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L’environnement de la Rome républicaine qui nous intéresse se caractérise par un bilinguisme accru de la population, même s’il faut considérer des niveaux différents dans l’appropriation et l’usage du grec par les Romains. Dans le but d’estimer le degré de maîtrise du grec de Cicéron – et ainsi mieux justifier son emploi dans la Correspondance – nous allons d’abord préciser de quel type de bilinguisme il s’agit, avant de nous intéresser plus spécifiquement à sa mise en œuvre dans la société gréco-romaine.

Caractéristiques de la langue de l’individu bilingue

Swain (2002, p. 128-167) différencie deux types de bilinguisme dans l’Antiquité qui correspondent à deux façons de posséder la langue étrangère : d’une part, full « balanced » bilingualism, d’autre part « imperfect/partial » bilingualism. Pour comprendre et caractériser l’usage du grec de Cicéron dans la Correspondance, il nous semble important de tenir compte de cette distinction et de garder à l’esprit que Cicéron est avant tout un Romain.

Swain (2002, p. 128) fait l’hypothèse que l’enfant qualifié de full « balanced » bilingualism a des parents de nationalités différentes qui communiquent avec lui dans les

deux langues ou que celui-ci a été en contact avec la langue seconde (qui s’ajoute à sa langue maternelle) dès le plus jeune âge, soit parce qu’il est scolarisé dans un pays étranger (il apprend alors la langue seconde à l’école), soit parce qu’il réside dans un pays où se côtoient plusieurs langues, employées dans diverses situations123 de la vie quotidienne (l’apprentissage de la langue seconde s’effectue alors selon la place et les besoins de l’individu dans la société). Le choix, pour l’individu full « balanced » bilingualism, d’utiliser une langue plutôt qu’une autre dans telle situation donnée est appelé par Swain « unmarked choice » et correspond à un usage adapté à la situation. Lorsque l’individu viole (violate), généralement sans le vouloir, les règles appropriées à la situation, alors celui-ci commet « a marked choice124 ». L’individu « imperfect/partial » bilingualism souffre d’importantes lacunes dans sa langue seconde ; toutefois, il possède une bonne compréhension de cette langue qu’il ne parle pas couramment. Cet écart dans la maîtrise des deux langues influe alors sur leur usage respectif puisque, par rapport à l’individu full « balanced » bilingualism, Swain (2002, p. 129) précise que : « he cannot access in full the dual culturals choices open to the perfect bilingual ». Autrement dit, le choix d’utiliser une langue plutôt qu’une autre dépend de sa capacité à formuler son propos dans cette langue, et non de la situation à laquelle il est confronté.

Swain (2002, p. 129) dit de Cicéron : « [he] (…) was able to compose Greek prose and verse to deliver set speeches in Greek before a Greek audience ». L’auteur souligne en outre l’équivalence des deux langues – latine et grecque – pour un locuteur romain de l’époque de Cicéron qui baignait dès son plus jeune âge dans une culture utraque lingua. Ainsi, Cicéron serait un full « balanced » bilingualism. Témoignage important pour nous, Cicéron lui-même précise son emploi du latin et du grec et leurs avantages respectifs pour la pratique de l’éloquence dans un passage du Brutus (310) :

Commentabar declamitans (sic enim nunc loquuntur) saepe cum M. Pisone et cum Q. Pompeio aut cum aliquo cotidie, idque faciebam multum etiam Latine sed Graece saepius, uel quod Graeca oratio plura ornamenta suppeditans consuetudinem

123 Swain (2002, p. 129) précise qu’un individu qui parle plusieurs langues fait un usage différent de chaque langue en fonction des situations auxquelles il est confronté : il cite, entre autres, l’usage quotidien, privé, public et religieux de la langue.

124 Swain (2002, p. 129) explique qu’un « marked choice » se produit dans le cas où un mot (ou une phrase) isolé, connu dans les deux langues par l’individu, ne constitue pas une condition nécessaire à la réalisation de l’acte énonciatif. Autrement dit, son emploi dans une langue plutôt que dans une autre n’est pas justifié dans le contexte de la phrase.

similiter Latine dicendi afferebat, uel quod a Graecis summus doctoribus, nisi Graece dicerem, neque corrigi possem neque doceri125.

Le grec est certes un moyen pour Cicéron de s’entraîner à la déclamation (declamitans) mais lui est surtout utile pour se faire comprendre des orateurs grecs, ces maîtres de l’éloquence (a Graecis summus doctoribus) : l’usage du grec apparaît alors à la fois comme un divertissement et une nécessité pour notre auteur. Or, Swain (2002, p. 137) remarque que s’il est vrai que les Romains utilisent le grec « to express rhetorical and philosophical technical terms », Cicéron en fait un tout autre usage dans la Correspondance : même si une partie des termes grecs employés par celui-ci dans ses lettres relèvent d’un grec technique, de nombreuses lexies et séquences grecques réfèrent à d’autres domaines de la culture, quand il ne s’agit pas de créations lexicales d’ailleurs assez originales de la part de notre auteur. Swain (2002, p. 137-138) émet plusieurs hypothèses pour expliquer le grec de Cicéron dans ses lettres :

- la « déficience » de la langue latine (« the ‘deficiency’ of Latin ») en matière de vocabulaire et de précision lexicale. Nous développerons cet argument dans la section suivante.

- la capacité de la langue grecque à exprimer le mot juste, là où le latin recourrait à une périphrase, par exemple (« the brevity offered by a Greek term » ; « the selection of the mot juste »).

- les termes mentionnés en grec par Cicéron ont entièrement pénétré la langue et ne peuvent donc pas être considérés comme des emprunts126.

- le fait que le grec relève d’un langage secret et codé, utilisé par les personnages importants de la société romaine afin d’être compris uniquement de leur correspondant (« Greek was in regular use as a ‘language of intimacy’ among the Roman nobility of the Late Republic »)127.

125 « Je composais des déclamations (c’est le terme qu’on emploie aujourd’hui), souvent avec Marcus Piso et Quintus Pompeius, d’autres fois avec quelqu’un d’autre, mais <régulièrement> tous les jours ; et ces exercices, je les faisais souvent en latin, mais plus fréquemment en grec, parce que le grec, plus riche en effets de style, m’accoutumait à des procédés oratoires applicables en latin, et aussi parce que les meilleurs maîtres de la rhétorique grecque n’auraient pu, si je n’avais parlé leur langue, ni corriger mes fautes ni me donner des préceptes » (Cicéron, Brutus, 310).

126 Swain se fonde sur l’étude de Steele (1900, p. 388-389).

127 Swain cite alors Dubuisson M., « Le grec à Rome à l’époque de Cicéron : extension et qualité du bilinguisme », Annales (ESC), 1992 b, 47, p. 187-206. L’argument de Dubuisson évoqué ici se trouve à la page 194.

Ces quatre hypothèses nous donnent des pistes d’interprétation pertinentes pour le traitement de nos propres données. Si nous ne pouvons toutefois pas les vérifier, ces arguments nous prouvent en tout cas que les Romains de l’époque de Cicéron étaient exposés à un fort degré de bilinguisme, parlant aussi bien latin que grec et sachant parfaitement quand recourir à l’une ou l’autre langue.

Le bilinguisme de la société romaine du Ier siècle avant J.-C.

Si les Romains étaient totalement bilingues, c’est parce qu’ils étaient initiés très tôt à l’usage des deux langues : ils entendaient parler latin et grec dès la naissance et quand ils avaient atteint l’âge d’aller à l’école, les jeunes Romains suivaient des cours à la fois en latin et en grec. De plus, le rôle de la mémoire128 a semble-t-il grandement favorisé l’apprentissage des leçons, si nous nous référons aux exercices progressifs et quotidiens (progymnasmata) pratiqués par les Romains. Ceux-ci sont décrits par Chiron (2018) qui souligne l’importance de la répétition dans le processus de mémorisation, compétence qui doit être développée à la fois pour l’oral et pour l’écrit : par exemple, la lecture et l’audition, deux des cinq exercices quotidiens pratiqués par les écoliers romains, sont complémentaires : « si la lecture procède par imprégnation physique et mentale, l’audition fait davantage appel aux procédures de rétention, de mémorisation » (ibid., p. 190). Or, ce que Chiron précise ici à propos de la mémorisation, nous pouvons l’appliquer à l’apprentissage d’une langue qui nécessite à la fois d’être parlée et écrite pour être intégrée. Un exemple typique de l’Antiquité qui illustre le rôle de la répétition dans le processus de mémorisation est certainement les vers formulaires de l’Iliade et de l’Odyssée : pour Létoublon (2006, p. 19), « les formules jouent un rôle important dans la mémorisation de l’épopée pour les aèdes, dans le repérage des personnages et des ‘histoires’ par eux aussi bien que par le public ». Dans une société où l’oral prime l’écrit, le processus qui consiste à la mémorisation des œuvres homériques par le poète passe par la déclamation répétée des vers. Si le grec s’étend à toutes les classes sociales, c’est surtout grâce à sa pratique orale : en outre, s’il existe d’une part un grec spécifique des Grecs et un grec spécifique des Romains, d’autre part, au sein même de la socité romaine, nous trouvons deux types de grec : l’un se diffuse par l’oral, l’autre par l’écrit. Un terme qualifie cette langue particulière parlée par les Romains, qui n’est ni complètement du grec, ni complètement du

128 Sur le rôle de la mémoire dans l’Antiquité, nous renvoyons au développement de Quintilien, Institution oratoire, XI, 2, 40 qui en donne une définition et précise ses bénéfices.

grec mêlé au latin : la langue de la koinè qui s’apparente à ce que nous pourrions appeler le « grec vivant129 ».

Cicéron savait aussi bien manier la langue grecque littéraire – des philosophes et poètes grecs, tels que Platon ou Homère par exemple – que le grec de la koinè : son niveau de bilinguisme était si élevé130 qu’il pouvait user à sa guise de toutes les potentialités de la langue, en se permettant des jeux de mots en grec, par exemple : « Cicero demonstrates familiarity with range of different registers ans styles of Greek, from Homeric quotations to the Koine, and moreover proves himself adept at clever coinages » (Elder et Mullen, 2019, p. 149) . Cette capacité à forger des néologismes (coinages) dans une langue seconde est la preuve du degré élevé de bilinguisme de notre auteur, puisqu’il semble évident que la création lexicale nécessite au préalable une bonne compétence dans cette langue, mais aussi une bonne connaissance de l’environnement socio-culturel des individus la pratiquant : par exemple, dans la lettre à Atticus I.13.5., quand Cicéron qualifie le style de son ami de

Ἀττικώτερα (« un style plus Attique »),il sait que le terme fera sourire Atticus.

Aussi, une partie du grec de la Correspondance sert moins à exprimer des réalités techniques grecques impossibles à traduire en latin qu’à se livrer à un jeu plaisant131 sur les mots, pour se divertir et créer une connivence avec son correspondant. Le phénomène linguistique qui consiste à employer des termes d’une langue 2 (le grec ici) au sein d’un énoncé prononcé (ou rédigé) dans une langue 1 (le latin dans notre cas) s’appelle le code-switching. Selon Elder et Mullen (2019, p. 7), « code-switching in writing can be defined as the switch from one language to another within a single text, comparable to the definition of spoken code-switching as the use of more than one language within the same conversation or sentence ». Les auteurs (2019, p. 18), qui étudient un corpus de textes antiques, dénombrent « three categories of bilingual phenomena » : l’interférence

129 Marrou (1965, p. 351) : « Et ce grec spontané est un grec vivant, qui n’a rien de livresque (Cicéron est même le seul témoin d’un bon nombre de mots grecs qu’il emploie), empruntés au vocabulaire de la κοινή de son temps ».

130 Dans un passage de la « Vie de Cicéron » (5.2.), Plutarque souligne le rapport étroit que Cicéron entretenait avec la langue et la culture grecques, lien quasi affectif qui constituait un sujet de moquerie pour ses détracteurs : καὶ ταῖς ἀρχαῖς ὀκνηρῶς προσῄει καὶ παρηµελεῖτο, ταῦτα δὴ τὰ Ῥωµαίων τοῖςβαναυσοτάτοιςπρόχειρακαὶσυνήθηῥήµατα, Γραικὸςκαὶσχολαστικὸςἀκούων (« Il hésitait à briguer les magistratures, et l’on faisait peu de cas de lui : il s’entendait appeler de ces noms de Grec* et d’écolier, que le bas peuple de Rome a l’habitude d’employer si facilement »). *Cicéron était qualifié de Γραικός et non pas d’Ἕλλην ; or Graecus (ou Graeculus) sont des termes méprisants pour un Romain de cette époque (cf. Cassius Dion, Histoire romaine, XLVI, 18, 1).

131 Marrou (1965, p. 351) : « Le grec lui sert si souvent, en effet, à préciser une nuance de sa pensée, grâce à la richesse de son vocabulaire. Il lui sert aussi à varier, à plaisanter » ; (ibid., 1965, p. 353) : « au badinage spontané des lettres à Atticus ! ».

(interference) définie comme « the unintentional transfer of first language features into the second language », l’emprunt (borrowing) et le code-switching (ou alternance codique). Ceux-ci insistent sur la difficulté, pour le chercheur antiquisant, de classer une séquence grecque dans l’une de ses trois catégories et de justifier ce choix. Dans le but d’établir notre propre classification des citations grecques de la Correspondance, nous allons voir dans quels cas se produisent l’interférence et l’emprunt. Concernant le phénomène de code-switching, nous renvoyons à notre précédent travail132 ainsi qu’au chapitre 3 du livre de Adams (2003), Bilingualism and the Latin Language, qui établit une classifaction pertinente du grec de la Corresponance qui relève du code-switching.

L’interférence (interference)

Dubuisson (1981, p. 28) rapproche le phénomène d’interférence de « l’emploi simultané de deux langues ». En effet, lorsque le locuteur s’exprime dans deux langues différentes, par exemple en latin et en grec, il associe – consciemment ou non – ces deux langues qu’il place sur le même plan linguistique. De cette façon, il établit une comparaison entre elles et prend alors conscience des « lacunes, objectives ou subjectives » entre les deux systèmes linguistiques. L’interférence survient quand la lacune présente dans l’une des deux langues peut être « comblée » par l’usage de l’autre. Voici un exemple d’interférence issue de la Correspondance (Att. I.16.13.) :

Qua re, ut upinor, φιλοσοφητέον, id quod tu facis, et istos consulatus non flocci facteon.

L’emploi de facteon pour faciendum, terme forgé à l’imitation du grec φιλοσοφητέον

employé juste avant dans la phrase, constitue une interférence syntaxique : Cicéron transfère – consciemment ici – certaines caractéristiques grammaticales de la langue A (le grec) à la langue B (le latin). Autrement dit, il transpose les caractéristiques grammaticales de l’adjectif verbal suffixé en - τέον dans la langue latine, ce qui crée alors une interférence syntaxique133.

132 Jullion, « Étude du bilinguisme gréco-latin dans le corpus épistolaire de Cicéron », Mémoire de master 1 mention Arts, Lettres, Civilisation, Université Grenoble Alpes, 2020.

[En ligne] : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02895452

133 Swain (2002, p. 155) dit à ce propos qu’en créant une telle interférence, Cicéron « violates Myers-Scotton’s system morpheme principle », en admettant toutefois que « Latin and Greek are typologically similar languages ». Pour une description complète du modèle développé par Carol Myers-Scotton, nommé Matrix-Language-Frame et abrégé MLF, nous renvoyons à Swain (2002, p. 141).

L’emprunt (borrowing)

Pour expliquer le phénomène d’emprunt, Meillet (2004 [1928], p. 213) indiquait que certains « termes grecs (…) rendent mieux [le] sentiment profond que [certaines] expressions latines ». Cicéron, qui admet certes que le grec exprime de façon plus explicite des réalités parfois intraduisibles en latin, préfère toutefois à l’emprunt le processus qui consiste à charger les mots latins d’un sens grec : d’un point de vue linguistique, il crée alors des emprunts de sens, moins susceptibles « d’altérer le caractère latin de sa langue » que des emprunts grecs selon Meillet (2004 [1928], p. 214). Ce dernier mentionne l’exemple du mot latin ars qui, employé dans un sens technique, prend une partie du sens du mot grec τέχνη : utilisé ainsi, le mot latin ars équivaut alors au mot grec τέχνη.

Swain (2002, p. 158) qualifie d’emprunt les termes grecs écrits en alphabet latin qui conservent une sonorité grecque : comme exemple, il cite le nom propre Piraeum apparaissant dans la lettre à Atticus VII.3.10. Il commente ce type d’emprunt en précisant que « the phenomenon has been observed particularly in the case of educated speakers, whose refusal to integrate borrowings phonologically is a deliberate statement of social distinction ». Aussi, il semblerait que si le phénomène d’interférence survienne de façon involontaire – le locuteur bilingue ne sachant pas encore manier les caractéristiques syntaxique, morphologique et sémantique de la langue seconde – l’emprunt, au contraire, relève véritablement de la volonté du locuteur qui, s’il ne cherche pas tout simplement à créer un effet de style, cherche à exprimer de façon plus adéquate le sens véhiculé par un terme. Cependant, l’interférence aussi bien que l’emprunt semblent tous deux concourir au même but : combler une lacune d’une langue A en utilisant une langue B. Dans la relation qui unit la langue grecque à la langue latine à l’époque de Cicéron, ce processus correspond à ce que les Anciens appellaient la patrii sermonis egestas ou « l’indigence de notre langue maternelle134 ».