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Chapitre 1 Eléments et complexes scéniques : donner corps à l’idée

C. Au-delà des corps organique et mécanique « Matière » et matérialités :

C.1. Les complexes scéniques

Tous les éléments que nous avons déjà étudiés dans cette seconde partie (personnage, acteur, machine et objet) sont finalement intégrés à la composition scénique dans la perspective du spectacle. Avec la théâtralité futuriste, la scène, qui est l’endroit de la réalisation, est modulée selon une nouvelle construction, une nouvelle organisation : les complexes scéniques.

Dans un premier élan, les futuristes conçoivent les complexes plastiques, qui sont d’abord dédiés à la peinture. Ce que nous nommons ici les complexes scéniques est l’application des complexes plastiques au théâtre. Dans son ouvrage

L’antiphilosophie futuriste. Propagande, idéologie et concepts dans les manifestes de l’avant-garde italienne, Serge Milan décrit le complexe plastique futuriste

comme un « programme de transformation totale et radicale du milieu humain en vue de le dynamiser ». Il a pour caractéristique principale d’« exalter la vitesse, une

253 DEPERO F., BALLA G., Reconstruction futuriste de l’univers (1915), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.870

vitesse abstraite sous toutes ses formes — légèreté, couleur, luminosité, métamorphose, odeur, bruit, mouvement “relatif + absolu” porté jusqu’à l’apparition-disparition instantanée des corps », et pour résultante de créer un « milieu artificiel », « ludique et synesthésique, bouleversant violemment et de façon très frappante les catégories esthétiques et artistiques habituelles255. »

Ce qui se passe sur les scènes futuristes pourrait être décrit de la même manière. Mais une fois adoptée une définition des complexes scéniques, la lecture des théories et l’analyse des propositions théâtrales qui y répondent nous ont en fait conduit pour plusieurs raisons à un rapprochement entre les phénomènes futuristes et la pensée de Gilles Deleuze.

Par les complexes, qu’ils soient plastiques ou scéniques, les futuristes cherchent à traduire matériellement des sensations. C’est la dynamique même de toute leur démarche artistique, au nom du fait que, selon Depero, « tout atome de vie peut être l’objet d’une interprétation plastique de grande importance256 ». Au-

delà, deux réflexions retiennent particulièrement notre attention. L’une de Giacomo Balla et Fortunato Depero, développée dans leur manifeste Reconstruction futuriste

de l’univers et l’autre élaborée par Enrico Prampolini dans son manifeste fondateur

du Théâtre magnétique, présentées ici dans cet ordre : « La découverte-invention systématique infinie

Au moyen de l’abstraction complexe-constructive-bruitiste, c’est-à-dire le style futuriste. Chaque action qui se déroule dans l’espace, chaque émotion vécue, sera pour nous l’intuition d’une découverte.

EXEMPLES : En voyant monter rapidement un aéroplane, tandis qu’un orchestre jouait sur une place, nous avons eu l’intuition du Concert plastico-cinético-bruitiste dans l’espace et du Lancement de concerts aériens au-dessus de la ville257. »

« Il [le Théâtre magnétique] veut repousser les limites de la représentation visuelle, esthétique et traditionnelle, créer de nouvelles exigences dans l’interprétation introspective des apparences scéniques. Il veut créer l’apparence magnétique d’un spectacle visuel capable de traduire les éléments de la réalité quotidienne en éléments abstraits de la fiction

255 MILAN Serge, op.cit., p.73

256 DEPERO Fortunato, Théâtre plastique (1919), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.1138

257 BALLA G., DEPERO F., Reconstruction futuriste de l’univers (1915), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.871-872

éternelle. Il veut unir l’action de la pensée au système de l’interprétation258. »

Et à ces propositions nous voulons faire aussitôt correspondre une réflexion de Gilles Deleuze. Avant de nous en expliquer, laissons s’exprimer d’elle-même l’idée qui nous a été induite par cette féconde confrontation :

« Je crois qu’un artiste c’est quelqu’un qui crée des percepts. […] Les percepts ce ne sont pas des perceptions. Il [l’artiste] veut arriver à construire des ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent à ceux qui les éprouvent. Un percept c’est un ensemble de perceptions et de sensations qui survit à celui qui l’éprouve. Quelqu’un sort le matin et il sent un air frais, lui arrive une odeur de n’importe, de pain grillé admettons, il y a un complexe de sensations, un oiseau passe dans le ciel, il y a un complexe de sensations. Qu’est-ce que ça devient quand est mort celui qui l’éprouve, quand il fait autre chose ? Qu’est-ce que ça devient ? C’est bête ça me paraît un peu la question de l’art ça. L’art donne une réponse à ça. Donner une durée ou une éternité à ce complexe de sensations qui n’est plus saisi comme étant éprouvé par quelqu’un259. »

Tandis que Deleuze s’accorde à dire que la philosophie est créatrice de concepts, que la musique est la potentielle créatrice d’affects, le troisième élément qu’est le percept est quant à lui à la charge de l’art et de ses mains amies.

La forte similitude entre les propos tenus en 1988 par Gilles Deleuze, grande figure des théories sur l’art cinématographique260, et les réflexions menées au sein

des manifestes futuristes italiens de la première moitié du XXe siècle a nourri

beaucoup des arguments qui s’organisent dans ce travail de recherche. Jusque dans l’utilisation des termes les deux discours se croisent. En 1924, le fondateur du futurisme, Filippo Tommaso Marinetti, conclut son manifeste pour la création du Théâtre antipsychologique abstrait de purs éléments et du Théâtre tactile par cette avant-dernière phrase :

« La synthèse abstraite alogique d’éléments purs, présentant au public, sans psychologie, les forces de la vie en mouvement. La synthèse abstraite est une combinaison alogique et surprenante de blocs de sensations typiques261. »

258 PRAMPOLINI Enrico, Le Théâtre magnétique (1926), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909- 1944, op.cit., p.1560

259 DELEUZE Gilles, in BOUTANG Pierre-André (réal.), « I comme Idée », L’Abécédaire, 1988

260 Ses deux ouvrages majeurs concernant le cinéma : DELEUZE Gilles, L’image-mouvement, Éditions de Minuit, 1983 et L’image-temps, Éditions de Minuit, 1985.

261 MARINETTI Filippo Tommaso, Après le théâtre synthétique et le théâtre à surprise, nous inventons le théâtre antipsychologique abstrait de purs éléments et le théâtre tactile (1924), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.1490

En 1987, à l’occasion d’une conférence donnée à la Fémis intitulée « Qu’est- ce que l’acte de création262 ? », Gilles Deleuze s’exprime autour d’une notion qui

découle directement du chemin réflexif parcouru dans L’image-temps et L’image-

mouvement quelques années auparavant, à savoir les « blocs ». Prêtant à chaque

discipline créatrice — qu’elle soit de nature scientifique, philosophique ou artistique — la nécessité d’un moyen d’expression qui lui est propre, il étaye l’idée avancée plus haut qui consistait à dire que la philosophie crée des concepts tandis que l’art crée des percepts. Il le fait en avançant que dans le cadre même de ces percepts particuliers aux disciplines artistiques, se déclinent des catégories propres à chaque art. Pour illustration : la peinture pour raconter des « histoires » — qui, elles, relèvent d’une volonté ou d’une porosité traversant toutes les formes d’expression —, crée des « blocs de lignes-couleurs ». Le moyen du cinéma, lui, se loge dans les « blocs de mouvements-durée ». Avec toute la réserve et la prudence qu’induit évidemment la disjonction temporelle entre Deleuze et le futurisme — et même, disjonction tout court, puisque Deleuze ne revendique aucunement une inspiration futuriste dans l’élaboration d’aucune de ses thèses — nous sommes malgré tout tentée de faire se rencontrer les idées et de compléter ainsi : le théâtre, tel qu’il est théorisé par les artistes futuristes à l’image de Marinetti, est créateur de « blocs de sensations ». Par ce moyen a priori propre, il s’aligne sur le cinéma ou la peinture, au moins sur le terrain des hypothèses deleuziennes.

Outre ces considérations hypothétiques, nous tenons à faire état d’une caractéristique fondamentale des complexes scéniques, car elle constitue une clé essentielle des raisonnements qui interviendront plus tard. Dans les textes futuristes qui les présentent et les éprouvent, les complexes au devenir scénique sont caractérisés par deux valeurs principales : le cinétisme et la synesthésie.

« La synesthésie est un phénomène défini comme étant la prescience d’une sensation perçue par un sens et exprimée comme si elle était connue par un autre sens263 ». Cette définition aidant, nous pouvons aisément constater toute

l’effectivité de la synesthésie dans une théâtralité futuriste où les repères perceptifs conventionnels sont totalement heurtés dans leurs fondements. Sensations et

262 Enregistrement présent dans l’édition du DVD L’Abécédaire, voir in BOUTANG Pierre-André (réal.), L’Abécédaire, 1988

263 VIANELLO Alberto, Synesthésie et sympsychie (1926), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909- 1944, op.cit., p.1562

perceptions se dérobent à tout schéma obligatoire et immuable, pour s’aventurer dans les flux brouillés de l’expérience sensible pure.

Si nous n’avons trouvé aucune définition aussi claire du cinétisme donnée par un futuriste, ce que nous avons pu lire de ce mot dans le Dictionnaire historique de

la langue française a été tout aussi éclairant : est cinétique « ce qui a le mouvement

pour principe264 ». En somme, les complexes scéniques futuristes ont le mouvement

pour principe.