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4.4 La rencontre avec le designer

4.4.2 Entrevue semi-dirigée

Pour débuter, est-ce vous pourriez m’expliquez votre approche du design, comment vous travaillez vos projets? Comment tout ça s’amorce?

Premièrement, je suis quelqu’un de très exigeant donc, je le suis envers moi. Quand je suis seul, c’est une autre dynamique qu’en groupe, mais je me donne une certaine liberté qui est celle d’explorer largement. Lorsqu’on intellectualise trop, soudainement, on rétrécit les possibilités de faire des erreurs qui vont nous amener à des découvertes. J’ai étudié en design graphique, je suis un designer graphique mais j’ai fait aussi de l’illustration, de la vidéo, des effets visuels. Je suis un pionnier de motion graphics. Je veux toujours essayer d’autres disciplines mais ma façon de penser le design m’a toujours servie dans chacune de ces disciplines. C’est un

avantage important lorsque je suis confronté à trouver une solution à un problème. Par exemple, quelqu’un connaissant mon travail m’a contacté pour me demander de faire la mise en scène d’un artiste bien que je n’avais jamais fait de mise en scène auparavant. En même temps, il y a une certaine mise en scène dans le design. Alors, je me suis demandé pour quelle raison le ferais-je? Parce que ça me met en danger. En fait, je me mets toujours en danger. C’est la première chose. Et ça, c’est ma blonde qui me le rappelle à chaque fois. Je vais la voir et je lui dis : « Il y a quelqu’un qui m’a demandé de faire quelque chose que je n’ai jamais fait avant. Qu’est-ce que tu en penses? » Elle me répond: « Toi, tu performes toujours quand tu es en danger. Alors, est-ce que ça te met en danger? » « Oui, ça me met en danger. » Alors dans ce temps-là, pas besoin de chercher plus loin et je me dis « ok, on y va ». Ce que je veux dire par me mettre en danger c’est que j’aime beaucoup apprendre. Donc, pour faire de la mise en scène, j’ai dû regarder comment ça se faisait mais je ne m’analyse pas trop par rapport aux autres; ce qu’ils ont ou comment ils font les choses. J’essaie d’écouter mon intuition et c’est alors que le bagage que j’ai en design me permet d’avoir une structure de penser au niveau de la création que j’importe dans chacune des disciplines. Donc, un metteur en scène a appris à faire de la mise en scène d’une façon tandis que moi, j’ai appris à faire du design. J’amène le principe du design dans la mise en scène. J’ai le réflex d’un designer, d’un communicateur et je me questionne à savoir qu’est-ce que je veux que les gens retiennent du show de tel artiste? Alors, je regarde ce que l’artiste a à dire et je fais un exercice de branding. Je me demande où est positionné l’artiste dans le monde des artistes en général et dans son domaine particulier. Puis, je cherche quel est sont USP – son Unique Selling Proposition, ce qu’il a lui de particulier. Et à partir de là, ça m’aide. Les gens disent qu’il faut avoir une grande liberté… Je cherche à trouver qu’est-ce qui est le bijou, ou plutôt le diamant qui est caché dans toute cette roche et je me dis que c’est là-dessus que je vais explorer. Ensuite, j’explore plein d’autres choses mais au moins je crée une opportunité pour commencer : j’identifie le truc que cet artiste a de différent des autres et j’essaie de le mettre en évidence parce que je crois que c’est ce truc-là qui

va le faire sortir du lot. Je me suis concentré là-dessus et c’est toute cette technique de design finalement40 que j’ai appliquée à la mise en scène, que je pourrais appliquer à la vidéo, que je peux appliquer à n’importe quoi. Et ça c’est l’avantage des designers : c’est qu’on a une méthode de travail qui nous permet d’appliquer ça. Tu sais, c’est un peu comme le design thinking dont tout le monde s’est mis à parler à un moment donné... Encore une fois, je trouve qu’on intellectualise beaucoup les choses, ce qui est très bien, mais je veux quand même garder une certaine rigueur dans la pratique. Je crois que le designer a une rigueur automatique. Du moins, c’est l’impression que j’ai quand je parle à tous les designers. Une rigueur, certes, mais en même temps une liberté pour se permettre d’explorer plein de choses. Dans ma pratique, je travaille dans plein de médiums. Je me nourris donc de tous ces médiums et je m’interroge si ça me sert ici, par exemple, dans la mise en scène. J’applique, je cherche, j’explore… J’ai eu Alfred Halasa41 comme prof à l’UQAM. Il nous disait toujours « fais plus d’esquisses, fais toujours des esquisses » et on ne faisait rien que des esquisses! Je me demandais pourquoi on faisait ça car je ne comprenais pas pourquoi il nous faisait esquisser autant. Je pense qu’Alfred Halasa m’a beaucoup marqué parce qu’il a raison. Je fais beaucoup d’esquisses, je suis généreux dans mon travail; ça me permet de voir et ça me guide. Oui, je trouve la personnalité de l’artiste mais ça me permet d’être généreux dans cette direction. Je me donne une contrainte et en même temps une liberté dans cette contrainte. C’est comme ça que j’arrive à faire une recherche qui est large, explorer et faire des erreurs qui m’amènent parfois à trouver la solution ou le truc qui m’excite et qui fait en sorte qu’après ça marche. C’est comme ça que je fonctionne.

                                                                                                               

40 La recherche de la singularité, le ça que D. Fortin mentionne dans la phrase suivante.

41Alfred Halasa est designer, affichisteet scénographe. Il a une maitrise en architecture et une maitrise

en design et enseigne le design graphique depuis 1977 à l’UQAM (UQAM. Répertoire des

professeurs, s.d.). Il poursuit encore aujourd’hui ses « recherches sur la conceptualisation du langage visuel en communication et sur celles de l’expérimentation en art visuel » (UQAM. École de design, 2017b).

Est-ce que c’est un peu comme trouver un lot de possibles et ensuite, aller naviguer dedans? Aller choisir et se construire un noyau puis évoluer par rapport à lui? Ou bien, est-ce plus comme quelque chose de spontané? Se laisser une liberté et se dire « j’aime ça, c’est bon, je le mets et j’avance à partir de là »?

Oui, à tous les designers avec qui je travaille j’ai la prétention de dire, c’est ma seule prétention, que j’arrive à trouver le talent chez les gens. Ma force c’est de leur montrer qu’ils ont un talent en leur donnant l’opportunité d’avoir confiance en eux. David Kessous, qui est chez LG2 et avec qui je travaille, m’a déjà demandé comment je faisais pour savoir que c’était ça la bonne affaire. Je lui ai répondu : « Tu vas voir – c’est très schizophrène ce que je te dis – elle va te le dire, tu vas le sentir. » Quand je fais des logos, à un moment donné le logo me dit « c’est moi! » David ne semblait pas très bien comprendre alors je lui ai dit : « Fais-le et tu verras. » À un moment donné, il est revenu me voir et m’a dit : « Dan, je pense que je l’ai. » Je suis allé voir et j’ai dit : « Oui, tu as raison. » Cette fois-ci, il avait compris. Une fois qu’il a compris et que quelqu’un lui confirme qu’il a compris, c’est finit, il sait. C’est pour cette raison que je dis qu’il y a quelque chose d’ésotérique, il y a une certaine liberté, mais il y a quand même une méthode pour y arriver. C’est la générosité de chercher, de chercher… Par contre, j’avoue que je m’ennuie du groupe. J’aime réaliser des choses moi-même, cela me prouve que je suis encore capable de réaliser quelque chose. J’aime me nourrir d’un groupe parce que j’apprécie côtoyer des gens différents. Je suis fasciné de constater que les gens pensent si différemment. Je me dis : « Je n’ai pas pensé à ça! Comment se fait-il que cette personne ait pensé à cela? » Ça me nourrit. Parce que je trouve que c’est génial et que je n’y aurais jamais pensé. Parce que je ne peux pas penser de cette façon-là, je pense cette façon-ci. Alors ça me fait triper… et c’est pourquoi avec les groupes, ma méthode est : « Qui suis-je, moi, pour choisir le designer qui va faire le projet? » Je dis : « C’est le projet qui va choisir le designer. » Alors, ce que je faisais quand j’avais Epoxy et je fais ici aussi au cirque : je sollicitais tous mes designers les plus libres – il y a toujours une

question d’organisation on s’entend, mais supposons qu’il y avait cinq designers – et je leur disais : « Voici un nouveau projet, est-ce que ça vous intéresse? » Plusieurs designers répondaient évidemment à l’appel et je leur disais qu’ils avaient une semaine pour explorer. Après on se rencontre toute la gagne, on se montre des trucs et on regarde où on s’en va. C’est le projet qui va choisir le designer. Alors, j’ai des gens très stricts qui me disent alors qu’un tel c’est le meilleur et que c’est toujours lui qui va avoir le projet. Je leur réponds que c’est là où ils font erreur. Le but n’est pas de décider qui est le meilleur, ils sont tous bons mais pour des raisons différentes, c’est le projet va choisir le bon designer. Alors, je te le dis, 99 % des fois, je n’ai jamais eu de problème. Parce que quand ce sont des gens qui ont l’esprit d’ouverture, il n’y a personne qui dit : « Je le veux, c’est à moi! » C’est le contraire, c’est une générosité. Les gens regardent les projets des autres et disent : « Tu as fait ça?! C’est donc bien écoeurant! Comment se fait-il que je n’ai pas pensé à cela? » Les gens se nourrissent les uns les autres et sont excités par le travail des autres. Tout le monde dit par exemple: « Ah! C’est Marie-Hélène! Le projet a choisi Marie-Hélène. » C’est fou, je te le dis, tu vois que le projet a vraiment choisi quelqu’un. Après coup, les gens ne se sentent pas incompétents parce qu’ensuite, ce sera leur tour dans un autre projet. Tous mes designers avaient des projets équitablement. Il n’y avait jamais quelqu’un qui en avait moins. Je te le dis, c’est un peu étrange, cela peut paraitre… c’est que ce n’est pas très précis… Je trouve qu’on est trop dans des mondes de comptabilité. Les gens veulent absolument comprendre la recette du succès. Je suis désolé mais il n’y a pas une recette technique du succès. Et c’est ce qu’il faut arrêter de chercher. Il y a des gens que ça insécurise mais c’est la force des designers ou des artistes, c’est cette partie-là. Pourtant, notre façon de faire est structurée, ça en est une méthode. À la fin, ce côté émotif, ou ce que j’appelle l’intelligence émotionnelle, nous permet d’accéder à un niveau supérieur. Parce que les gens autour de toi qui écoutent vraiment ce que tu dis, ensuite disent par exemple : « Bien, j’ai pensé à ça. Qu’est-ce que tu penses si on prenait ton truc et qu’on faisait ça? » Après, tu dis : « Mon dieu! J’ai tellement d’idées! » Parce qu’on était cinq à se garocher et à

bouncer des idées. Ce n’est pas un esprit de compétition, c’est plutôt élever les gens, ensemble. C’est ce que j’inculque aux gens. Je ne veux pas de vedette, pas de gens égoïstes ou qui protègent leurs trucs, parce que cela démolit toute cette la dynamique. Il faut que ce soit des gens qui ont un esprit ouvert et qui n’ont pas peur… qu’il n’y ait pas de jugement… juste… être vraiment libre. Le problème en ce moment, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui s’improvisent créateurs ou qui imposent des trucs. Tout le monde veut faire de la création. Il y a des comptables ici qui me proposent des choses et me disent : « Dan, as-tu pensé à ça? » Je réponds alors : « C’est le fun que tu m’en parles, j’apprécie. » Selon moi, le comptable peut avoir une bonne idée. Ça ne m’appartient pas les bonnes idées, cependant, je sais quoi faire avec et comment l’utiliser. Ce qui fait qu’après, laisse-moi faire ma job. Mais oui, tu as le droit de me dire : « Dan! J’ai eu une idée, qu’est-ce que t’en penses? » Et je vais considérer l’idée. Je ne veux surtout pas ridiculiser la personne et lui faire sentir qu’elle est épaisse. Au contraire, je vais dire : « C’est cool, c’est une bonne idée! » Il se peut que l’idée vienne du comptable mais après, laisse-moi faire. Les gens s’immiscent souvent là-dedans et ce qui a pour conséquences de briser le processus que je viens de t’expliquer, parce que, les cinq designers que j’avais choisis et qui sont ouverts d’esprit n’ont plus le même sentiment quand une autre personne s’immisce et qu’elle n’a pas cet esprit d’ouverture. Les gens deviennent donc suspicieux, ont peur de dire ce qu’ils pensent et donc, ça casse tout.

Ça casse l’ambiance…

Ça la casse. C’est très fragile comme écosystème. Alors, à chaque endroit où je suis allé, j’ai créé cet écosystème. Et la preuve, ça marche. Je suis allé dans une agence – Bleu Blanc Rouge, pour ne pas la nommer – parce qu’une de mes anciennes employées, Marie-Hélène Trottier qui était la directrice de création, venait de m’annoncer qu’elle était enceinte. Moi, je faisais mes affaires, ma mise en scène, j’étais libre : j’avais vendu, je ne voulais plus rien savoir des agences mais elle a

insisté. « Dan, je te fais confiance. Peux-tu venir m’aider? Peux-tu prendre ma place? » J’y suis allé. J’ai constaté les designers qu’elle avait, j’ai dit : « Elle a une Ferrari! Ce sont des gens extraordinaires! » Mais il y avait cette fille et je la trouvais… Je savais qu’elle avait du talent mais il ne sortait pas. J’ai donc travaillé sur sa confiance et l’esprit d’ouverture des autres, de tout le monde. Il en est émergé une designer extraordinaire et elle a surpassé tout le monde. Il n’y avait personne de jaloux, c’était naturel. Je l’ai même réengagée ici. C’est cela que j’essaie d’inculquer aux gens et que j’inculque ici aussi. Parce qu’au cirque, avant c’était : « C’est mon projet, tu m’as donné mon projet et c’est juste à moi. » Maintenant, tout le monde est inclus, la prod aussi est incluse. « Vous savez que c’est nous les professionnels de la création donc, laissez-nous faire après. Par contre, vous êtes inclus dès le début, vous pouvez avoir des idées. Vous avez fait d’autres shows et peut-être que la bonne idée peut venir de vous et de cette ouverture. » Il y a un respect.

C’est un peu comme un retournement : ça n’est plus le designer vedette qui travaille sur un projet, ça devient plutôt le contraire, c’est LE projet qui conduit tout, qui décide et tout le monde travaille au succès du projet et non à son succès personnel. Et en fait, ils s’aperçoivent que ça devient leur succès. Parce que si le projet a du succès, automatiquement, ils font partie de ce succès. J’ai été ému une fois, lorsque j’avais ma compagnie, alors que les designers voulaient envoyer des trucs dans des concours. C’est leur bonbon. Ça apporte une certaine gratification et c’est le fun. Je leur demandais de rassembler les infos et tout ça. Ensuite, on s’asseyait autour de la table et choisissait quel projet envoyer. « On va soumettre ce projet-ci parce que c’est super le fun. » Et on définissait la liste. Dans l’inscription du concours ils écrivaient : direction de création, direction artistique et ils mettaient le nom de tout le monde… Au même niveau. C’était pas : infographiste : un tel, non… Tout le monde était là. À un moment donné, il y a quelqu’un qui lève la main et il dit : « Il y a quelque chose qui ne va pas... » « Qu’est-ce qui ne va pas? » « Bien, je ne devrais pas être

mentionné. C’est toi qui a eu l’idée. Je t’ai seulement aidé. » Je pense : il n’est pas en train de revendiquer d’avoir son nom d’inscrit, il est en train de penser que son nom ne devrait pas y être parce qu’il n’en a pas fait autant que l’autre. Et l’autre de lui dire : « Oui, mais si tu n’avais pas dit ceci, je n’aurais pas pu trouver cela. » J’ai dit « Wow! » Ce n’était pas « je veux être le directeur artistique », c’était plus la générosité de dire « tu fais partie de la gagne parce que grâce à toi, ça nous a fait penser à ça, qui nous a amené à ça », ce qui fait que tout le monde finalement a participé. C’est génial parce que tout le monde y gagne. Ils sont tous directeurs artistiques, par exemple, et tout le monde dans l’équipe qui a remporté le prix a le sentiment que c’est aussi à eux. Ce n’est pas juste à une personne. J’ai toujours été comme cela et c’est pour cette raison que ma compagnie, je l’ai appelée La Compagnie Invisible. Parce que ce sont les humains qui sont en avant et non la compagnie : les humains qui sont importants et non la compagnie. J’ai toujours été dans l’esprit du collectif et de la collaboration mais c’est quelque chose de très difficile à gérer.

Sur votre site internet c’est inscrit « designer transdisciplinaire ». Je voudrais savoir ce que vous vouliez dire par-là, quelle est votre position par rapport ce sujet?

Je vais être très honnête avec toi, ce n’est pas moi qui ai inventé ce mot-là. Évidemment, c’est un mot qui existait déjà mais… Tout le monde se dit multidisciplinaire… Attend! Il faut que je te fasse un historique… Je suis sorti de l’UQAM en 88, 89 dans ce coin-là… Cela fait longtemps… J’ai toujours eu l’esprit de collectif. Je n’ai jamais eu d’autres idées que cela. Et pour moi, la multidisciplinarité ce n’était pas… À cette époque, tout le monde disait : « Jack of all trade, master of none. » Et cela me fâchait parce que c’est faux! J’ai toujours eu ça dans la tête… Il y a un artiste qui m’a marqué. Il s’appelle Jean-Baptiste Mondino, un français. Jean-Baptiste Mondino a travaillé en pub, a été directeur artistique, photographe, il a photographié toutes les stars, il a été réalisateur, DJ… Alors j’ai dit

« Wow! » Il a fait en sorte que je me dise « ça se peut et on a le droit ». En fait, Léonard de Vinci, c’était un artiste multidisciplinaire. Les gens ont oublié et jugeaient