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Chapitre 1 Eléments et complexes scéniques : donner corps à l’idée

B. Fusion ou confusion La traduction du rapport homme/machine sur le

B.1. Anatomie d’un rapport

Très vite dans le discours futuriste, se distingue la voie de la machine. Alors que la synthèse devient « la base même de l’art futuriste207 », et même, « prétend

dépasser le statut de système de représentation conventionnel pour toucher à la structure ontologique du monde208 », la machine semble incarner cette synthèse

absolue. Expression de la modernité, de la vitesse, des conditions et aspirations nouvelles et en devenir, elle est la synthèse des efforts et des progrès de la civilisation humaine209. Elle transcende son statut simple de pur objet, et à l’image

de l’homme lui-même, se fait potentiel créateur, force vitale et « naturelle210 ». Les

futuristes vont jusqu’à impliquer homme et machine dans un rapport mutuel de filiation. Si la machine est le fruit de la création humaine, c’est elle qui, ensuite, produit l’homme de demain211.

À tous ces égards, la « Machine » — elle aussi pourvue d’une majuscule qui la définit comme entité intangible — devient finalement la nouvelle Divinité212, le

modèle ultime, par et pour lequel l’humanité doit s’organiser. Dans cette poussée idéologique, Enrico Prampolini, Ivo Pannagi et Vinicio Paladini expriment :

207 MILAN Serge, L’antiphilosophie du futurisme. Propagande, idéologie et concepts dans les manifestes de l’avant-garde italienne, Lausanne, L’Age d’Homme, 2009, p.150

208 Ibidem.

209 Cf. « Nous croyons que la MACHINE (synthèse et vitesse essentielle du présent, qui remplacera ou perfectionnera toutes les autres manifestations naturelles) contient en soi le principe moteur de la nouvelle sensibilité supérieure à tout autre dérivation. » in FILLÌA, CALIGARIS A.C., CURTONI P., L’idole mécanique – version définitive (1925), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.1543

210 FILLÌA, Art futuriste et mystère mécanique (1927), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.1602

211 Dans les textes futuristes nous retrouvons une application directe de la génétique à la machine. Cf. in MARINETTI F.T., L’homme multiplié et le règne de la machine, la correspondance établie entre homme et machine : le « constructeur » de la machine en est le « père », in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.210. Dans son ouvrage, Serge Milan parle de « cybernétique ». Voir MILAN Serge, op.cit., p.91

212 Cette nouvelle divinité appartient à la « Religion du Nouveau ». Voir par exemple : « En ce temps futuriste qui est le nôtre, dévoué à la grande Religion du Nouveau, la Machine est une nouvelle divinité qui illumine, domine, distribue ses dons et punit. » in PRAMPOLINI E., PANNAGGI I., PALADINI V., L’arte meccanica (1923), cité in Idem., p.90

« La Modernolâtrie prêchée par Boccioni nous attire toujours plus. L’époque dans laquelle nous vivons, typiquement futuriste, se distinguera entre toutes par la divinité qui y règne : la Machine213. »

Serge Milan confirme qu’en écrivant le manifeste intitulé L’arte meccanica, Prampolini, Pannagi et Paladini, « marquent un tournant dans la signification que le Futurisme attribue à la machine214 ».

Après avoir rejoint et intégré la sphère des problématiques humaines modernes, la machine doit à présent se répandre à son tour afin de rendre effective cette dynamique cyclique qui, dans le futurisme, devient source ultime de création. À ce titre,

« nous autres futuristes imposons à la Machine de se libérer de sa fonction pratique et de s’élever à la vie spirituelle et désintéressée de l’art pour devenir une très haute et féconde inspiratrice215. »

Si la machine gagne l’art, « né poteva mancare il teatro : la macchina esebisce e formula una legge in atto e cosi facendo si fa ispiratrice di una evoluzione216 »

[« le théâtre ne pouvait y échapper : la machine exhibe et formule une loi en acte, et ce faisant, inspire une évolution »]. Et le rapport homme/machine, du fait de sa nature, est double lorsqu’il concerne le théâtre. C’est-à-dire qu’il intervient à deux niveaux de lecture : dans un premier temps, la machine doit être représentée — présente — sur le plateau. Ensuite, elle doit inspirer et moduler les mécanismes théâtraux. Parce que justement, la machine ne se limite pas à sa définition simple de pur objet, elle doit se répandre selon l’idée d’une nouvelle morale dans laquelle « la machine est action et finalité217 ». En effet dans le cadre de la théâtralité

futuriste, il ne s’agit pas d’une volonté de « reproduire mimétiquement la machine selon son apparence », mais bien plutôt d’un « besoin de se saisir de “l’esprit” des machines, c’est-à-dire ses forces, ses rythmes, et les infinies analogies que la machine suggère218. »

Par son théâtre entre autres arts, le futurisme souhaite mettre à jour une nouvelle sensibilité humaine, nourrie des réalités en vigueur au début du XXe siècle.

213 Ibidem. 214 Ibid. 215 Ibid.

216 LISTA Giovanni, Lo spettacolo futurista, Florence, Cantini, 1990, p.116

217 FILLÌA, CALIGARIS A.C., CURTONI P., L’idole mécanique – version définitive (1925), in LISTA Giovanni, Le futurisme. Textes et manifestes, 1909-1944, op.cit., p.1543

218 [« Non si tratta però di mimare la macchina in quanto idolo « esteriore » bisogna cogliere della macchine lo « spirito », cioè le forze, i ritmi, e le infinite analogie che la macchina suggerisce »], in LISTA Giovanni, Lo spettacolo futurista, op.cit., p.115

Or à l’en croire, cette « sensibilité » est « modifiée et renouvelée par la Machine219 ». L’art étant aux prises directes avec cette sensibilité, il est, en écho,

nécessairement transformé selon la machine, ses rythmes, ses forces, son fonctionnement en somme, et ce pour « rendre l’esprit de notre vie220 ».

« La nature mécanique, organisée par l’homme en tant que fonction, est très riche d’éléments inconnus à nos sens et à notre pensée, elle est densément pleine d’abîmes impénétrables et inexplorés. Ce que la Machine peut conduire à atteindre a multiplié, changé et accru la fièvre de recherche, dans l’interprétation de l’univers221. »

Moyen d’exprimer cette interprétation de l’univers à force d’expérimentations, l’art semble devoir, par le futurisme, actualiser sa substance même. Nous verrons que suivant ce schème, la théâtralité futuriste devient source de quelques fusions et confusions, répondant de la nature double du rapport homme/machine que nous évoquons. Tantôt le théâtre futuriste met en jeu une fusion de l’homme et de la machine, par la représentation sur scène de cette dernière qui est alors un motif bien présent, tantôt il dégage au-delà de toute présence, la sensation de la machine qui habite alors le plateau sans même y être installée. C’est là l’endroit d’une confusion qui n’est pas sans implication dans la perception d’une certaine présence du cinéma dans les propositions théâtrales futuristes.