois encore, le futurisme est rattaché, par l’histoire des arts, à la vague artistique des avant-gardes occidentales de la première moitié du XXe siècle.

111 Idem., p.30

Comme le souligne Béatrice Joyeux-Prunel dans ses deux ouvrages complémentaires, Les avant-gardes artistiques 1848-1918. Une histoire

transnationale et Les avant-gardes artistiques 1918-1945. Une histoire transnationale, l’appréhension des avant-gardes est une chose tout à fait complexe.

Leur constitution, leurs modalités, leurs actions et leurs répercussions présentent un foisonnement d’événements, de conditions et d’acteurs. Si le premier ouvrage de Béatrice Joyeux-Prunel nous apprend que la fibre artistique qualifiée d’avant- gardiste apparaît, à son état de germe, dès 1848 pour se matérialiser dans l’œuvre du peintre Gustave Courbet, nous centrerons nos remarques sur une période débutant en 1909, année de fondation du futurisme, période étudiée par une autre chercheuse, Anne Tomiche, dans son ouvrage La naissance des avant-gardes

occidentales : 1909-1922. Giovanni Lista atteste de cette périodisation lorsqu’il

présente le futurisme dans ses ouvrages comme la première des avant-gardes. Cette période regroupe les courants avant-gardistes du vorticisme anglais, du dadaïsme, du futurisme russe, et bien sûr, du futurisme italien. Nous rappelant que le terme d’avant-garde – même s’il est d’ores et déjà présent dans le vocabulaire militaire lors de l’apparition des courants en « isme » – n’apparaît dans son acception artistique que plus tard, et surtout, jamais sous la plume revendicatrice des acteurs même des avant-gardes, Anne Tomiche propose alternativement l’expression d’« arrière-garde113 » pour définir ces groupements.

Avant de commenter ce qui sépare le futurisme italien de ses homologues, notons de nombreuses similarités. Se développant en Occident avant et pendant la Première guerre mondiale, les avant-gardes sont incarnées par des

« mouvements qui se sont autoproclamés tels et qui ont mis au centre de leurs revendications un renouvellement radical des pratiques artistiques, pensé comme indissociable d’une remise en question sociale plus large : futurisme italien, futurisme russe, vorticisme, dadaïsme114. »

Dans une commune « dimension programmatique115 », ces mouvements

décrètent un refus incisif des conventions littéraires et artistiques en vigueur. Unis dans un « refus de la Beauté, de l’harmonie et du bon goût en tant que conventions », un « mépris des institutions et de l’Establishment », la « défense d’une place privilégiée de l’Art dans le monde social », « tous pensent à la fois leur rapport au

113 TOMICHE Anne, op.cit., p.209 114 Idem., p.3

passé et à la tradition et leur rapport au présent et à la nouveauté116 ». Tous, se

définissant par relation — affinités ou contradictions — « naissent dans un contexte socio-historique précis et loin de chercher à s’en abstraire ils cherchent au contraire à repenser la place et le statut de l’art dans ce qu’ils appellent “la vie”. »

Seulement, le futurisme semble se distinguer malgré tout. En plus de penser le rapport art-vie en partant de l’art pour finalement y revenir, le mouvement italien élabore un dialogue plus franc. Si le statut de l’art doit être réfléchi dans l’amalgame vital, le processus inverse doit être tout autant recherché par les artistes, car finalement, le message de Marinetti, chef d’un mouvement foncièrement artistique, s’organise « au sein d’une prise de conscience plus générale qui transcende le domaine de la littérature et des arts117 ». Dans un élan réciproque, c’est la vie elle-

même qui doit nourrir les nouvelles esthétiques, et l’art qui doit modifier ce qui fait la vie.