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5.1 Le théâtre

5.1.5 Enseigner le théâtre

Le théâtre à l’école a longtemps été une pratique marginale, et il reste des traces de cette marginalité. Révélatrice, la recherche de Dupuy (2013) prend l’exemple de la France, où le théâtre n’a pas de place dans la formation à l’enseignement, bien que depuis 2001, de plus en plus de dispositifs d’éducation artistique et culturelle aient été mis en place dans les établissements scolaires français. Toutefois, les enseignantes et les enseignantss restent peu formés, ou ne serait-ce que sensibilisés, à la pratique théâtrale. Selon Dupuy, deux raisons expliquent cet état de fait : la première est que l’ensemble de la population ne se rend pas régulièrement au théâtre, ou ne pratique pas le théâtre. La seconde raison est à chercher du côté des futurs enseignants et enseignants : beaucoup considèrent que le théâtre à l’école n’est pas une pratique, mais un genre littéraire associé à la littérature classique. Dans leur pédagogie, on voit donc une tendance à favoriser les savoirs théoriques, en proposant à leurs élèves une approche historique et chronologique des textes théâtraux plutôt qu’un moyen d’aborder les questions de la relation entre art et culture. Cette vision est probablement enterinée par le fait qu’en 2008, alors que l’enseignement de l’Histoire des Arts devenait obligatoire dans les écoles primaires françaises, le document situait le théâtre autant dans la catégorie des arts du spectacle vivant que dans celle des arts du langage, catégorie dans laquelle se trouve également la littérature. Pourtant, ainsi que le souligne Dupuy, le théâtre à l’école tend vers une démocratisation avec la mise en place de projets interdisciplinaires réunissant enseignants et artistes. L’un des mécanismes observables de cette évolution est l’emploi d’un vocabulaire différent : l’un des étudiants futurs enseignants interrogés explique qu’il favorise, dans sa pédagogie, le recours au jeu dramatique plutôt qu’au théâtre, le jeu dramatique permettant selon lui à l’enfant de recourir à son fonctionnenement émotionnel tandis que le théâtre, associé au texte théâtral,

empêcherait la rencontre de l’élève et de la forme artistique24. Cette modification dans les termes employés

nous semble révélatrice d’une différence faite par l’enseignant entre le genre littéraire et la pratique, et de sa volonté de prendre en compte ces deux volets dans son enseignement, bien que nous ne considérons pas théâtre et jeu dramatique comme se situant au même niveau.

Dans les écoles secondaires québécoises, le théâtre a une histoire récente également et les programmes que nous observons aujourd’hui sont le résultat de près d’un demi-siècle de réformes. Il est apparu dans les parcours au début des années 1970, sous le nom d’Expression Dramatique. Une dizaine d’années plus tard, une révision du programme lui donne le nom d’Art Dramatique. Tout d’abord à visée expressive, il prend avec cette réforme une vocation créative, que les années 2000 moduleront avec l’apparition de la notion de compétences dans le programme d’art dramatique, qui visent la socialisation et l’émergence d’un jugement critique chez les élèves (Jacques, 2014).

Dans un article de 1992, Vaïs dénonce la situation difficile des représentations théâtrales en milieu scolaire, dûe selon lui au fait que si le milieu du théâtre n’a eu de cesse d’évoluer, celui de l’école n’évoluait pas au même rythme. Si les commissions scolaires voulaient que les jeunes aient la possibilité de s’identifier dans l’univers que le théâtre leur proposait, le milieu théâtral, lui, voulait de plus en plus partager avec eux le processus de création et la sensibilité des artistes. Cela a aboutit à une censure de la part de la Commission des Écoles Catholiques de Montréal, en 1979, de la pièce proposée par le Théâtre de Quartier, Un Jeu d’Enfants. Deux ans plus tard, en 1981, c’est cette fois une pièce écrite par les élèves de la polyvalente Marcel-Landry d’Iberville, qui se voit interdite de spectacle. Finalement jouée dans une salle de Montréal, Où est-ce qu’elle est ma gang ? sera par la suite jouée à de nombreuses reprises dans l’ensemble du Québec. Si aujourd’hui les rapports semblent plus apaisés, il reste qu’il y a ici un enjeu pour le théâtre à l’école : celui de faire correspondre l’expression artistique des jeunes et leur compréhension d’une société qui évolue en même temps qu’elles et eux.

Alors, dans ce contexte, comment enseigner le théâtre dans les écoles et rejoindre les enjeux sus-cités ? Si le théâtre implique tant de pratique, de ressenti, et d’un équilibre entre soi et les autres, comment amener les élèves à « la découverte d’un langage symbolique, d’un art sensible et sensoriel qui, par la médiation du personnage, touche à tous les aspects de la personne », comme l’exprime Villeneuve (2014, p. 60) ?

Ce même auteur pose des problématiques inhérentes à l’enseignement du théâtre, qui y sont spécifiques et en font une discipline différente des autres disciplines enseignées au cours de la scolarité des élèves :

24 Notons que dans cette recherche, nous avons choisi d’employer indifféremment les termes « art dramatique » et « théâtre ». Le jeu

– la question de l’objet d’apprentissage, qui, dans la majorité des apprentissages scolaires, se trouve en dehors de l’élève mais qui, dans les cours d’art dramatique, est en grande partie à l’intérieur de lui ou elle et doit, quelque part, en émerger. Dans les classes d’art dramatique, on se trouve donc à enseigner tout autant des notions ayant trait à la discipline théâtrale qu’à la découverte de soi-même.

– la création d’un climat de classe et d’une forme rendant possible le théâtre : pour le favoriser, l’enseignement doit instaurer dans sa classe une règle commune de « feintise partagée » (Schaffer, 1999), qui veut que même si l’on sait que ce qui se passe au théâtre n’est pas vrai, on va faire « comme si ça l’était », et que cela doit être partagé par l’ensemble du groupe. Qui plus est, le climat de la classe doit prendre en compte la dimension esthétique, tout à fait inhérente à la discipline théâtrale et impliquant un travail sur la forme autant que sur le fond.

– la question du corps, qui est en jeu au théâtre et qui ne peut en aucun cas être considéré comme neutre. Il est ce qui fait cohabiter la personne et le personnage, dans la phénomème de l’incarnation. Il est donc un élément à prendre en compte dans l’enseignement, spécifique aux cours d’art dramatique. – plus que dans d’autres disciplines où l’enseignant ou l’enseignante aura peut-être plus de facilité à

maintenir une distance émotionnelle et affective avec l’élève, dans les classes d’art dramatique, on accompagne émotionnellement l’élève dans sa recherche et son expérimentation. Il y a donc un engagement de sa part sur les plants intellectuel certes, mais également émotionnel et physique. Cet engagement physique peut se traduire, par exemple, par la transmission d’un langage non verbal. – la nécessité de la création d’un espace de rencontre, puisque pour appréhender le théâtre, il y a la

nécessité d’une ouverture à l’altérité, du groupe et des personnages fictifs. L’enseignement doit donc plus qu’ailleurs créer un espace de rencontre mais également le baliser, pour permettre la création chez ses élèves. Cet espace de rencontre ne peut être adéquat que s’il est bienveillant et sécure : on doit s’assurer que l’élève pourra s’y immerger mais également s’y tromper, explorer, sans en éprouver de l’angoisse ou de l’insécurité. Il y a alors un accompagnement de l’élève par un enseignant ou une enseignante qui lui accorde sa confiance, ce qui l’amène à pouvoir, à son tour, croire en lui-même ou elle-même (Théberge, 2017). Par ailleurs, cet espace de rencontre doit aussi être celui dela rencontre entre l’enseignement et l’élève, afin que l’élève puisse faire reconnaître son unicité, notamment dans ses forces et ses faiblesses, ainsi qu’exprimé par Jacques Lessard dans un entretien accordé à Chaîné et Marceau (2014). C’est seulement à cette condition, dans l’accueil, l’acceptation et l’accompagnement, que chaque élève pourra se développer tant individuellement que dans ses compétences.

– la mobilisation de savoirs implicites autant que de savoirs explicites, de savoirs expérientiels autant que de savoirs théoriques, tous ayant une place importante dans la pédagogie en art dramatique, ce qui exige de l’enseignant ou de l’enseignante une bonne connaissance de lui-même ou elle-même et de ses résistances face au jeu dramatique.

Pour Théberge (2017), l’enseignement a également pour mission de permettre à l’élève de prendre conscience que le théâtre est un outil de développement en tant que personne, en lui proposant un espace de communication, d’expression, et en l’accompagnant vers une réalisation finale productrice de fierté. Son rôle dépasserait donc largement celui de la seule transmission.

Ces différentes spécificités dans l’enseignement du théâtre conditionnent la pratique des élèves et en l’absence de respect de ces différents éléments, les bénéfices auparavant évoqués de la pratique théâtrale en milieu scolaire ne pourraient pas avoir lieu. Or, comme l’exprime Villeneuve (2014) :

L’espace cognitif de la fiction, qui laisse une place centrale à la subjectivité, constitue un lieu d’apprentissage unique au sein même de l’école. Ce temps suspendu hors du réel, qui apparaît bien souvent comme une oasis pour les jeunes, s’avère un lieu précieux, car il donne à l’élève une distance nécessaire pour appréhender la vie, se connecter à ses émotions et se définir. (p. 66)

Il importe donc de prendre en compte ces spécificités; si nous nous intéressons à la façon dont l’élève se positionne par rapport au contexte du cours d’art dramatique, il est néanmoins nécessaire de comprendre comment ce contexte se met en place et se déploie.