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CHAPITRE 2 : UNE LECTURE THEORIQUE SINGULIERE DE LA

1. Enseigner des expériences normatives situées aux formés pour leur permettre de

situation de travail

La première activité de formation tient du postulat selon lequel la possibilité pour des formés de réaliser ce qu’un formateur leur demande et/ou de mener une pratique réflexive sur ce qu’ils ont fait ou sont en train de faire, nécessite l’apprentissage préalable d’une ou plusieurs ENS. Pour aboutir à cet apprentissage, les formateurs doivent s’engager dans une activité « d’enseignement ostensif » (Wittgenstein, 2004) par laquelle ils fondent la signification de chaque ENS. Pour ce faire, ils formalisent pour chaque ENS une règle en dressant ostensivement un « lien de signification » (Bertone et al., 2009) entre trois composantes expérientielles. La règle formalise, tout d’abord, une composante expérientielle visant à « étiqueter » (ce qui correspond à « ceci ») l’ENS considérée. En formation, cette composante est souvent de nature langagière. A cette première composante est agrégée une deuxième composante expérientielle visant à « exemplariser » (ce qui correspond à « cela ») l’ENS considérée. Cette composante expérientielle peut être de nature diverse et plus ou moins complexe selon qu’elle est constituée de plus ou moins « d’aspects » (Chauviré, 2010). Elle peut être auditive lorsque l’exemple est décrit, visuelle lors qu’un exemple est démontré ou donné à visionner et/ou proprioceptive lorsqu’il est vécu par les formés. Enfin, une troisième composante expérientielle fixe pour ainsi dire « les résultats » qu’il est usuellement attendu d’obtenir dans le cas d’un suivi adéquat de l’ENS considérée (ce qui me permet d’obtenir « cela »). Finalement, les règles sont donc la formalisation d’ENS, agrégeant des composantes expérientielles qui vont ensuite dans de nouvelles circonstances « régler » l’activité en servant de « mètre étalon » (Wittgenstein, 2004) aux formés pour signifier, juger, agir et/ou réagir en situation. Autrement dit, chaque ENS permet potentiellement aux formés de construire des attentes et préférences nouvelles dans la perception de leurs activités mais aussi de juger chaque situation en cours afin d’agir de façon adéquate, c’est-à-dire conformément aux attentes de la communauté professionnelle considérée. Dans le cadre de la formation professionnelle initiale des enseignants par exemple, le formateur peut enseigner à ceux-ci l’ENS (i) étiquetée « Présenter une situation d’apprentissage aux élèves », (ii) en faire la démonstration en s’attachant à montrer « le placement des élèves en écoute », « en délivrant de façon ordonnée les consignes », « en jugeant de la compréhension de celles-ci en

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questionnant certains élèves » et « en les lançant au travail », et (iii) en spécifiant qu’en agissant correctement ils devraient obtenir comme résultat attendu « une mise en activité rapide et adéquate des élèves ». L’apprentissage de chaque ENS alimente plus largement et progressivement une « grammaire » (Wittgenstein, 1996) expérientielle qui permet progressivement aux formés d’attribuer de nouvelles significations à ce qu’ils vivent (Chauviré, 2004) et de s’y adapter. En s’appuyant sur cette grammaire, ils peuvent ainsi remarquer ce qui devient remarquable, le juger comme adéquat ou non adéquat au regard des ENS « mètre étalon » préalablement apprises et finalement agir en conséquence. C’est en ce sens qu’il faut entendre les propos de L. Wittgenstein (2004) lorsqu’il souligne que les formés vivent des expériencespar le truchement d’autres expériences vécues antérieurement.

Il est ici à noter que dans le cadre de l’anthropologie culturaliste, « l'enseignement du langage n'est pas une explication mais un dressage » (Wittgenstein, 2004, §5 et §6). Dans cet enseignement ostensif, « il n’y a donc pas de coupures entre des savoirs faire rudimentaires et des capacités intellectuelles très complexes, il y a un continuum de cas de complexités diverses » (Chauviré, 2004, p. 115). Cet étalonnage, opéré sur la base d’échantillons d’expériences exemplaires ostensivement décrits et/ou montrés et/ou donnés à vivre, permet in fine potentiellement aux formés de signifier leur vécu professionnel et de s’y adapter de façon plus ou moins adéquate. Toutefois, l’apprentissage de certaines ENS peut dans certaines circonstances, échapper à cette activité d’enseignement ostensif. Les formés peuvent en effet se saisir à l’insu du formateur de la partie « tacite » et pourtant observable de son enseignement, c’est-à-dire de la partie qu’il expose au-delà de ce qu’il énonce (Burbules, 2008). Autrement dit, ils peuvent se saisir, sur la base de ce qui leur est donné à vivre (au sens de donné à voir, entendre et/ou ressentir) par le formateur, de liens de significations dressés ostensiblement au gré de la situation sans forcément que le formateur en ait pleinement conscience (Chaliès, 2012).

A ce stade de développement, il convient de souligner que l’accès à cette grammaire n’est pas à tout instant et en toutes circonstances conscientisé par les formés. Lorsqu’ils sont en activité, par exemple de travail, les formés s’engagent en effet dans un double registre de réflexivité par rapport aux ENS qui étalonnent leurs activités. Dans certaines situations professionnelles, ils sont engagés dans un régime de réflexivité où ils réalisent des actions qui sont « gouvernées » par les ENS (Ogien, 2007). Ce faisant, ils signifient les faits et occurrences de la situation de travail de façon immédiate et préréflexive (Legrand, 2005). Ce régime de réflexivité est de l’ordre de « l’inhérence » (Ogien, 2007), ou de l’immanence des

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ENS à l’action et à la signification. Dans un grand nombre de situations de travail, les formés réalisent en effet des actions dont l’apprentissage s’est fait implicitement (Lave et Wenger, 1991) par l’intermédiaire d’interactions non verbales et/ou d’alignements informels avec la pratique d’autres travailleurs (Rogoff, Matusov et White, 1996). Ils ne sont donc pas intrinsèquement en capacité d’y associer des raisons, c’est-à-dire de rendre compte des ENS qui ont gouvernées leurs actions. Dans d’autres situations professionnelles, les formés sont engagés dans un autre régime de réflexivité qui leur permet de se représenter et de rendre compte des raisons de leurs actions et donc des ENS qu’ils suivent lorsqu’ils agissent (Wittgenstein, 1992). Ce faisant, ils signifient les faits et occurrences de la situation de travail de façon consciente. Ce régime de réflexivité est de l’ordre de « l’appréhension de l’inhérence » (Ogien, 2007), ce qui ne nécessite pas que les formés possèdent la capacité pratique à réaliser les actions gouvernées par les ENS correspondantes. La correspondance entre les énoncés des ENS et la réalisation des actions réglées est effective lorsque les formés ont appris non seulement à suivre des ENS (Ogien, 2007) mais aussi à produire et réaliser les actions considérées comme conformes aux ENS et qui satisfont la communauté professionnelle de référence.

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2. Accompagner les formés lors de leurs premiers suivis des