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Dans un premier temps, le rôle de pourvoyeur incarné par les hommes hispanophones latino-américains dans leur pays d’origine est décrit, l’actualisation de ce rôle dans la ville de Québec est décrite dans un deuxième temps (stratégies utilisées pour l’accomplir). Les répercussions de la déqualification professionnelle sur l’intégration des hommes immigrants et les répercussions sur leur famille sont aussi présentées dans cette section

Rôle de pourvoyeur dans les pays d’origine

Les normes de genre en Amérique latine et dans les Caraïbes accordent aux hommes la position de pourvoyeur économique, de figure d’autorité, ainsi que la responsabilité d’exercer la discipline aux enfants et d’orienter moralement la famille (Barker et Verani, 2008). Ce modèle continue à dominer encore la sphère publique au Chili, en Colombie, en Équateur, au Guatemala, au El Salvador et au Mexique, soit les pays d’origine des répondants de cette étude.

Un des participants originaire du Mexique manifeste avoir incarné ce modèle de pourvoyeur, surtout la composante économique auprès de sa famille. En effet, durant plusieurs années, sa conjointe a mis de côté sa vie professionnelle avec l’intention de donner, selon ses propos, à leur enfant une plus grande présence maternelle. Par ailleurs, il note que sa vision de la famille, aujourd’hui, ainsi que ses rôles comme père et mari, s’inscrivent toujours dans l’idéal « de l’homme » mexicain.

Dans les années 70-80, le rôle de l’homme était d’être le responsable de la famille, celui qui couvrait tous les besoins de la famille [le participant parle de son enfance]. Avec mon épouse, c’était différent, on travaillait tous les deux. Mais quand notre fille est née, on a décidé que ma femme resterait avec la petite pendant un an. Ma femme est psychologue et elle sait que les années les plus importantes dans la vie d’un enfant, c’est quand ils sont petits. Finalement, elle est restée quatre ans à la maison. […] J’ai été heureux, c’était bon de savoir que c’est moi qui pouvais apporter à la famille tout ce qu’elle avait besoin. C’est comme si l’idéal d’homme devenait réalité et qu’on faisait ce qui était supposé se faire! (Boris)

Deux dynamiques familiales sont évoquées dans l’espace-temps de ce récit. Premièrement, la dynamique familiale de ses parents dans laquelle la figure paternelle était la seule et unique à combler les besoins de la famille (rôle de pourvoyeur). Les hommes se développaient principalement dans la sphère publique alors que les femmes se développaient plutôt dans la sphère privée et consacraient leur temps aux enfants et aux activités de la maison. La deuxième dynamique a lieu à l’intérieur de sa famille, dans un premier temps les deux conjoints ont eu des rôles plus contemporains en se consacrant à leur carrière professionnelle respective. Dans un deuxième temps, à la naissance de leur enfant, le modèle traditionnel hérité de leurs parents a été adopté. Cela est perçu comme la situation idéale par notre répondant.

Un autre couple originaire de la Colombie privilégie lui aussi les rôles traditionnels et, comme dans le premier cas, la présence maternelle auprès des enfants lorsque ces derniers sont en bas âge est notamment jugée importante. Dans les deux récits, le développement des enfants en bas âge devient le motif principal pour adopter les rôles traditionnels.

Dès qu’elle était enceinte de notre premier enfant, ma conjointe a arrêté de travailler et elle s’est dévouée tout le temps aux enfants. Nous étions d'accord que je sois le seul qui travaille et j’ai pris ma famille à ma charge. […] J’étais bien, j’étais heureux, parce que nous pensons que les enfants sont le trésor le plus précieux et c’est bon que leur mère soit près d’eux, au moins la première année! Je crois que c’est la façon idéale de faire. […] Notre famille est de la vieille école, parce que nous partageons les valeurs anciennes. Elle est bien dans cette position de garder les enfants sans avoir des ambitions de travail. […] J’étais heureux et je travaillais sans souci parce que je savais que ma femme était avec les enfants. (Emilio)

Les propos de plusieurs participants font émerger l’importance accordée pour ces familles à la présence maternelle auprès des enfants, surtout lorsqu’ils sont en bas âge. Mais selon ces mêmes participants, l’inconvénient, de ce choix de vie, ce sont les horaires de travail très chargés pour les pères, puisqu’il n’est pas rare que ces derniers aient deux emplois pour subvenir aux besoins de la famille.

Un salaire n’était pas assez pour survivre. […] Il faut avoir deux emplois ou que les deux travaillent pour avoir un bon niveau économique. […] Alors mon rôle, c’était de travailler et d’apporter l’argent à la maison, parce que ma femme

ne travaillait pas. Elle gardait notre première fille à la maison, moi, j’avais deux emplois. […] Comme je travaillais beaucoup, je n’avais pas le temps de m’occuper de ma fille. (Nestor)

Une situation économique difficile oblige certains couples à faire le compromis d’une participation à temps partiel des femmes au marché de l’emploi. Elles peuvent donc rester actives professionnellement, contribuer économiquement aux besoins de la famille et s’occuper davantage de leurs enfants.

Au Mexique, nous avions un statut social et économique moyen. J’étais propriétaire d’une entreprise […] ce qui nous permettait d’avoir tout le nécessaire pour bien vivre […] Ma conjointe travaillait aussi, des fois, mais elle a choisi un travail à temps partiel comme professeure, afin d’être proche et de s’occuper des enfants et de la famille. (Kevin)

Pour César, être le seul pourvoyeur de sa famille est aussi un idéal, mais la réalité économique de son pays ne permet pas, selon ses propos, aux femmes d’un couple de la classe moyenne de s’absenter longtemps du marché du travail. Selon César, il est nécessaire que les deux parents travaillent pour avoir une vie stable du point de vue économique.

[…] la femme doit contribuer [économiquement], mais la responsabilité de faire réussir la famille repose sur les épaules des hommes. Ma conjointe travaillait et elle avait le même revenu que moi et quand je vous ai dit que j’étais à l’aise économiquement, c’est parce qu’avec son salaire, on faisait un tout. […] Je suis certain que seulement mon salaire n’aurait pas été suffisant pour bien vivre; il nous fallait travailler tous les deux. (César)

Par ailleurs, plusieurs participants mentionnent avoir vécu de l’ambivalence lorsqu’ils devaient s’absenter longtemps du foyer en raison de leurs horaires de travail très chargés.

Le conflit entre le rôle de pourvoyeur et le rôle de père

Selon les propos analysés, l’exercice du rôle de pourvoyeur est souvent en conflit avec celui du père. Des sentiments d’ambivalence peuvent être ressentis lorsque le temps passé avec les enfants ou avec la famille est affecté en raison du temps accordé à l’emploi.

Comme ma femme restait avec nos enfants et que nous habitions dans un petit village, je travaillais toujours à l’extérieur et je voyageais beaucoup. […] Les fins de semaine, je retournais au village voir ma famille. J’ai fait ça durant quatre ans […].Mais, dans un moment donné, je me suis rendu compte que mon

enfant avait grandi et je me suis dit, merde, je suis nul, j’ai manqué l’enfance de mon fils, je ne l’ai pas vu grandir! C’est regrettable, je n’étais jamais chez nous. […] Des sentiments de tristesse, de nostalgie et des remords m’ont envahi. Je savais que j’aurais dû passer plus de temps et faire plus d’activités avec lui, mais c’était trop tard, il était devenu un adolescent. (Pablo)

Mais est-ce que cette situation est bien différente au Québec? Rôle de pourvoyeur au Québec

Dans cette section nous explorerons dans un premier temps comment les besoins de la famille et la perception d’être le principal responsable dans cette tâche (rôle de pourvoyeur) motivent plusieurs hommes immigrants à accepter des emplois en deçà de leurs qualifications professionnelles, puis dans un deuxième temps comment ils vivent cette situation.

Un des participants exprime que l’importance de décrocher un emploi n’est pas seulement économique. Être prestataire de l’aide social ne fait pas partie des plans de plusieurs hommes interviewés; c’est une des raisons pour laquelle plusieurs préfèrent accepter des emplois en deçà de leurs compétences professionnelles. Cependant, cela est vu comme une situation passagère avant de continuer la recherche d’emploi dans leurs domaines professionnels.

J’essayais depuis plusieurs mois de trouver un emploi dans mon domaine et je n’ai pas trouvé. Mais comme on avait besoin d’argent, […] j’ai commencé à travailler dans une usine de meubles en bois, même si ce n’était pas grand- chose comme travail. Mais je ne voulais pas solliciter l’aide sociale, ouf non! [Cet emploi], je savais que c’était juste en attendant de savoir quelle stratégie utiliser pour répondre aux besoins économiques de ma famille. (Boris)

La situation pour les réfugiés est différente de celle des immigrants économiques notamment sur le plan de la langue. Plusieurs arrivent au Québec dans l’urgence, avec une famille, sans aucune préparation par rapport au marché du travail, avec peu de ressources économiques et souvent sans aucune connaissance du français ni de l’anglais. Avant d’être admis à la francisation, les hommes immigrants ayant le statut de réfugié doivent rester plusieurs mois à la maison avec leur conjointe et leurs enfants, période pendant laquelle ils bénéficient de l’aide de dernier recours.

Dès que j’ai appris le français, j’ai commencé à chercher du travail et j’ai refusé l’aide sociale. […] Je crois que ce n’est pas une bonne chose de rester à la maison sans rien faire et à attendre le chèque du gouvernement pour vivre. Je pense que c’est mieux de travailler et d’être autonome. En plus, je veux, moi aussi, contribuer comme un bon citoyen et redonner au gouvernement les impôts, parce que ce gouvernement nous est venu en aide au moment que nous avons eu besoin. (Nestor)

Réfugiés ou immigrants économiques, tous passent par une remise en question, après un certain temps depuis leur arrivée à Québec, quant à l’impossibilité d’intégrer le marché d’emploi québécois. Cette situation est vécue par les participants comme une période de doutes et de craintes : premièrement, de ne pas trouver un emploi et, deuxièmement, de peur de perdre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et l’image que les autres (épouse, enfants et amis) ont d’eux. Cette image est celle de l’homme pourvoyeur. Il est à noter aussi que ces craintes persistent même après l’obtention d’un emploi qui est en deçà de leurs compétences professionnelles. Obtenir un emploi le plus rapidement possible représente pour eux la possibilité de retrouver une certaine dignité (avoir un emploi et ne pas dépendre de l’aide social), ainsi que de subvenir aux besoins fondamentaux de leur famille. Cependant, ce demi-succès semble pourtant affecter leur estime de soi. Pour pouvoir passer à travers, les participants conçoivent ces emplois comme passagers, comme un moyen temporaire, pour ensuite intégrer le marché de l’emploi selon leurs compétences. Le retour aux études est aussi perçu de cette même manière.

Par ailleurs, les participants sont conscients que, dans leur nouvelle culture, les rôles dans la famille changent puisque les femmes ont un rôle plus grand à jouer dans l’économie familiale. Cela dit, ils se considèrent toujours comme les principaux responsables des besoins économiques de leur famille. Mais, ils se considèrent également comme responsables d’autres aspects tels que le bonheur, la santé, le bien-être, l’éducation, la sécurité et la transmission de valeurs à leurs enfants. Le rôle de ces derniers dans la société québécoise est influencé, selon deux participants, par la transmission des valeurs qu’ils font à leurs enfants à travers leurs pratiques parentales. Cependant, certains mentionnent l’ampleur du fardeau que cela représente pour eux.

Je me vois comme la tête de la famille, comme gardien de leur sécurité, l’homme responsable du bonheur et de la santé de ma femme, […] de donner à mon enfant toutes les bonnes valeurs, la bonne éducation pour habiter et se

développer ici dans cette société. Sa personnalité et son comportement dans la société québécoise dépendront de l’éducation que je lui transmettrai. […] Ceci implique une grande responsabilité de ma part et je veux lui inculquer des valeurs comme l’importance du travail. (Marcos)

Pour certains, avoir un emploi dans lequel ils s’épanouissent, c’est aussi une façon de transmettre de bonnes valeurs aux enfants. Les obstacles rencontrés sur le marché d’emploi québécois, être sans emploi ou dépendre de l’aide sociale, sont perçus comme des situations pénibles qui ne font qu’entraver leur rôle de parent. Certains affirment qu’à long terme, leur condition masculine est atteinte dans de telles conditions d’adversité. Le renversement des rôles, notamment lorsque la conjointe travaille dû à une situation économique difficile, et l’isolement social affectent de façon importante le bien-être de certains. Le changement est toujours comparé par rapport à leur situation prémigratoire qui était pour la plupart meilleure. Et ce changement peut-être profond « je ne suis pas le même homme qu’avant l’immigration ».

Concernant la condition masculine, je peux dire que, comme homme, c’est très difficile de ne pas travailler, parce que [une] partie de cette masculinité est de rapporter l’argent à la maison. Pour le moment, je suis sans travail et c’est ma femme qui possiblement va bientôt décrocher un emploi. Moi, je lui donne mon soutien. […] Je reste à la maison et [je] m’occupe des enfants, [de] la garderie. Je fais les tâches ménagères en espérant qu’à un moment donné, ce sera mon tour. Mais…cela me donne l’impression d’être castré, parce que je me découvre à penser… bon, je fais les lits et la vaisselle et je passe des jours et des jours à la maison. Je regarde la télé ou je vais marcher un peu, mais des fois je n’ose pas sortir, parce qu’il faut dépenser l’argent, donc je reste à la maison […] Oui, tout ça me fait sentir différent, je peux même dire que je ne suis pas le même homme qu’avant l’immigration. (Carlos)

Le changement de rôles et l’insécurité économique ont des impacts dans la vie de couple, affectant même la vie sexuelle du couple. Plusieurs rapportent avoir passé de moments au cours desquels la séparation du couple a été fortement envisagée. Dans ces conditions, il apparaît à plusieurs répondants qu’il est préférable d’accepter des emplois en deçà des qualifications professionnelles puisque l’aide sociale ou le chômage engendrent des sentiments encore plus négatifs (échec, impuissance, dévalorisation de soi, etc.) qui rendent la vie conjugale et familiale plus tendue et plus difficile. Ces changements induits par la perte du rôle de pourvoyeur peuvent être assimilés au deuxième postulat de la théorie de la tension de rôles de genre qui est de l’ordre de traumas.

J’ai travaillé toute ma vie et le travail est très important pour moi. C’est pour cela que la frustration m’envahit. J’aimerais beaucoup me trouver un emploi et travailler. À vrai dire, je suis chez moi parce que je n’ai pas réussi à décrocher un travail, et souvent je me demande ce que mes enfants pensent de moi. […] J’ai honte face à ma famille, honte parce que mes enfants ne sont pas fiers de leur père, […] je ne peux pas leur offrir les choses que dans le passé j’apportais, j’ai des difficultés économiques. Et c’est là que je me dis : « shit!, qu’est-ce que mes enfants pensent de moi? Est-ce que c’est de ma faute la pauvreté que nous vivons? » C’est dur!! Je ne suis plus celui qui prend soin de sa famille parce que je n’ai pas de travail. Je devrais être en train de travailler quelque part! (Pablo)

En effet, Pablo est sans emploi depuis plusieurs mois et, selon lui, il ne peut expliquer le fait de se retrouver sans emploi que par la discrimination qu’il vit sur le marché de l’emploi québécois. Discrimination, qu’il n’arrive pas toujours à comprendre en raison des possibilités miroitées par les autorités migratoires avant de s’établir au Québec et plus particulièrement dans la ville de Québec.

Par ailleurs, plusieurs participants ont manifesté qu’ils ne veulent pas partager leur vécu avec leur conjointe, ni avec d’autre personne par crainte de projeter une image de faiblesse, d’un modèle masculin inapproprié, ou tout simplement par peur d’empirer les choses. Ce qui représente un exemple de la socialisation de genre chez les hommes.

Ce n’est pas les équivalences d’études qu’ils demandent! Ils disent carrément : « On ne t’accepte pas si tu n’as une formation d’ici ». […] Pour travailler à Québec dans le domaine de la construction, il me faut réétudier complètement! La formation complète! […] Je me sens vraiment mal : j’essaie de dire à ma femme de ne pas se préoccuper, mais, en dedans, j’ai beaucoup de frustration et de colère et je garde tout ça pour moi, tous ces sentiments, parce que comment je vais dire à mon épouse de se tranquilliser si elle voit que je suis indigné et exaspéré […] (Pablo)

Être père et mari immigrant est difficile selon les participants, par exemple, le fait de s’installer dans un pays étranger engendre plusieurs défis qui doivent être surmontés dans un temps assez court (d’un à trois mois) : recherche de logement, recherche d’emploi, recherche de garderie ou d’école, finalisation de démarches d’immigration et tout cela dans un nouvel environnement méconnu et dans une langue différente.

Les premiers jours, je sentais la responsabilité de bien garder ma famille, de chercher les services nécessaires pour nos besoins. […] Je sentais de l’angoisse

à cause de toutes ces responsabilités : de trouver un lieu pour habiter et de l’obligation de donner tout ce que ma famille avait besoin. […] C’était un choc qui m’a fait comme reprendre mon rôle de protection de ma famille et m’a fait me rapprocher d’elle, ainsi que de veiller à ce que tout soit bien pour ma famille et de lui donner tout ce qu’elle avait besoin. (Boris)

Par ailleurs, plusieurs croient que leurs rôles de père et de mari s’exercent différemment selon leur culture d’origine puisqu’au Québec, ils ont senti le besoin de se remettre en question dans ces rôles.

Le rôle du père... hum, le rôle de père est différemment vécu au Salvador qu’ici, parce que là-bas le père est plus absent, et ton rôle est plus un rôle économique. Donc, le papa est plus « l’économie ». Eh oui, une présence auprès des enfants, mais pas trop. Tandis qu’ici, on dirait que [s’approcher de nos enfants], c’est plus encouragé, alors on essaie... Oui, on essaie de changer un peu son cadre de référence, on essaie de se coller plus à la définition du père d’ici […] C’est un idéal. (César)

Connaître et saisir les valeurs du pays d’accueil fait donc partie du processus d’intégration des hommes immigrants et de la remise en question de leur rôle de pourvoyeur. Le lot des questions qu’amène l’immigration se joue à tous les plans : l’image d’homme, de mari, de père.

Comme homme, je ne me sens pas trop confortable, parce que je suis conscient