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Dans la perspective de mieux comprendre l’usage des citations grecques versifiées de la Correspondance, il nous paraît important, au préalable, d’appréhender l’œuvre poétique de Cicéron et notamment la relation qu’il entretient avec la versification qui caractérise ce genre littéraire. Nous nous fonderons principalement sur Soubiran (1972) pour approcher l’ethos de poète de Cicéron. Nous commencerons par présenter brièvement ses œuvres en les différenciant en deux catégories – écrits de jeunesse d’une part, écrits de maturité d’autre part. Nous préciserons ensuite quel fut l’usage d’Homère et des Tragiques par Cicéron poète, afin d’avoir un point de comparaison avec les citations de ses auteurs dans la Correspondance.

L’œuvre poétique de Cicéron

Notre connaissance de l’œuvre poétique de Cicéron est très lacunaire, la plupart des indications que nous possédons aujourd’hui nous ont été transmises par des écrivains postérieurs, sous forme d’allusions seulement. Julius Capitolinus, le biographe de Gordien I, cite leur titre et nous en fournit une brève description dans les notices de L’Histoire Auguste. Nous avons fait le choix de les présenter dans un tableau, sous forme de synthèse descriptive.

Œuvres perdues mentionnées par des

sources annexes Fragments

Œuvres de jeunesse

Pontius Glaucus : petit poème en tétramètres trochaïques.

Alcyones : œuvre poétique la plus ancienne de Cicéron dont nous possédons un fragment. Poème qui raconte l’histoire de deux naufragés transformés en alcyons.

Nilus : connu grâce à une notice de

L’Histoire Auguste rédigée par Julius Capitolinus. Sans doute un poème sur le Nil.

Aratea : traduction en latin du poème astronomique et météorologique d’Aratos (276-274 avant J.-C.). Les commentateurs divisent le poème en de trois parties : Φαινόµενα (v. 1-450)

Συνανατολαὶ καὶ συγκαταδύσεις (v. 451-732) ;

Προγνώσεις κατὰ σηµείων Διοσηµεῖαι

(v. 733-1154).

Concernant le nombre de vers de chacune des trois parties qui nous est parvenue, consulter Soubiran (1972, p. 16).

Vxorius : transmis par Julius Capitolinus. Une traduction du titre pourrait être « Le mari docile », ce qui suggère une œuvre comique.

Thalia maesta : connu grâce à une notice de Servius (fin du IVe siècle). Œuvre intermédiaire entre l’épigramme et l’élégie.

Limon : recueil de poèmes qui nous est connu par une citation de Suétone-Donat. Composition : poésies diverses et épigrammes ou recueil d’excerpta aux sujets variés.

Œuvres de maturité

De temporibus suis : œuvre de l’exil connue grâce à des notices de la

Correspondance et aux allusions du pseudo-Salluste et de Quintilien. En 3 livres, Cicéron se serait inspiré du De consulatu suo pour sa composition. Le poème daterait des années 55-54 avant J.-C.

De consulatu suo : œuvre composée en grec à la gloire de son propre consulat à laquelle il est souvent fait allusion dans la Correspondance (ex. Att. I.19.10 ; Att.

II.1.1.). En 3 livres, le poème daterait des années 60 avant J.-C.

Épopée à César sur l’expédition en Bretagne : poème à la gloire de César composé avec son frère Quintus. De cette œuvre, nous ne disposons ni fragment, ni témoignage direct.

Marius : poème épique à la gloire de Marius auquel Cicéron s’identifiait. Composé entre 52 et 46-45 avant J.-C., nous n’en possédons que de brefs et rares fragments.

Si l’œuvre poétique de Cicéron semble importante dans sa jeunesse (7 œuvres sur un total de 11), elle déclina progressivement dans les années 50. Même si nous n’en avons qu’une connaissance partielle (parmi l’ensemble des 11 œuvres, 7 sont perdues et ne nous sont connues que par des sources annexes), nous remarquons qu’elle fut riche et précoce – Cicéron aurait composé l’un de ses premiers poèmes alors qu’il n’était âgé que 12 ou 13 ans. De cet ensemble parcellaire, nous retenons deux œuvres majeures qui attestent du philhellénisme de notre auteur : la traduction en latin de l’œuvre du poète grec Aratos (les Aratea, œuvre de jeunesse) et la composition, en grec, d’un poème à la gloire de son propre consulat (De consulatu suo, œuvre de maturité). Aussi, si elle paraît minime à côté des traités de rhétorique et de philosophie, l’œuvre poétique de Cicéron mérite selon nous d’être reconsidérée : elle pourrait fournir des indices précieux qui nous permettraient de mieux comprendre la relation de Cicéron à la versification. De fait, il est probable que ce fut ce lien étroit entretenu dès son plus jeune âge avec la poésie qui lui aurait donné le goût d’orner ses lettres de citations grecques versifiées.

Les traductions de la vieillesse pourraient également expliquer l’habitude de Cicéron de citer les poètes grecs dans la Correspondance ; en particulier, elles nous permettraient d’appréhender l’usage des sources antiques par notre auteur. En effet, Soubiran (1972, p. 54-55) nous apprend que la troisième partie de la carrière littéraire de Cicéron – à partir des années 45, alors qu’il doit faire face au décès soudain de sa fille Tullia – est « anti-poétique » ; que « la philosophie a pris pour lui le pas sur la poésie, et que celle-ci se met humblement au service des idées morales ». « Humblement » parce qu’alors que Cicéron semblait totalement s’emparer de l’œuvre d’Aratos qu’il évoquait par la tournure Prognostica mea/nostra ou Aratea nostra, désormais il introduit les citations d’Homère et d’Euripide par des formules telles que ut ait Homerus/Euripides. À partir de cette période donc, Cicéron paraît revêtir un nouveau costume – marqueur d’une autre facette de son ethos ? – il délaisse la poésie et s’engage sur la voie de la traduction179 et, par là même, sur celle de l’interprétation.

Il semblerait, d’après ce qu’en dit Soubiran (1972, p. 57), que l’habitude de Cicéron de citer des vers remonte à l’été 45-44, période durant laquelle celui-ci pare ses traités d’un nombre considérable d’excerpta versifiés. C’est à partir de ce moment que Cicéron utilise

179 Nous renvoyons à la page 56 de l’ouvrage de Soubiran (1972) qui établit un « catalogue » des traductions de Cicéron.

ces citations, si nous nous fions aux données quantitatives mentionnées par Soubiran (1972, p. 57-58) d’après le « catalogue » des traductions de Cicéron qu’il établit :

- 9 citations d’Homère (7 de l’Iliade, 2 de l’Odyssée) totalisant 53 hexamètres ; - 2 citations d’Eschyle (une longue et une courte) totalisant 32 sénaires ;

- 2 citations de Sophocles (une longue et une courte également) totalisant 50 sénaires ; - enfin, 33 sénaires répartis en 10 fragments (d’un à six vers) pour les œuvres d’Euripide. Outre ces auteurs, Soubiran recense également 16 vers répartis en 11 fragments (Graecorum fragmenta) issus des œuvres d’auteurs variés tels que Solon, Simonide, Épicharme, Aristophane et Chérémon, auxquels il ajoute encore des vers oraculaires (à Crésus et Brennus) et des épitaphes (Épaminondas et Sardanapale).

Au regard de tout ce que Soubiran observe, il semblerait donc que l’œuvre poétique de Cicéron soit relativement sous-estimée aujourd’hui. En effet, même si nous ne possédons que quelques bribes de poèmes dans certains cas, et que, de surcroît, nous ne pouvons pas toutes les authentifier, il est certain que Cicéron, comme bien d’autres écrivains latins de son siècle, a lui aussi apporté sa contribution à l’histoire de la poésie latine. Observant de nombreuses citations versifiées dans la Correspondance – à la fois en latin et en grec – il est donc probable que la poésie ait joué un rôle important dans l’élaboration de l’ethos épistolaire de Cicéron.

Les apports de la poésie dans la construction de l’ethos épistolaire de Cicéron

Le premier intérêt que présente l’œuvre poétique de Cicéron est, pour Soubiran (1972, p. 86) comme pour nous, la connaissance de l’homme : « Cicéron fut une personnalité si riche et si complexe (…) révélée de surcroît, grâce à la correspondance, jusqu’au plus profond comme au plus changeant d’elle-même, qu’on oublie volontiers, en lui, le poète, celui du moins qu’il voulut et crut être ». En effet, et nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, la poésie n’est pas le domaine où Cicéron excellait le plus : il préférait davantage traduire les poèmes des autres ou, de ses épopées historiques, versifier ce qu’il avait écrit en prose. Aussi, ce qui intéressait avant tout Cicéron était moins la création poétique que la traduction, à propos de laquelle Soubiran (1972, p. 87) précise devoir distinguer entre « conception antique » et « tendances personnelles » d’une part, entre les Aratea et les fragments de l’été 45-44 avant J.-C de l’autre. Dans la perspective de mieux cerner les

caractéristiques de son ethos d’auteur de vers, nous allons voir en quoi la traduction des Aratea diffèrent de celle des œuvres homériques et euripidéennes.

Ø Les Aratea

En effet, la singularité de la traduction d’Aratos, par rapport aux traductions contemporaines, est qu’elle offre un double latin de l’original grec, du moins en matière de proportions (par exemple, 480 vers des Phaenomena correspondent à environ 470/2 vers d’Aratos). Cependant, cette affirmation doit être fortement nuancée, puisqu’il faut remarquer que les traducteurs antiques n’avaient pas la même conception de la traduction que nous, Modernes, et encore moins la même notion de la fidélité à l’original. En outre, Soubiran (1972, p. 88) parle d’un « nouvel Aratos en latin », observant des différences significatives entre les deux « œuvres ». C’est donc moins une traduction qu’une adaptation – voire une réécriture – de l’œuvre d’Aratos que Cicéron composa alors, préférant ignorer l’idéal de modestie et de sobriété qui caractérise la poésie grecque. Il en est tout autrement pour les traductions de l’été 45-44 considérées cette fois, et à juste titre, comme fidèles à leur original.

Ø Homère et les Tragiques grecs

Si les modifications dues au traducteur sont moindres pour les traductions d’Homère et des Tragiques grecs, par rapport aux Aratea, il ne faut pas pour autant croire qu’elles offrent un parfait reflet de l’original grec. En effet, Soubiran (1972, p. 94) observe tout de même des remaniements importants (ex. les Trachiniennes d’Euripide : ajouts, expressions condensées, modifiées, édulcorées, déplacements, coupes etc.) de même que deux difficultés, sur le plan de l’expression, qui semblent particulièrement avoir rebuté Cicéron : les métaphores et les épithètes homériques. Là encore, Cicéron préfère largement au style rare et recherché de la poésie grecque le style orné et parfois même ostentatoire de la poésie latine (cf. Soubiran, 1972, p. 95).

Ainsi Cicéron fait plus que traduire : il change, modifie, remanie mais aussi réécrit, crée et invente à partir de l’assise que lui confère la poésie grecque. Il élabore alors un style propre180, un trait d’écriture qui le caractérise et le singularise, mais qui semble avoir été trop personnalisé pour être repris par la postérité.

180 À propos de ce « style » d’écriture qui caractérise les poésies de Cicéron, nous renvoyons aux observations très éclairantes de Soubiran (1972, p. 96-105).

Même si les débuts de la poésie latine sont surtout marqués par Homère et les Tragiques qui constituent des modèles autant pour les jeunes Romains, à l’école, que pour les premiers poètes (Livius Andronicus, Quintus Ennius etc.) fascinés par leurs œuvres, celle-ci se détache progressivement de sa proche parente grecque, au style beaucoup plus raffiné et modeste. En effet, comme le montre l’exemple de la traduction d’Aratos de Cicéron, la tendance latine est plus à l’ornementation et à la richesse, à la description minutieuse et au pittoresque. Il est par ailleurs indéniable que Cicéron se soit davantage illustré par ses traductions que par ses poèmes, souvent moqués et vivement critiqués par les écrivains des générations suivantes. La traduction des classiques grecs semble en outre avoir davantage profité à Cicéron qui s’en imprègne et reprend leur parole à son propre compte.

La Correspondance qui abonde de références grecques constitue ainsi une sorte de laboratoire où Cicéron expérimente les effets que peut produire une citation versifiée, généralement fameuse et donc connue de son interlocuteur. Or, la pratique qui consiste à citer des vers dans ses lettres peut nous surprendre aujourd’hui, quand nous considérons qu’écrire un poème et rédiger une lettre résultent de deux actes énonciatifs différents. Pourtant, et comme pour l’ensemble des « genres littéraires », le « genre poétique » et le « genre épistolaire » se rapprochent par certains aspects : en effet, un texte n’appartient jamais totalement à un seul et unique genre, mais possède une dominante générique qui nous permet de lui attribuer un « genre ». La notion de « genre » – si tant est qu’elle existait – paraît donc avoir eu d’autres implications dans l’Antiquité, où il était courant d’enrichir ses lettres de vers.

2. La notion de « genre » et ses implications

Martin et Gaillard (2013, p. 11), après avoir longuement insisté sur la difficulté à saisir ce concept fluctuant et protéiforme du point de vue de l’Antiquité, font le choix de distinguer quatre « genres » dont chacun prend différentes « formes ». Ces « formes » – qui dénotent en fait « les genres au sens courant du terme » – varient en fonction de divers critères tels que le contenu, l’écriture, ou les deux en même temps. Quatre « genres » donc, dont la qualification repose sur quatre adjectifs : dramatique, narratif, démonstratif et affectif. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur chacun d’entre eux, notamment lorsque nous classerons nos données en fonction du genre littéraire auquel elles réfèrent. Pour l’instant, nous voulons comprendre ce que signifie la notion de « genre » –

en particulier dans l’Antiquité – et selon quels paramètres nous pouvons dire qu’un texte appartient à tel genre (textuel ou littéraire) et pas à un autre.